La lettre hebdomadaire #191

HONTE

Cette image est une peinture abstraite qui présente un fond aux teintes douces. On y voit un mélange de couleurs telles que le bleu, le vert et des nuances de rose qui se côtoient harmonieusement. Au centre de la toile, un point rouge vif attire le regard, contrastant avec les couleurs environnantes. Les coups de pinceau semblent fluides, créant une sensation de mouvement et de profondeur. L'ensemble dégage une atmosphère paisible et rêveuse, invitant à la contemplation.
Rising Sun, Omar Mahfoudi, 2024.
© Omar Mahfoudi

ÉDITO

« LA CULPABILITÉ S’ARRÊTERA SEULEMENT QUAND LE RACISME S’ARRÊTERA »

Il faut (re)lire Le Visage de pierre, de William Gardner Smith, pour se rendre compte à quel point l’humanité s’atrophie. Dans ce livre publié en 1963 sous le titre original The Stone Face (et traduit pour la première fois en français en 2021 chez Christian Bourgeois), l’auteur relate une histoire inspirée de la sienne : au début des années 1960, Simeon, un journaliste noir, fuit la ségrégation aux États-Unis et s’installe à Paris ; il croit, dans un premier temps, se trouver dans un pays où le racisme n’existe pas, tant les Noirs semblent bien traités ; puis il découvre la guerre d’Algérie et les rafles d’Algériens ; mais aussi l’antisémitisme, dont est victime sa compagne, Maria ; et enfin les propos anti-Noirs subtilement cachés dans telle ou telle remarque. Tout le monde est coupable de racisme. L’un de ses compatriotes conclut :

Chaque Sud-Africain blanc est coupable. Chaque Français est coupable aux yeux des Algériens. Chaque Américain blanc est coupable. La culpabilité s’arrêtera seulement quand le racisme s’arrêtera.

Bien sûr, le racisme n’a jamais disparu. Mais on aurait pu naïvement espérer que les infimes avancées de ces dernières décennies, mêmes imparfaites – des indépendances africaines à l’élection d’un Noir à la présidence des États-Unis, en passant par « La marche pour l’égalité et contre le racisme » en France et la poignée de main de Yasser Arafat avec Yitzhak Rabin – étaient des repères inaliénables et des remparts, fragiles mais bien réels, à partir desquels poursuivre la lutte.

En fait, ces barrières mentales furent l’équivalent de la ligne Maginot : facilement contournables. De toutes les calamités qui s’abattent sur nos têtes depuis quelques années, le génocide en cours à Gaza mené par Israël nous rappelle pourtant, chaque jour, la violence de la colonisation et la puissance meurtrière du racisme : ce sont les mêmes moteurs idéologiques, la cupidité et le racisme, qui ont conduit les anciens empires à exterminer des cultures entières. Et certains régimes à exterminer des peuples. Il n’y a strictement aucune différence entre hier et aujourd’hui.

Les leçons de l’Histoire sont si vite oubliées qu’une ancienne ministre française des Affaires européennes, première femme à avoir siégé au Conseil constitutionnel, ex-déontologue à l’Assemblée nationale – et dont nous tairons le nom pour ne pas lui faire de la promotion –, a cru bon d’« alerter », sur une chaîne de télé d’extrême droite, que « des millions d’Algériens peuvent sortir un couteau dans le métro, dans une gare, dans la rue, n’importe où, ou prendre une voiture et rentrer dans une foule ». En guise d’excuses, cette officier de la Légion d’honneur et soutien d’Emmanuel Macron en 2017 a précisé sa pensée : il fallait comprendre « milliers », et non « millions »

Ce genre de propos abjects se déverse désormais à longueur de journée en toute impunité : des heures d’antenne durant, à longueur de pages, des millions d’auditeurs et d’auditrices, de lecteurs et de lectrices, et demain, d’électeurs et d’électrices, sont exposées à ces messages de haine qui finissent par faire tomber un à un, tels des dominos, les créneaux des remparts mentaux dressés contre l’infamie.

Mais il ne s’agit plus d’accuser uniquement les propriétaires des médias bruns, mais bien de responsabiliser, désormais, celles et ceux qui les approuvent et abondent dans leur sens, autant que celles et ceux qui se taisent. Il faut aussi rendre hommage à celles et ceux qui luttent, trop invisibilisées, sinon traquées, comme ces étudiantes en France qui ont été tabassées et renvoyées de leur établissement (dont celui d’où est sortie diplômée l’ancienne responsable politique citée plus haut) pour avoir montré leur soutien au peuple palestinien. En Europe et ailleurs, des mobilisations ont lieu et se préparent, comme cet appel à manifester d’Amnesty International, à Bruxelles, le 7 septembre. Peut-être plus tard, un écrivain ou une écrivaine notera ces résistances, même insuffisantes, comme Smith à son époque, ce qui permettra de relever (un peu) la tête plutôt que de courber l’échine de honte :

Oui, il existait en France une résistance active, relativement modeste, mais réelle, présente. Ces étudiants étaient courageux, car ils bravaient l’interdiction de manifester, et il y aurait des crânes fendus dès qu’ils rencontreraient les rangées de policiers un peu plus loin sur le boulevard. Sur les trottoirs, des gens les applaudissaient et les acclamaient.

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À LIRE

LE RAPPORT DE L’ONU SUR LES ENFANTS QUI A FÂCHÉ OUAGADOUGOU
Rendu public en mars dernier, un rapport sur les enfants victimes du conflit armé au Burkina Faso a fini, cinq mois plus tard, par coûter son poste à la représentante des Nations unies dans ce pays. La Mauricienne Carol Flore-Smereczniak, coordinatrice résidente du Système des Nations unies, a été déclarée non grata le 18 août par les autorités burkinabè pour son rôle dans l’élaboration du document qui véhicule, selon Ouagadougou, « des informations graves et mensongères » sur la responsabilité des forces armées burkinabè et de leurs supplétifs dans plusieurs cas de violences graves commises contre les enfants.

