À Murcie, en Espagne, des Algériens désenchantés

Reportage · Mi-juillet, dans le sud-est de l’Espagne, la région agricole de Murcie a été secouée par plusieurs nuits de ratonnades, dans un contexte politique local qui se radicalise. De jeunes Algériens témoignent des difficultés rencontrées dans leur quête d’une vie meilleure.

Dans cette image, un homme se tient de dos, regardant au loin vers la mer. Il est vêtu d'un t-shirt blanc avec des accents colorés et porte une casquette à motifs. Sur son épaule, il a un petit sac bleu. L'arrière-plan montre un port avec des bateaux amarrés et une jetée qui s'étend dans l'eau, créant une atmosphère tranquille. Le ciel est clair, suggérant une journée ensoleillée. L'homme semble concentré sur ce qu'il observe, profitant de la vue sur l'horizon maritime.
Almeria, juillet 2025.
© Nadia Addezio

Le soleil vient de se coucher à Murcie, une ville du sud-est de l’Espagne qui, sur un atlas, semble saluer l’algérienne Oran. Le Museo de la Ciudad de Murcia, qui retrace le passé arabe de la ville, est le point de repère du quartier de San Andrés, dont le présent semble puiser directement dans ces origines. Dans les rues, on trouve des boutiques de vêtements, des salons de barbier, des boucheries halal et des restaurants tenus en grande partie par des Marocains. Mais, en longeant la gare routière, on croise de jeunes Algériens assis sur les murets. D’autres filent en trottinette, sillonnant le quartier de long en large. D’autres encore, les mains dans les poches, l’air méfiant et le regard sombre, scrutent les environs. « Les gens ne nous font pas confiance », dit Yacine (nom d’emprunt), un jeune homme de 21 ans à l’allure assurée, qui paraît plus âgé. « Je pense beaucoup : à mon avenir, à ma famille, à mes papiers », poursuit-il.

Nous discutons tout en marchant, pendant que Yacine traîne sa trottinette à son côté. Il raconte qu’il vient d’Oran, la deuxième ville d’Algérie par la population. Il est arrivé à Murcie à l’âge de 16 ans. « En Algérie, je travaillais en mer avec mon père. Un jour, trois personnes m’ont abordé. L’une d’elles m’a demandé si je voulais partir avec douze autres vers l’Espagne », se souvient le jeune homme. « Je suis parti avec elles sur un bateau équipé d’un moteur Yamaha 40. La mer semblait infinie. J’ai eu un peu peur de mourir. »

La route algérienne est l’un des itinéraires migratoires les plus dangereux au monde. Cette voie, qui relie les côtes nord-orientales de l’Algérie aux côtes espagnoles du Levant et du Sud-Est, conduit les voyageurs d’Oran, de Mostaganem, de Ghazaouet, de Tipaza et d’Annaba vers Almería, Carthagène, Alicante, les îles Baléares et Valence. Elle est empruntée surtout par des personnes qui organisent elles-mêmes leur traversée, économisant pour s’acheter un canot pneumatique, un moteur et tout le nécessaire. D’autres, moins nombreux, se fient à des passeurs clandestins pour le transport entre les deux rives de la Méditerranée.

325 décès en cinq mois

Selon les données du Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR) compilées à la date du 6 juillet, 18 860 personnes sont arrivées en Espagne depuis janvier. Parmi elles, 4 119 sont parties d’Algérie, dont 60 % de nationalité algérienne. Au cours des cinq premiers mois de 2025, le collectif espagnol Caminando Fronteras a enregistré 325 décès sur cette route. Selon la même source, ils étaient 517 pour toute l’année 2024.

Loin du tumulte médiatique, cette route longue de plus de 200 kilomètres fonctionne de façon invisible : chaque jour, elle est parcourue par des embarcations rapides équipées de moteurs hors-bord de 150-300 chevaux. Les pateras naviguent en pleine nuit, échappant aux radars et transportant jusqu’à vingt personnes, le plus souvent sans gilets de sauvetage à bord. Le voyage, quand tout se passe bien, peut ne durer que quelques heures.

