La migration est un fait social total

Parti pris · Omniprésente dans le paysage audiovisuel et les discours politiques, la question de l’immigration est sans conteste l’obsession du complexe politico-médiatique français. Mais les deux visions principales qui s’affrontent – à droite et à gauche – pêchent considérablement par distorsion et omissions et peinent à embrasser la dimension globale de ce fait social.

L'image représente une femme engagée dans un moment de mobilisation. Elle porte un manteau gris et un foulard autour de la tête. Ses bras sont levés, tenant des baguettes, et elle semble jouer d'un instrument de percussion, probablement un tambour. Son visage exprime une concentration et une passion profonde, alors qu'elle fait vibrer la musique au sein d'une foule. En arrière-plan, on peut distinguer d'autres personnes, suggérant une manifestation ou un rassemblement collectif. L'atmosphère est chargée d'énergie et de détermination. La photo est en noir et blanc, ce qui ajoute une dimension intemporelle à cette scène de citoyenneté active.
Manifestation d’exilés, à Paris, en octobre 2008.
© Farfahinne/Flickr

Si l’entrée de l’immigration dans le débat public fut progressive, on peut considérer comme un premier tournant les agressions racistes de 19731 et leur médiatisation. En effet, le sujet va gagner en visibilité à partir de ces événements et de leurs conséquences politiques2, bien avant, comme on peut le lire parfois, la percée du Front national, au milieu des années 1980, et son affrontement avec les mouvements antiracistes.

L’occasion est alors donnée aux immigrés de se présenter à la société française et de raconter leurs conditions de travail et de vie. C’est aussi une opportunité, pour la société française, de débattre d’un sujet qui ne quittera plus les champs médiatique et politique, au point d’éclipser toutes les autres préoccupations citoyennes et même de les absorber, puisque le traitement qui en est fait suggère insidieusement sa responsabilité dans tous les problèmes sociaux.

Si l’on peut penser que la surreprésentation de la question de l’immigration est imputable aux exigences et aux intérêts propres au secteur des médias, au vu de l’appétence de ces derniers pour les polémiques, on est bien en peine de justifier son omniprésence dans le discours politique qui en a fait un enjeu électoral majeur. Cette évolution du débat, en ampleur et en intensité, s’est accompagnée d’une polarisation de plus en plus marquée et de la résurgence d’un racisme décomplexé, qui dénonce l’immigration comme un poids pour le pays d’accueil et n’est contré que par une rhétorique utilitariste qui associe immigration et bénéfices économiques.

« Grand remplacement », « invasion migratoire » et « submersion migratoire »

Porté par la droite et l’extrême droite, mais pas seulement, ce discours développe l’idée que l’immigration représente non seulement une charge sociale, mais aussi une menace identitaire et sécuritaire pour les Français. Les immigrés sont ici présentés comme des individus indésirables et en surnombre – on parle de « grand remplacement », d’« invasion migratoire » et de « submersion migratoire » – qui menaceraient la sécurité et l’identité nationales. L’argumentaire principal mobilisé pour défendre cette thèse est l’incompatibilité des caractéristiques culturelles et religieuses des populations immigrées avec les valeurs de la République, avec une focalisation sur l’islam. Ce discours prône ouvertement l’arrêt des flux migratoires et même la possibilité du retour dans le pays d’origine. Sauf que…

Lorsqu’il s’agissait de répondre à un besoin de main-d’œuvre et d’abaisser les coûts du travail, la droite, de connivence avec le patronat, était favorable à l’immigration, notamment dans les années 19603, lorsque les constructeurs automobiles et les patrons des mines recrutaient massivement dans les pays du Maghreb. Ou encore au début des années 2000, lorsque le discours gouvernemental a fait de « l’immigration choisie » un leitmotiv. Aujourd’hui encore, cette pratique est maintenue et « protégée » parce que voulue par les élites économiques, bien que décriée sur les plateaux télévisés.

Dans ce discours, l’argument utilitaire est mobilisé pour défendre les populations immigrées. Il est de plus en plus porté par la gauche, qui aime à rappeler la contribution des étrangers pendant la Grande Guerre et la Seconde Guerre mondiale ainsi que dans les mines, les usines et sur les grands chantiers portés par le développement de l’industrialisation, et qui souligne aujourd’hui le rôle des médecins étrangers dans le maintien du système de santé publique. Discours utilitariste donc (qui s’appuie sur les résultats de recherches en sciences économiques et en démographie conduites notamment par l’OCDE, la Banque mondiale et le FMI) mais qui est présenté comme humaniste par ses tenants, qui mettent en avant la solidarité avec les immigrés et défendent une politique de régularisation des sans-papiers.

