Les damnés du Burkina Faso (1/5)

Le désarroi de Youssouf, le policier qui failli arrêter Malam Dicko

Série · En 2016, Youssouf (prénom d’emprunt) a assisté à Djibo à l’émergence du groupe djihadiste Ansaroul Islam. Le policier a été à deux doigts d’arrêter son chef, Ibrahim Malam Dicko, avant qu’il mène sa première attaque et qu’il prenne le contrôle d’une partie du Soum. Dans ce témoignage inédit, il raconte la genèse de l’insurrection djihadiste au Burkina Faso.

Une délégation officielle en visite à Dori, dans le nord du Burkina, en mai 2021.
© Kalidou Sy

Nous sommes le samedi 14 septembre 2019. Aujourd’hui se tient à Ouagadougou un sommet extraordinaire de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Une quinzaine de chefs d’État sont attendus en grande pompe pour évoquer le problème du « terrorisme » au Sahel. Pour l’occasion, la capitale est ultra-sécurisée, il y a des barrages dans toute la ville. Au même moment, à 300 km au nord de Ouagadougou, c’est la panique. Des rumeurs font état du départ des policiers de la ville de Djibo, excédés par le manque de moyens mis à leur disposition pour lutter contre les djihadistes.

Youssouf (prénom d’emprunt) n’est pas étonné, il avait senti la chose venir. Ce policier de formation est né et a grandi à Djibo. D’un bon mètre quatre-vingt, bien portant, c’est avec nostalgie qu’il évoque ses souvenirs d’enfance : « J’ai effectué toute ma scolarité là-bas. La vie y était paisible, Les gens s’entraidaient, mangeaient ensemble. Il n’y avait pas de problème. » Selon Youssouf, la vie y était prospère : « Djibo vivait de son économie de bétail. Beaucoup d’étrangers - Ghanéens, Togolais, Nigériens, et je ne parle même pas des Maliens - venaient à Djibo. Des gens pouvaient se lever le mercredi [jour du marché, NDLA] et trouver leur compte. À la fin de la journée, ils pouvaient rentrer chez eux avec 20 000 ou 25 000 FCFA, de quoi tenir une semaine, jusqu’au prochain marché. »

À Djibo, le rapport à la religion a toujours été mesuré. Différents courants de l’islam cohabitaient. « Il y avait deux confréries : la Tidjaniya (les Doucouré) et la mosquée de Woursababé (les Cissé). Ces derniers furent les premiers à s’être installés à Djibo. » Mais au début des années 1990, l’arrivée d’un homme a tout changé : « C’était en 1991 ou en 1992, je ne sais plus. Le père de Malam Dicko est arrivé d’un village malien situé à la frontière du Burkina. »

La « révolution » d’Ibrahim Malam Dicko

Ibrahim Malam Dicko, le fondateur d’Ansaroul Islam, en 2012.
DR

Il commence par demander une parcelle de terre pour construire sa mosquée - requête qui est acceptée par les Tidjanes et les Woursababés. Avec ses discours « révolutionnaires », il cherche à déconstruire l’ordre social et n’hésite pas à s’en prendre ouvertement à ses pairs marabouts. « Dans ses prêches, il soutient qu’un marabout ne doit pas attendre d’aumône, qu’il doit travailler lui-même, qu’il ne faut pas faire de mariages fastueux avec de grosses dépenses pour ensuite vivre dans la précarité », explique Youssouf. Cela ne plaît guère aux autres confréries, d’autant qu’au fil du temps, le nombre de ses adeptes a augmenté.