Ali, 23 ans, originaire de Mostaganem, travaille comme livreur (juillet 2025).
Ali, 23 ans, originaire de Mostaganem, travaille comme livreur (juillet 2025).
© Nadia Addezio

En cas d’urgence, c’est Salvamento Marítimo, l’organisme espagnol chargé des opérations de recherche et de sauvetage (SAR), qui intervient près des côtes. Lorsqu’on soupçonne la patera de transporter aussi de la drogue, c’est la Guardia Civil qui intercepte l’embarcation. C’est peut-être l’implication de réseaux criminels liés au trafic de stupéfiants dans le transport clandestin qui a rendu cette route célèbre auprès des Espagnols. Le 4 juillet dernier, la police nationale espagnole a fait état sur son site du démantèlement d’un de ces réseaux lors d’une opération conjointe franco-espagnole, avec l’appui d’Europol.

Galères de papier, galères de travail

Lorsque Yacine a débarqué sur les plages de Carthagène, la ville la plus méridionale de la région, la police l’a accusé d’avoir piloté la patera. Il a alors été placé au Centro Educativo Juvenil Las Moreras, un centre de détention pour mineurs. Il y est resté un an, au terme duquel il a obtenu la Tarjeta de Identidad de Extranjero – le document qui atteste de la légalité du séjour d’un étranger en Espagne – ainsi qu’un compte en banque. Les difficultés ont commencé dès qu’il a cherché un emploi : « J’ai travaillé dans les champs pendant trois mois, explique-t-il. J’aurais dû toucher entre 1 200 et 1 300 euros par mois, mais le patron m’a fait signer un contrat à 800 euros. Et en plus je devais lui verser 10 euros par jour juste pour pouvoir aller travailler. »

Yacine raconte également que l’un des défis quotidiens à affronter est le racisme. En premier lieu, de la police : « Les policiers me dérangent tous les jours, alors que moi je n’ai rien fait de mal. Même si je suis tranquille quelque part, la police arrive, elle se gare, elle me menace. » Certains y voient des provocations intentionnelles ayant pour but d’arrêter les personnes et de commettre des abus. Des groupes d’extrême droite liés au parti Vox, qui dirige la commune de Torre-Pacheco (où ont éclaté les violences de la mi-juillet), ont organisé des patrouilles contre les migrants nord-africains. La crainte est que ces mouvements se propagent aussi à la ville de Murcie, actuellement dirigée par la Parti populaire de centre droit, et où Vox pourrait devenir la deuxième force politique, devant le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE).

Un soir, Yacine est agressé par derrière et blessé au niveau des reins. Il est parti se faire soigner aux Pays-Bas, où une amie l’a hébergé pendant plusieurs mois. De retour en Espagne, il a découvert que ses papiers étaient périmés et non renouvelables. « Cela fait maintenant un an et huit mois que je n’ai plus de papiers. J’ai perdu le moral. C’est là que j’ai commencé à faire des choses risquées : trafic de migrants, trafic de drogue… Parce que j’ai tout perdu. Parce que la vie en Espagne est très dure, tout comme en Algérie. Mais au moins, dans mon pays d’origine, j’avais des papiers. » Il a commencé à se rendre à Almería ou à Alicante pour organiser avec ses partenaires d’affaires les traversées d’autres jeunes à la recherche, comme lui, d’une vie meilleure. Faire ou refaire le voyage ne lui faisait plus peur, car c’était désormais le seul moyen de gagner de l’argent, d’aider sa famille et de payer un avocat pour récupérer son titre de séjour et les moyens de trouver un travail légal. Il a finalement quitté l’Espagne après les violences de la mi-juillet à Murcie.