Une démarche paternaliste

Ce discours est apprécié par la population concernée et il est souvent et naïvement repris par elle, puisqu’elle y trouve une justification à sa présence, au point de faire son totem de cette phrase qu’on entend souvent dans les bouches d’immigrés : « On travaille. » Mais la gauche dénie ici le fait que l’importation de populations étrangères dévalue les classes populaires (son principal électorat), qui se sont d’ailleurs progressivement détournées d’elle. En effet, valoriser la participation des immigrés revient à justifier le jeu du capitalisme, qui utilise la concurrence entre travailleurs et l’importation de main-d’œuvre pour casser les grèves, baisser les salaires et ne pas améliorer les conditions de travail.

Autrement dit, lorsqu’une partie de la gauche renonce à sa position historique sur la régulation de l’immigration, elle protège ce que Karl Marx qualifie4 de « secret grâce auquel la classe capitaliste maintient son pouvoir ». Elle devient dès lors ce que le sociologue Ramón Grosfoguel appelle5 une gauche impérialiste, dans le sens où « elle construit un projet politique où elle ne demande qu’à améliorer sa situation à l’intérieur des murs [frontières], à l’intérieur des espaces impérialistes, sans les remettre en cause, sans problématiser la domination que ce système-monde exerce sur les habitants à l’extérieur des murs [frontières]… Elle ne remet pas en question les structures de pouvoir qui produisent le pillage et l’appauvrissement de la grande majorité de la population mondiale, qui vit juste à l’extérieur des murs et est soumise aux formes les plus despotiques, les plus appauvries et les plus violentes de l’accumulation du capital ». Pire, dans une démarche paternaliste, elle appelle à renforcer l’aide publique au développement au lieu de militer pour la désimpérialisation.

Dans les deux discours présentés ci-dessus, il y a des omissions et des distorsions si considérables qu’elles altèrent complètement l’appréhension du sujet de l’immigration. Il s’agit également de discours prisonniers de leurs points de vue et de leurs antagonismes réciproques, jusqu’à donner parfois l’impression qu’ils se définissent non pas en fonction des besoins de la réalité et des idées qu’ils défendent mais bien en réaction l’un à l’autre. À cela s’ajoute le fait que l’immigré est systématiquement abordé comme objet et non comme sujet, ce qui contribue à normaliser une pensée impérialiste qui ne participe qu’à stigmatiser les populations immigrées et à les dépouiller de leur agentivité.

Les trois quarts des migrations africaines sont intracontinentales

Il s’agit d’un double phénomène : émigration-immigration. Toute étude ou tout discours qui ferait l’économie de l’un se condamnerait à l’incompréhension de l’autre, car l’un et l’autre sont les deux faces d’une même pièce. On comprend donc qu’une réflexion sur les conséquences de l’immigration dans les pays d’arrivée doit nécessairement et impérativement s’accompagner d’une réflexion sur les causes de l’émigration dans les pays de départ.

Une mise en perspective plus large permettra donc de montrer que les migrations ne concernent pas seulement les pays occidentaux – il s’agit d’un phénomène mondial –, voire qu’ils ne sont concernés que dans une moindre mesure, puisque les trois quarts des migrations africaines, par exemple, sont intracontinentales. Cela permettra également de jeter la lumière sur les problèmes réels ou supposés qui poussent des personnes du Sud à affluer en masse vers le Nord (pauvreté, conflits armés, accroissement démographique…), ainsi que sur les problèmes réels ou supposés qui poussent l’Occident à recruter des étrangers (déclin démographique, pénurie de main-d’œuvre, déserts médicaux…).

Cette approche, qu’on pourrait qualifier de globale, est cruciale, parce qu’elle permet de démontrer combien une réflexion intramuros est vouée à l’échec, la seule manière de comprendre et de gérer la question migratoire étant d’établir un dialogue bilatéral, qui implique non seulement les pays d’émigration et les pays d’immigration mais aussi les populations migrantes et les sociétés d’accueil.

L’immigration en France est liée à l’histoire coloniale

Il est aussi nécessaire de prendre en considération le rôle de l’histoire coloniale (esclavage, mobilisation militaire forcée et recrutement de travailleurs dans les colonies) dans la création des schémas migratoires ainsi que les rapports de force qui existent entre pays anciennement colonisateurs et pays anciennement colonisés. En effet, l’histoire de l’immigration en France est fondamentalement liée à l’histoire coloniale qui l’a créée, ce qui implique que, pour comprendre les migrations aujourd’hui volontaires, il est essentiel de revenir sur les migrations forcées dans les anciennes colonies, puisqu’elles ont des trajectoires identiques mais surtout qu’elles obéissent d’abord et avant tout aux besoins des pays occidentaux.