Au début des années 2010, son fils Ibrahim Malam Dicko a pris la relève. Très éloquent, il était vu comme un gourou par ses adeptes : « Il prêchait du social, se remémore Youssouf. Malam disait qu’il n’est pas permis d’égorger plus de deux moutons durant les fêtes. Il avait beaucoup d’adeptes qui voyaient en ses discours une révolution au sens noble de leur islam. »

Mais les choses ont changé après un voyage de Dicko au Mali. « Il allait à Bandiagara et à Tombouctou pour parfaire sa connaissance islamique. Il allait chez un maître coranique qui s’appelait Mobogana, à Bandiagara, qui est connu pour avoir enseigné à Amadou Koufa1. Son islam est considéré comme extrémiste. Malam multipliait les allers-retours entre le Mali et Djibo. Un jour, il a emmené 40 jeunes avec lui dans son village de Soboulé [situé dans le Soum, NDLA]. À leur retour, ils ont décidé de créer une association, Al-Irchad, pour venir en aide aux personnes démunies, aux malades, aux orphelins. L’adhésion était payante. Il fallait débourser 6 000 FCFA par personne. Son association n’était pas reconnue, elle n’avait même pas de récépissé », explique Youssouf.

Cette association s’était fixé pour mission d’aider les villageois dans le besoin. Le nombre d’adhérents a augmenté jusqu’à arriver à une centaine de membres. C’est à ce moment-là que Dicko a décidé d’intégrer une dizaine de personnes « lettrées » dans son association. « Il a réussi à avoir dans chaque village environnant un délégué-représentant d’Al-Irchad. Tout cela s’est fait pacifiquement. C’était un processus de professionnalisation de son association qui lui a permis de recevoir un récépissé et d’être reconnu par l’État. » À partir de là, la « doctrine Malam » a gagné tous les villages voisins. « Et un jour, il a commencé à dire qu’il fallait arrêter l’école du blanc car elle nous fait perdre notre culture. »

« Si je prends les armes, qui est prêt à me suivre ? »

Nous sommes fin 2012 début 2013. Les services de police où officie Youssouf sont alertés car beaucoup de villageois retirent leurs enfants de l’école sans aucun motif. Au même moment, Dicko fait des allers-retours entre le Mali et le Burkina. En septembre 2013, il est arrêté avec une grosse somme d’argent à Tessalit, dans le nord du Mali, par les services de renseignements maliens et par les militaires français de l’opération Serval. Il ne sera relâché qu’en 2015.

Dès son retour à Djibo cette année-là, Ibrahim Malam Dicko commence à faire des prêches dans des radios locales où il appelle les gens à se mobiliser contre certaines pratiques. Un jour, dans une émission, il interpelle les auditeurs : « Si je prends les armes, qui est prêt à me suivre ? » À la suite de quoi l’émission a été interrompue. Dans la foulée, Dicko a été convoqué par les chefs des deux confréries et il a dû s’excuser publiquement. Mais ses appels à la révolte armée ont continué jusqu’à ce que son émission soit suspendue définitivement.

Lors de sa dernière émission, dans son prêche, il a appelé à combattre les koufar, ceux qui ne prient pas et ceux qui sont contre sa doctrine. « Puis il a prononcé cette phrase qui, pour moi, fut le tournant : “Qui est prêt à mourir pour l’Islam ?” L’antenne était ouverte, les gens appelaient et il prenait leur numéro et le nom de leur village. C’est là que nous avons compris que le ver était dans le fruit », explique Youssouf.

Youssouf (ici à Ouagadougou en 2019) a souhaité rester anonyme, comme la plupart des victimes et des témoins de cette guerre.
© Kalidou Sy

Selon des sources sécuritaires, après cet épisode, Dicko a emmené avec lui 46 hommes dans la forêt de Foulsaré, au Mali, pour être formés par les combattants d’Amadou Koufa. Ces hommes venaient pour la plupart de son village, Soboulé. Youssouf et ses collègues l’ont aussitôt signalé à la hiérarchie. Youssouf travaillait alors dans les services de renseignements. Il suivait tous leurs faits et gestes. « Des sources m’ont affirmé que des armes avaient été introduites dans le village de Soboulé. Selon nos renseignements, ces armes ont été acheminées via le chef d’un village voisin. Peu après, un conseiller municipal est venu me voir pour m’avertir du danger qui risquait de frapper le Nord. J’ai écrit une note à ma hiérarchie pour alerter. Mes chefs m’ont dit de suivre la situation et de régulièrement rendre compte. »