Une vie suspendue

En attendant, l’Espagne propose la voie de l’arraigo social, un dispositif qui permet de demander la résidence si l’on a vécu de manière ininterrompue pendant au moins trois ans sur le territoire espagnol et en l’absence de casier judiciaire. Mais il faut prouver qu’on dispose d’un emploi régulier. María Jesús Cabezón Fernández, professeure et chercheuse à l’université d’Alicante et membre du Centre d’études sur les migrations et les relations interculturelles (Cemyri) de l’université d’Almería, explique : « Parvenir à travailler légalement pendant trois ans peut, en réalité, en prendre dix. Ainsi, nous nous retrouvons avec de nombreuses personnes qui vivent en Espagne depuis quinze ans et qui restent bloquées dans une situation d’instabilité et d’irrégularité. »

Dans ce cercle vicieux, la vie des gens semble suspendue. Le regard de Yacine se perd dans le vide, dans un labyrinthe de pensées sans issue. Nous traversons le Paseo del Malecón, où il croise un ami : un sans-abri. Il le salue, ils échangent quelques mots et des sourires. Le premier offre au second une cigarette. Puis il revient et dit : « Lui, il est espagnol et il a des papiers, et pourtant il vit dans la rue. Alors imagine pour nous… »

Peut-être que le seul avantage d’être algérien et de se trouver en Espagne est de ne pas être détenu dans les Centros de Internamiento de Extranjeros (CIE), des centres où les personnes migrantes sont privées de liberté pour une durée maximale de soixante jours avant expulsion ou rapatriement. L’Asociación Pro Derechos Humanos de Andalucía (APDHA) a plusieurs fois dénoncé le racisme et les conditions qui y règnent, contraires aux droits fondamentaux en termes d’alimentation, de soins médicaux et d’hygiène. Le Mecanismo Nacional de Prevención de la Tortura et le Servicio Jesuita a Migrantes, qui demandent la fermeture définitive des centres, ont pointé l’inefficacité du système, estimant qu’en 2023 seuls 29,73 % des 3 091 expulsions mises en œuvre (soit 919 cas) l’avaient été depuis les CIE.

Tensions diplomatiques entre Alger et Madrid

Avant d’être transférées dans un CIE, les personnes sont escortées par la Guardia Civil ou par l’organisme Salvamento Marítimo jusqu’au port d’arrivée et retenues dans un Centro de Atención Temporal de Extranjeros (CATE), une sorte de commissariat de police équipé de divers services. C’est là qu’a lieu le processus d’identification, tandis que la Croix-Rouge active un protocole de premiers soins. Ensuite, après quarante-huit à soixante-douze heures au CATE, les jeunes reçoivent un ordre d’expulsion administrative sous la forme d’un document qui constate leur entrée irrégulière sur le territoire et leur ordonne de quitter le pays.

Mais les Algériens peuvent continuer à errer librement en Espagne. C’est le cas de Rachid (nom d’emprunt), 23 ans, originaire de Mila. Parti d’Oran, il a atteint Almería en cinq heures à bord d’un canot pneumatique Phantom 650. Vêtu de la tenue typique de ceux qui sortent du CATE – un sweat-shirt noir, un pantalon de survêtement gris et des chaussures de toile bleue –, il plie soigneusement l’ordre d’expulsion et le range dans sa sacoche noire en bandoulière. Assis à côté de lui sur la place adjacente au port, quatre ou cinq hommes venus de Mostaganem et d’Oran s’apprêtent à partir pour Barcelone, avec la France pour destination finale. « J’espère trouver un bon travail. L’Europe, c’est beau », confie Nabil, qui, une semaine après notre rencontre, a rejoint sa cousine à Lille.

Rachid, lui, souhaite rester en Espagne, et il aimerait travailler comme coiffeur. Pour l’instant, il ne s’inquiète pas d’être expulsé. Sa nationalité lui a plutôt porté chance, si l’on peut dire : en juin 2022, Alger a suspendu unilatéralement le Traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération qui le liait à Madrid depuis vingt ans. De ce fait, la mise en œuvre du protocole de réadmission a également ralenti. Cette décision d’Alger faisait suite à des communiqués croisés, le 18 mars 2022, de Madrid et de Casablanca enregistrant le soutien du gouvernement espagnol – jusque-là resté neutre dans le conflit qui oppose le Maroc et l’Algérie – au plan d’autonomie marocain pour le Sahara occidental. Depuis février dernier, les tensions diplomatiques entre l’Espagne et l’Algérie s’atténuent progressivement.

