
En Libye, la frontière est devenue un champ d’extermination. En février 2025, un rapport du Conseil de sécurité de l’ONU révélait la découverte de charniers à Jikharra et Kufra, dans l’est désertique du pays : 93 corps de migrants mutilés, ligotés, brûlés vifs ou morts sous la torture. Tous exhumés à proximité de centres de détention illégaux. Pour les ONG, le doute n’est plus permis : il ne s’agit pas d’excès isolés, mais d’un système structuré d’emprisonnement, d’extorsion et d’élimination, rendu possible par une sous-traitance migratoire cynique de l’Union européenne (UE).
Depuis 2017, Bruxelles a fait de la Libye le verrou de sa politique migratoire vers le sud. Une externalisation assumée : financement massif des garde-côtes libyens, livraison de matériel, formations, appui logistique aux autorités locales. L’enjeu ? Freiner les départs de migrants vers l’Europe. Mais derrière cette coopération se dessine une réalité sombre.
En 2017 déjà, un rapport d’Amnesty International accusait frontalement plusieurs capitales européennes d’être devenues complices des abus systématiques, détentions arbitraires, tortures, travaux forcés et extorsions en déléguant à la garde-côtière libyenne le contrôle du sauvetage en mer. La même année, une enquête de CNN bouleversait l’opinion mondiale en révélant l’existence de véritables ventes aux enchères d’êtres humains. Caméras cachées à la main, des journalistes infiltraient ces marchés nocturnes de la périphérie de Tripoli, où des « garçons costauds » étaient proposés pour quelques liasses de dinars libyens.
À mesure que se multipliaient les dénonciations, d’autres travaux sont venus éclairer les mécanismes structurels à l’œuvre. En 2022, une étude de Katherine Hoffmann Pham et Junpei Komiyama1 a montré que le renforcement des interceptions libyennes à partir de 2017 avait provoqué un déplacement presque immédiat des routes migratoires vers l’ouest. Pour éviter les patrouilles, les passeurs se sont mis à surcharger les embarcations. Résultat : moins de départs, mais davantage de naufrages. Un paradoxe cruel qui révèle l’un des effets pervers les plus meurtriers de l’externalisation européenne : prétendre contenir les traversées tout en en accroissant la létalité.
Une enquête en immersion prolongée
C’est dans cet environnement saturé de violences cachées que s’inscrit l’enquête présentée ici. Elle repose sur une immersion prolongée auprès de survivants, au moment précis où leurs récits quittent le silence pour entrer dans l’espace légal, lors des auditions administratives menées entre 2021 et 2022 dans le sud de l’Italie. Vingt témoignages anonymisés ont ainsi été recueillis à Matera, Bari, Ferrandina, Irsina et Lampedusa auprès de personnes ayant subi l’enfermement dans les centres de détention libyens.
Mis en regard des rapports d’ONG, des travaux académiques et des archives publiques, ces récits permettent de reconstituer des trajectoires individuelles, de cartographier plusieurs réseaux clandestins autour de Tripoli et d’entrevoir l’évolution récente d’un appareil carcéral illégal maintenu en vie par toute une série d’arrangements diplomatiques. L’architecture de la détention dans l’Est libyen, elle, demeure largement hors de portée : son opacité continue de résister à toute tentative de documentation.
En septembre 2024, même la Cour des comptes européenne est venue confirmer ce constat accablant. Dans un rapport relayé par The Guardian, elle estimait que les financements européens n’avaient pas amélioré la gestion migratoire, pire, qu’ils avaient contribué aux abus. Des véhicules fournis par l’UE auraient notamment servi à transférer des exilés vers des prisons clandestines.
« Dès l’entrée, on voyait les cadavres entassés au sol »
Dans les centres de détention libyens, des milliers d’exilés subissent des violences extrêmes. Certains, après des mois ou des années de captivité, parviennent à fuir et à témoigner. Leurs récits, recueillis lors des procédures d’asile, remontent aujourd’hui jusqu’aux préfectures italiennes, notamment à Matera, en Basilicate, l’une des zones d’accueil des rescapés arrivant par la Méditerranée centrale. Aminata, 36 ans, originaire de Côte d’Ivoire, a survécu à trois années d’enfermement dans un centre de détention à Tripoli. Trois ans de violences ininterrompues, de terreur banalisée. « Ils nous violaient en groupe. Parfois avec des couteaux ou des objets coupants », murmure-t-elle, la voix éteinte. Un jour, elle tombe enceinte. Elle raconte : « En prison, ils injectaient de l’acide dans le sang pour tuer le bébé. La plupart des femmes mouraient aussi. »
Sulaymàn, lui, n’avait que 12 ans lorsqu’il a fui la Somalie avec un ami. À peine arrivé en Libye, il est capturé et vendu à une milice opérant dans le sud du pays. Le prix de sa liberté ? 7 000 dollars. Sans famille, l’adolescent comprend qu’il n’en sortira pas vivant. « Dès l’entrée, on voyait les cadavres entassés au sol », se souvient-il. Les scènes qu’il décrit sont insoutenables. « Des hommes encore vivants étaient suspendus au plafond par les bras et les jambes. Ils les brûlaient au chalumeau devant tout le monde. » Enfermé sous terre, Sulaymàn perd la notion du temps.« On ne savait pas s’il faisait jour ou nuit. » Torturé, violé, contraint de fabriquer des armes artisanales, il assiste à la mort atroce de son meilleur ami à ses côtés. Après plusieurs mois de détention, il contracte la tuberculose. Pris pour mort, il est abandonné dans une décharge. Il y est retrouvé par un habitant, qui l’emmène chez lui, non pour le soigner, mais pour l’asservir. Sulaymàn deviendra esclave domestique pendant un an avant de rejoindre l’Europe.