Qualifiée comme telle – parce que c’est ce qu’on veut voir en elle, ce qu’on aimerait qu’elle soit et qu’elle le demeure –, l’immigration de travail est une expression qui porte en elle un refus : regarder l’immigré autrement que comme un agent au service du capital, un corps au service des possédants. Or l’immigré est une personne, qui vient avec son histoire, sa religion, sa langue, sa façon d’être au monde, ses représentations et ses croyances, bref sa culture. Il vient également avec ses besoins et ses aspirations : se marier, se perpétuer et vivre auprès de sa famille. Pourtant, et alors que, comme l’écrit le sociologue et non moins émigré-immigré Sayad Abdelmalek6, « la chose était prévisible dès le premier acte d’immigration », tout semble se réaliser, du moins dans un premier temps, dans une logique du provisoire.

Ce sont là les illusions qui accompagnent le phénomène migratoire, très bien expliquées par Abdelmalek Sayad. « L’image de l’émigration comme “rotation” continuelle exerce sur chacun un fort pouvoir de séduction : la société d’accueil a la conviction de pouvoir disposer éternellement de travailleurs […] sans avoir pour autant à payer (ou fort peu) en problèmes sociaux ; la société d’origine croit pouvoir se procurer de la sorte et indéfiniment les ressources monétaires dont elle a besoin, sans qu’il résulte pour elle la moindre altération ; les émigrés sont persuadés de s’acquitter de leurs obligations à l’égard de leur groupe […] sans avoir pour cela le sentiment de se renier. »

La voie légale souvent inaccessible

C’est cette triple fonction des illusions qui maintient la notion de provisoire et lui donne une place centrale dans les imaginaires de chacun, malgré sa mise en défaut par la réalité. C’est-à-dire, même après que le turnover a été révolu, que les séjours de travail se sont allongés jusqu’à devenir quasi permanents (transformant radicalement les rapports aux groupes d’appartenance et au pays natal), que les profils et les trajectoires migratoires se sont complexifiés, et que l’immigration de travail s’est transformée en immigration familiale, puis en immigration de peuplement. La notion de provisoire est une consolation pour l’émigré face à sa désertion, pour la société d’origine face à sa désintégration et pour la société d’accueil dans son rêve de purification.

La délocalisation d’une partie de la société vers un autre pays, comme l’entretien de relations sociales et affectives entre ceux qui partent vivre à l’étranger et ceux qui restent dans le pays natal, semble créer une route qui grandit en même temps que la communauté d’expatriés. L’existence d’une solidarité intracommunautaire semble également faciliter, quand elle ne l’encourage pas directement, le passage à l’acte. En effet, l’idée de trouver des compatriotes ou même des membres du cercle familial (qui peuvent aider financièrement et psychologiquement) rassure le candidat à l’émigration sur la faisabilité de son projet migratoire et elle atténue sa peur de la solitude et de l’isolement. C’est ce qui explique le fait qu’on retrouve dans des villes et des quartiers à fortes densités immigrantes toute une communauté d’immigrés souvent originaires d’une même région et ayant parfois des liens de parenté.

Les coûts importants des procédures administratives pour les demandes de visa et le pourcentage très élevé de refus dans certains pays (plus de 50 % en Algérie) rendent la voie légale souvent inaccessible. Le recours à la clandestinité devient une possibilité de dépasser ces blocages. En effet, traverser la Méditerranée dans une embarcation et franchir la frontière illégalement est une option choisie par des milliers de personnes chaque année, malgré les risques et malgré les actions de prévention et de lutte contre la migration illégale.

Maintenir coûte que coûte une hiérarchie sociale

Ce qu’on peut relever du débat tel qu’il se présente aujourd’hui autour de la migration, c’est qu’elle est posée comme problème pour certaines populations et pas pour d’autres. Par exemple, en France ou en Allemagne, les réfugiés syriens ou afghans ne sont pas perçus comme les réfugiés ukrainiens. Le traitement médiatique qui leur est réservé n’est pas le même, pas plus que les dispositions prises pour leur accueil et leur insertion.