Première cible des expulsions

Pourtant, selon les données publiées par Eurostat sur son site internet, la première nationalité s’étant vu signifier, dans toute l’Union européenne, l’ordre de quitter le territoire au premier trimestre 2025 est l’Algérie : 9 995 personnes, soit 8,1 % des 123 905 cas enregistrés. L’Espagne est le troisième pays à avoir prononcé le plus grand nombre d’ordres de sortie (16 705), derrière la France (34 545) et l’Allemagne (17 915). Mais, en réalité, Madrid n’aurait expulsé que 1 470 personnes, un chiffre qui laisse penser que les Algériens ne sont pas majoritaires dans ce total. Ce sont surtout les Marocains, la nationalité étrangère la plus présente en Espagne, qui sont détenus dans les CIE avant expulsion.

« L’une des grandes faiblesses de notre système d’accueil, c’est le manque de financements adéquats, explique la professeure Cabezón. En pratique, l’État espagnol dépend fortement des ONG. » En effet, une fois sorties du CATE, les personnes peuvent bénéficier uniquement du soutien temporaire d’organisations comme Fundación Cepaim, Red Acoge, Accem, ou encore la Croix-Rouge. Présentes à Almería et à Murcie, ces structures s’efforcent de répondre aux nombreuses demandes : elles offrent des soins, des repas, un hébergement, des cours de langue, une assistance administrative.

Mais pour ceux qui, comme Rachid, viennent tout juste d’arriver, s’orienter et savoir vers qui se tourner relève déjà du défi. Brûlé au deuxième degré par le moteur du canot qui le conduisait en Espagne par une mer agitée, il dit avoir « énormément souffert. J’ai été tenté de me jeter à la mer pour apaiser la douleur », confie-t-il. Ses blessures continuaient à lui faire mal même après les soins prodigués par la Croix-Rouge. Son cauchemar a trouvé un répit aux urgences de l’hôpital, où il a été admis grâce à une photo de son passeport enregistrée sur son téléphone portable. Le traitement de ses plaies a duré une heure. Il est retourné plusieurs jours pour des contrôles médicaux et le changement des pansements.

La découverte de la vie dans la rue

Après avoir frappé aux portes de mosquées et d’associations, il a dormi dans la rue pendant une semaine, dans un sac de couchage que quelqu’un lui avait donné. Il découvrait la vie à la rue, après avoir servi dans la marine algérienne, celle-là même qui est chargée de lutter contre la migration irrégulière. « J’étais un homme qui avait réussi dans mon pays ; j’aidais beaucoup les gens de mon quartier. Mais on a commencé à me calomnier, à dire des choses que je n’avais pas faites. Ils voulaient m’envoyer en prison. Il y a des gens au cœur noir qui peuvent te détruire la vie », raconte-t-il sans plus d’explications.

Parmi les traumatismes de la traversée, Rachid a été témoin de la mort d’un homme ayant succombé à une crise cardiaque pendant le voyage. La peur d’être renvoyé au point de départ a retenu l’équipage d’appeler les secours, même si leur éloignement des côtes à ce moment-là, de part et d’autre de la Méditerranée, aurait sans doute été sanctionné par l’inaction des autorités.

Bien qu’ayant signé en 2007 un mémorandum d’entente (MoU) sur les avions de recherche et de sauvetage (search and rescue, SAR), Alger et Madrid ne sont liés par aucun protocole opérationnel conjoint de nature à permettre une coordination anticipée pour les opérations de secours et d’interception des embarcations en détresse. L’Espagne mène très peu d’opérations SAR afin de ne pas être contrainte de reconnaître des droits humanitaires aux personnes secourues. Elle préfère intercepter les embarcations et leurs passagers dans le cadre de la lutte contre la « migration illégale », et laisser à l’Algérie la responsabilité du sauvetage.