Bien que l’influence onusienne soit sur le déclin, l’organisation continue cependant de documenter les plus sombres recoins des conflits humains et elle publie périodiquement des rapports circonstanciés fournissant dates, chiffres, lieux et noms. Cette fois, le Conseil de sécurité s’est penché sur les atteintes graves aux droits des enfants commises au Burkina Faso. Si l’ampleur réelle des meurtres, enrôlements forcés, viols et violences est difficile à mesurer, notamment en raison des restrictions d’accès à certaines zones, l’enquête menée sur la période du 1er juillet 2022 au 30 juin 2024 laisse entrevoir des violations massives.

On connaît le contexte : une flambée des affrontements armés et une crise humanitaire de grande ampleur. Les chiffres, bien qu’un peu anciens, l’attestent : plus de 2 millions de personnes déplacées, dont 58 % d’enfants, au 31 mars 2023, 6,3 millions de personnes ayant besoin d’une aide humanitaire un an plus tard, près de 1 million d’enfants privés d’école au 31 mars 2024 à cause de la fermeture de 20 % des établissements du pays.

L’ONU dénombre 2 483 violations graves commises contre 2 255 enfants (dont 750 filles) dans la période étudiée, commises à 65 % par les groupes armés et à 20 % par l’armée et les Volontaires pour la défense de la patrie. L’organisation n’a pas pu établir la responsabilité pour les 15 % restants. Elle note une augmentation nette des violations au dernier trimestre 2023, qu’elle impute à l’intensité accrue des affrontements mais aussi au renforcement des moyens de l’équipe chargée de l’enquête. Les régions les plus touchées sont le Sahel (837) et le Centre-Nord (543), suivies par l’Est (340), le Nord (286), la Boucle du Mouhoun (227), le Centre-Est (133), les Hauts-Bassins (81), les Cascades (20), le Centre-Ouest (14), le Centre-Sud et le Sud-Ouest (1 cas chacune).

Les violations les plus commises sont le meurtre et la mutilation, suivis par l’enlèvement, le recrutement et l’utilisation des enfants. « L’augmentation du nombre d’attaques contre les écoles au cours de la période considérée est particulièrement préoccupante », écrit le secrétaire général. Les viols et violences sexuelles restent insuffisamment signalés. Le refus d’accès humanitaire et la détention d’enfants en raison de leur association présumée avec des groupes armés sont qualifiés de « très préoccupants. »

Selon les auteurs du rapport, 257 enfants de 10 à 17 ans ont été recrutés et utilisés, dont 193 par le Jama’a Nusrat ul-Islam wa al-Muslimin (JNIM, affilié à Al-Qaida) et 44 par l’État islamique au Sahel (EIS). La plupart des enfants ont été utilisés dans des combats (219) et ont été tués (122). L’ONU estime que ces chiffres sont sous-estimés en raison de la difficulté de faire des vérifications auprès des groupes armés. Vingt seulement de ces enfants ont été libérés. Dans la même période, 25 garçons étaient détenus dans la prison de haute sécurité de Ouagadougou en raison de leur association présumée avec des groupes armés, et 6 d’entre eux depuis des années. Six enfants ont été finalement libérés en 2023.

Le rapport mentionne également 1 386 enfants (dont 415 filles) tués ou grièvement blessés, par le JNIM (501), les forces progouvernementales (464) et l’EIS (159), dans les régions du pays les plus affectées par le conflit. « Les victimes ont été tuées ou blessées lors des attaques contre les civils et dans les opérations militaires. Le nombre élevé de violations attribuées aux Forces de défense et de sécurité est lié aux opérations menées par ces forces contre des groupes armés, notamment les fréquentes frappes aériennes. »

Vingt filles de 12 à 17 ans ont été victimes de viols, commis par le JNIM (7), des auteurs non identifiés (6), les Volontaires pour la défense de la patrie (4) et l’EIS (3). L’une des victimes est décédée à la suite d’un viol collectif. La plupart de ces jeunes filles ont été enlevées alors qu’elles allaient chercher du bois de feu ou de l’eau. L’ONU, de nouveau, juge ce chiffre très en dessous de la réalité, en raison de la stigmatisation et de la peur des représailles éprouvées par les victimes.

Des écoles et des centres de santé ont été utilisés à des fins militaires par les différents acteurs du conflit et parfois pris pour cibles.

Le courroux des autorités burkinabè ne semble pas avoir été atténué par la mention des efforts gouvernementaux de formation des forces de défense et de sécurité et de leurs supplétifs sur la protection des droits des enfants dans les opérations militaires. Ni par celle des actions menées pour la mise en place d’un cadre consultatif destiné à améliorer la mise en œuvre du protocole sur le transfert et la prise en charge des enfants associés aux forces armées et aux groupes armés.

À lire : Conseil de sécurité de l’ONU, « Les enfants et le conflit armé au Burkina Faso », rapport du Secrétaire Général, 19 mars 2025, 11 pages. Lire ici.


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IN ENGLISH

DR Congo. Virunga Park, a Century of Green Colonialism and Armed Rebellions
History Virunga National Park, in eastern DR Congo, is 100 years old. The oldest reserve in Africa, created during the Belgian colonization to the detriment of local populations, is one of the ancient causes of the ongoing destabilization of the region.
By Colette Braeckman

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