Cet exemple permet d’inscrire la question dans le tableau plus large de la migration des pays du Sud vers les pays du Nord. Cette migration a ses spécificités et ses problématiques propres et elle ne saurait être confondue avec les mobilités intra-européennes ou euro-australo-américaines, par exemple, qui ne sont pas source de tensions, les populations qui en sont issues étant considérées comme assimilables, sinon semblables. Il n’en a pas toujours été ainsi. On se souvient du racisme envers les Bretons à Paris, des Britanniques envers les Irlandais, des Français envers les Italiens, les Espagnols, les Portugais…

Ainsi posée, c’est la question du racisme qui émerge comme point nodal de la migration, considérée par les uns comme phénomène social et par les autres comme problème social. Cette discrimination, qui a longtemps trouvé sa justification dans la théorie des races et l’infériorité biologique supposée des uns par rapport aux autres, est remplacée, depuis la Seconde Guerre mondiale, par un racisme culturel7, c’est-à-dire par un ensemble de pratiques et de discours dans lesquels la culture de certains groupes sociaux (généralement racisés) est essentialisée et infériorisée, l’objectif étant toujours le même : maintenir coûte que coûte une hiérarchie sociale.

Faire l’impasse sur le système-monde

Penser l’État-nation dans un contexte d’interdépendance internationale est une ineptie, tout comme l’est le fait de chercher à préserver les intérêts d’un État ou à établir un ordre national plus juste dans un monde ravagé par les injustices, où l’on assiste au pillage des richesses humaines et naturelles par des multinationales occidentales ; un monde où rien ne protège les plus démunis de la prédation des États les plus puissants, qui se maintiennent par une force de travail bon marché et des matières premières bradées. En effet, dans ce marché international qu’est devenu le monde et qui est régi par les intérêts économiques du capital et ses injonctions, le racisme apparaît comme une condition essentielle pour conserver une main-d’œuvre privée de droits, une force de travail à bas coût, non seulement dans les périphéries mais aussi au cœur des puissances économiques.

Le racisme fonctionne donc selon des besoins cycliques. D’une part, il permet d’offrir des compétences à la demande et une main-d’œuvre bon marché dans les périodes de croissance, et, d’autre part, il permet d’exclure certaines populations du marché du travail dans les périodes de crise. Pour que cette mécanique puisse se perpétuer, les discriminations doivent persister, les frontières se renforcer et les populations « déplaçables » se résigner à leur instrumentalisation. C’est ainsi que la splendide forteresse (le centre) se protège contre les populations issues des périphéries. C’est à ces conditions que peut se maintenir indéfiniment cet ordre inique à l’échelle mondiale et c’est à ce niveau que doit s’inscrire la lutte pour la justice sociale.

Ainsi déployée, la question migratoire déborde complètement celle des attitudes individuelles ou collectives vis-à-vis des immigrés, tout comme elle ne saurait être attribuée aux seuls faits politique ou économique, puisqu’elle est un fait social total, et que toute tentative de la saisir par un seul bout est vouée à l’échec. Il faut donc réinventer le débat, lui donner l’ampleur qu’il mérite et mettre à jour le lien direct qui lie les migrations avec les guerres menées en Afrique et au Moyen-Orient, avec l’extractivisme effréné et l’exploitation irresponsable des ressources des pays du Sud. Ce faisant, la question migratoire reprendra la place qui est la sienne au cœur de la lutte anti-impérialiste.

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1De juin à décembre 1973, une cinquantaine d’Algériens sont assassinés à Marseille et à Paris dans le cadre d’une vague de violences racistes surgie dans un contexte de tensions diplomatiques entre la France et l’Algérie. Déjà, en janvier 1970, l’incendie d’un foyer d’Aubervilliers en région parisienne a été médiatisé et a donné l’occasion de débattre sur l’immigration et le racisme.

2Septembre 1973 : suspension symbolique de l’émigration algérienne en France, sous la présidence de Houari Boumédiène. Juillet 1974 : suspension provisoire de l’immigration de travail en France, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, mesure qui sera prolongée jusqu’en 2000.

3En 1963, le Premier ministre, Georges Pompidou, déclare : «  L’immigration est un moyen de créer une certaine détente sur le marché du travail et de résister à la pression sociale.  » En 1966, Jean-Marcel Jeanneney, ministre du Travail, dit : «  L’immigration clandestine elle-même n’est pas inutile, car si on s’en tenait à l’application stricte des règlements et accords internationaux, nous manquerions peut-être de main-d’œuvre.  »

4Karl Marx et Friedrich Engels, Correspondance, tome 10 (1869-1870), Éditions sociales /Gallimard, 1984.

5Grosfoguel Ramón, De la sociología de la descolonizatión al nuevo antiimperialismo, Madrid, Ediciones Akal, 2022.

6Sayad Abdelmalek, La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, 1999.

7Taguieff, Wallerstein & Balibar