De fortes pressions de l’Union européenne

De son côté, l’Algérie criminalise formellement ses ressortissants, leurs familles quand elles les soutiennent, ainsi que les étrangers pour « émigration irrégulière ». Ce délit a été introduit par la loi 09-01 de 2009 modifiant le Code pénal, qui prévoit, dans son article 175 bis, une peine de deux à trois mois de prison et une amende de 20 000 à 60 000 dinars algériens (de 131 à 394 euros) pour toute personne qui essaie de quitter illégalement le territoire national. Les passeurs s’exposent à une peine de trois à cinq ans pouvant aller jusqu’à vingt ans en cas de circonstances aggravantes.

Ce délit a été instauré sous l’effet des pressions politiques de l’Union européenne1, après l’Accord d’association entre l’UE et l’Algérie signé le 12 avril 2002, qui inclut la coopération pour prévenir et contrôler la migration irrégulière. Par la suite, différents accords bilatéraux ont été conclus avec l’Espagne, la France, l’Italie et d’autres pays membres afin de renforcer la coopération policière, de lutter contre la migration clandestine et la traite des êtres humains et de faciliter les rapatriements. Ces décisions s’inscrivaient dans le contexte de l’émergence de la Harga – du mot arabe ḥarq (brûler), qui désigne la migration irrégulière – et des harraga, qui « brûlent les frontières » et leurs documents de voyage.

Apparue entre les années 1980 et 1990, la Harga a surgi d’abord en Algérie. Pendant et après la décennie noire – qui a fait environ 150 000 morts de 1992 à 2002 dans les affrontements entre les forces de sécurité de l’État et les groupes jihadistes –, les Algériens ont commencé à quitter le pays à bord d’embarcations de fortune. La crainte d’être identifiés et renvoyés chez eux a renforé la pratique consistant à détruire ses propres papiers d’identité. Cela a contribué à façonner la figure du harraga : celui ou celle qui, comme l’explique Fatima Nabila Moussaoui dans son article « Harga in Algeria : Burn to live. A Socio-Anthropological Reading of Migration in Algeria »(International Journal of Early Childhood Special Education, volume 15, 2023), est prête à renoncer à son identité pour en faire naître une nouvelle de l’autre côté de la Méditerranée. Le phénomène de la Harga a culminé en 2009, avec 56 201 Algériens résidant en Espagne, soit 6,3  % du total des Algériens émigrés.

Des sentiments ambivalents à l’égard de leur pays

Théoriquement, tous les jeunes harraga algériens peuvent être poursuivis en Algérie pour émigration illégale. Mais, généralement, lorsqu’ils sont interceptés au large des côtes algériennes, ils écopent de condamnations à des peines de liberté surveillée plafonnées à deux mois. Quant aux passeurs, ils sont condamnés à des peines plus sévères s’ils transportent des migrants étrangers à bord, mais pas si les voyageurs clandestins sont algériens.

Mais alors, que fait l’Algérie pour freiner la migration de ses jeunes  ? Le sort des Algériens disparus en mer ne figure pas parmi les priorités des autorités, explique à Afrique XXI un avocat algérien qui préfère rester anonyme, car cela contredirait le discours officiel du régime vantant la richesse et la prospérité du pays. Dans ce contexte, l’émigration illégale est une honte. Selon les chiffres publiés sur son site par l’Office national des statistiques (ONS) algérien, le taux global de chômage enregistré en 2024 était de 9,7 %, celui des jeunes (16–24 ans) de 29,3 % et celui des diplômés de 31,4 %. Sur 47 millions d’habitants, 45 % sont des jeunes.