Des centaines de récits similaires affluent chaque mois aux portes de l’Europe. Centres d’accueil, associations, services d’asile : tous recueillent les preuves d’un système structuré de violences qui s’ancre dans une réalité politique bien plus large.
La Libye, pays éclaté entre deux légitimités
Car la Libye n’est pas seulement un pays de transit. Depuis la chute brutale de Mouammar Kadhafi, en 2011, la Libye n’a jamais retrouvé la paix ni même les contours d’un État fonctionnel. Le pays est un archipel de territoires morcelés, livré aux milices locales, aux puissances étrangères et à un entrelacs de loyautés changeantes. Dans l’Ouest, à Tripoli, siège le Gouvernement d’unité nationale (GUN) dirigé par Abdel Hamid Dbeibah, reconnu par l’ONU et soutenu par la Turquie et le Qatar. Mais le pouvoir y est instable, miné par des luttes internes entre factions armées rivales. Dans l’Est, Benghazi, fief du maréchal Khalifa Haftar et de son Armée nationale libyenne (ANL), affiche une image de discipline et d’ordre. Son autorité s’étend sur la Cyrénaïque et sur une partie du Sud. Il est adoubé, de fait, par l’Égypte, les Émirats arabes unis et la Russie, et de plus en plus courtisé par les capitales européennes.

À son quartier général d’Al-Rajma, Haftar reçoit ambassadeurs, délégations militaires et diplomates comme un chef d’État. Autour de lui, ses fils Saddam, Khaled et Belkacem forment un trio influent qui orchestre à la fois les activités militaires et les leviers économiques du clan. Jadis infréquentable, Haftar bénéficie aujourd’hui d’un traitement respectueux. Ces derniers mois, les visites se sont enchaînées dans l’Est : hauts responsables italiens, officiers américains, représentants turcs. Derrière la façade des coopérations humanitaires, la frontière entre centres officiels et prisons illégales s’estompe, à Tripoli comme dans les confins désertiques du Sud. D’un côté, des milices enregistrées auprès des autorités emprisonnent arbitrairement, sans mandat ni contrôle judiciaire. De l’autre, des groupes armés transforment entrepôts, usines désaffectées ou bâtiments abandonnés en lieux d’extorsion, de torture et d’esclavage.
À Tripoli, le centre d’Al-Mabani, longtemps contrôlé par la Public Security Agency, milice intégrée de façon nominale au ministère de l’Intérieur, demeure aujourd’hui sous l’autorité de ce même réseau sécuritaire, malgré les réorganisations administratives annoncées par le gouvernement. Mais, à en croire les survivants, rien n’a changé : tortures, viols, extorsions, exécutions sommaires. L’étiquette administrative n’a pas fait disparaître l’arbitraire. Autrefois tristement célèbre, Tajoura, fermé après une frappe aérienne en 2019, continue d’incarner la brutalité du système.
Parmi des sites connus, d’autres bâtiments sans statut, ancienne usine de tabac, entrepôts abandonnés, servent de prisons improvisées. Dirigés par des groupes armés, ces lieux échappent à tout contrôle. Parmi les cas les plus saisissants, celui révélé par The New Indian Express, dans l’ancien zoo de Tripoli transformé en centre de détention illégal, où hommes, femmes et enfants étaient enfermés dans des cages. Selon l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), des groupes armés y forçaient également des femmes à la prostitution jusqu’à ce qu’elles tombent enceintes puis ils les renvoyaient en détention.

Dans les régions désertiques du Sud, notamment autour de Koufra, Sebha ou Bir el-Ghanam, la situation a basculé dans un non-droit total. Là, les centres de détention changent de main au gré des alliances tribales, des trafics transsahariens ou des rivalités entre milices. Les rares survivants parlent de camps souterrains, d’enfants armés de kalachnikovs, de cadavres jetés dans des décharges comme des ordures.
L’Europe, un soutien ambivalent
Pendant que ce système s’enracine, l’Union européenne maintient son partenariat stratégique avec les autorités libyennes pour empêcher les départs vers l’Europe. Ce soutien prend la forme d’un appui logistique, financier et opérationnel aux garde-côtes libyens, ainsi qu’aux centres de détention de la région de Tripoli, officiellement désignés comme « centres de rétention ».
Cet engagement est dénoncé avec virulence par les ONG. Human Rights Watch parle d’un système de violence sous-traité par l’UE. Amnesty International évoque une « aide directe à la torture ». En 2025, l’organisation a qualifié la coopération migratoire de l’UE avec la Libye de « moralement bancale » et elle a estimé que l’UE avait « facilité et encouragé » les violations des droits humains en appuyant des autorités libyennes impliquées dans des abus.
Face aux critiques, Bruxelles réplique qu’un retrait précipité ne ferait qu’aggraver le chaos. L’Union européenne justifie son soutien par des objectifs humanitaires et sécuritaires : appuyer les garde-côtes libyens, financer le gouvernement d’unité nationale de Tripoli et accompagner les centres « officiels » de détention des migrants. Mais ces centres ne sont souvent que des coquilles administratives. Sur le papier, ils relèvent de la Direction de lutte contre l’immigration illégale (DCIM), branche du ministère de l’Intérieur. Sur le terrain, le contrôle effectif reste entre les mains de milices armées, qui dictent leurs règles et exercent leur pouvoir en toute impunité.
Dans les couloirs diplomatiques, la question est désormais de savoir comment sortir de ce cercle vicieux : un système officiellement soutenu mais qui nourrit, en réalité, la torture et la mort.
Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Afrique XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.