« Notre pays est merveilleux, il recèle des richesses incroyables. Mais ceux qui le dirigent sont corrompus », affirme Rachid, qui vit aujourd’hui à Murcie et compte partir à Bilbao. « En Algérie, il n’y a pas d’avenir ; on ne peut pas y vivre, parce que le président et son entourage sont une véritable mafia. Nous avons du pétrole, du gaz… mais où est l’argent  ? », s’indigne-t-il. Saïd (nom d’emprunt) se dit extrêmement fier de son pays et de son histoire, notamment pour sa lutte de libération contre la colonisation française : « Je ne le montre pas, mais il me manque terriblement. J’ai très envie d’y retourner, de faire un tour, de respirer les odeurs de ma terre algérienne. » Mais cet amour bute sur la raison même qui l’a poussé à partir : aider sa famille, « la chose la plus importante ». « Si tu fais la moyenne des parents en Algérie, 40 % travaillent, les 60 % restants cherchent leur vie. »

Contrairement à la France, « on te donne les papiers »

Saïd est parti de Mostaganem à l’âge de 18 ans. Comme Yacine, il a d’abord débarqué à Carthagène, puis a été transféré à Murcie dans un centre pour mineurs géré par des associations locales, où il est resté une dizaine de mois. Il a ensuite passé trois mois au centre de Monteagudo, géré par Accem, avant d’être hébergé dans une vraie maison. « La vérité, c’est que quand tu es petit et que tu vis en Algérie, tu penses qu’à l’étranger tu trouveras ce que tu veux. Mais tu ne le trouveras jamais comme tu te l’étais imaginé. » Aujourd’hui, Saïd a 25 ans, des manières affables et élégantes. Il rêve d’ouvrir un restaurant. Même s’il veut transmettre une image de sérénité et de détermination, on perçoit dans son regard la solitude d’un jeune homme devenu trop vite adulte, comme beaucoup d’autres jeunes à Murcie.

Originaire d'Oran, Rayan, 22 ans, est employé dans un entrepôt de fruits et de salades à Murcie (juillet 2025).
Originaire d’Oran, Rayan, 22 ans, est employé dans un entrepôt de fruits et de salades à Murcie (juillet 2025).
© Nadia Addezio

Rayan, originaire d’Oran, l’affirme sans détour : « Ici, personne ne t’aide. On travaille juste pour payer le loyer et manger. Rien d’autre. Tout me manque. » À 22 ans, il se lève tous les jours à l’aube pour travailler dans un entrepôt de fruits et de salades. Même si la vie n’est pas exactement comme il l’avait imaginée, il l’assure : « Pour moi, l’Espagne, c’est mieux que la France parce qu’ici, au moins, on te donne les papiers. »

Dans un climat de fortes tensions diplomatiques entre Paris et Alger, le ministre français de l’Intérieur, Bruno Retailleau, a annoncé dès sa prise de fonctions son intention de durcir le processus de régularisation des personnes migrantes. Il a ainsi abrogé la circulaire Valls du 28 novembre 2012, qui permettait à 30 000 personnes par an de régulariser leur situation pour des raisons familiales ou professionnelles. La circulaire Retailleau n’accorde plus de titre de séjour qu’à titre exceptionnel. Désormais, en cas de rejet de la demande, les préfets doivent notifier à la personne concernée une Obligation de quitter le territoire français (OQTF). Ce nouveau système affecte particulièrement les Algériens, qui représentent 11 % de toutes les demandes de titre de séjour en France et dont beaucoup décident donc, finalement, de retourner en Espagne.

Mais la cause première de la migration irrégulière est la politique européenne des visas. Pour les citoyens algériens, obtenir un visa est devenu quasi impossible. Ils représentent la nationalité qui essuie le plus grand nombre de refus, selon le portail Schengen Visa Trends and Statistics. En 2024, sur 544 634 demandes, pas moins de 185 101 visas ont été refusés, soit 34 %. Si Malte a été, la même année, le pays de l’UE présentant le taux de refus le plus élevé pour les demandes de visa déposées par des Algériens (85 %), en 2023, c’était la France, avec 34,3 %. Malgré les obstacles, les Algériens continuent d’arriver sur les côtes espagnoles. Peut-être que l’Europe brisera le rêve qui les porte. Mais, en attendant, avec la fierté de ceux qui résistent à tout, ils répondront, comme toujours : « Ne t’inquiète pas, je suis algérien ! »

Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables) :

FAIRE UN DON

1Plus de détails sont disponibles dans la fiche Algérie du Migration Policy Center, qui date d’avril 2013. Télécharger le PDF ici.