« Son tô était encore chaud »

Le 9 novembre 2016, lors d’un mariage, un des frères de Dicko est venu voir le mari. Il lui a reproché de ne pas les avoir conviés pour prêcher. Le marié s’est opposé à eux. « La nuit, aux alentours de 23 heures, le frère de Malam est revenu avec un autre combattant et ils ont tiré en l’air pour disperser l’assistance. Ce sont les premiers coups de feu de l’histoire du terrorisme à Djibo. » Le lendemain, le 10 novembre, Youssouf est venu sur les lieux avec un collègue. Ils ont pu s’entretenir avec le marié, qui leur a fait le récit de cette folle nuit.

Nous avons immédiatement fait un rapport à la hiérarchie. Ensuite, nous sommes allés à Soboulé. Et là, on a vu un des membres armés du groupe de Malam en train de prêcher avec Malam. Cet homme me connaissait très bien, il savait que j’étais policier. Je lui avais rendu plusieurs services avant sa radicalisation. Il était déjà venu chez moi. Il s’est approché de moi et m’a dit : « Par la grâce de Dieu, je te demande de quitter les lieux. » Je lui ai demandé pourquoi. Il m’a répondu qu’ils étaient tous armés. Vraiment, ce jour-là, il m’a sauvé la vie.

Les policiers quittent les lieux à 16 heures et rendent compte de cet incident à leur hiérarchie, laquelle a ensuite transmis l’information à Ouagadougou. « Notre but était de mener une interpellation rapide », précise Youssouf. Une mission de 15 véhicules se prépare à mener l’assaut. « Comme je connaissais la ville, j’étais en tête du cortège », dit-il avec humilité. Police, armée, gendarmerie, tous les services sont mobilisés. L’opération débute à 2 heures du matin. « À 3 heures, nous étions sur les lieux. Nous avons procédé aux premières arrestations. 57 personnes ont été interpellées. Nous avons trouvé armes, munitions et matériel de fabrication d’engins explosifs. Nous avons dit aux militaires à nos côtés de prendre tous les téléphones portables des combattants », se souvient-il. Mais l’un d’eux a réussi à biper Dicko et à l’avertir.

C’est un bip de quelques secondes qui a permis à Malam d’échapper à la rafle. Youssouf estime qu’ils sont passés à deux doigts ce jour-là d’arrêter celui qui allait bientôt devenir l’homme le plus recherché du Burkina Faso. « Lorsque nous sommes arrivés chez lui, son tô [un plat traditionnel, NDLA] était encore chaud. Sa femme et ses enfants étaient là. Sa mère était là, elle s’est évanouie dans mes bras. Mais Malam et ses frères avaient eu le temps de fuir. » Finalement, l’opération a permis d’interpeller 74 personnes.

À Nassoumbou, le fiasco des services de renseignements

Cette opération a signé le début de la terreur dans le Soum. « Un conseiller municipal de Soboulé a été tué par les terroristes. Il travaillait beaucoup avec nous », regrette Youssouf. Puis, le 12 novembre, Hamadoun Boly, un des lieutenants de Dicko, a été abattu par ce dernier car il ne voulait pas prendre les armes contre ses propres parents. Il prônait l’endoctrinement par le prêche. « Les hommes de Malam le soupçonnaient de nous donner des informations. »

Cinq jours plus tard, un événement marquera un tournant dans l’histoire du djihad au Burkina Faso. Youssouf s’en souvient bien : « Le 14 décembre, nous avons eu vent de l’imminence d’une attaque de grande envergure à Djibo lors du Mawlid. Malam et ses adeptes sont contre cette pratique qui fête la naissance du prophète Mohamed. Nous avons rapidement mis un dispositif d’alerte en place », explique t-il. Un reproche souvent fait aux autorités burkinabè est l’absence d’un service de renseignements compétent - surtout depuis la dissolution du Régiment de sécurité présidentielle (RSP), le 6 octobre 20152. Pourtant, selon les dires de Youssouf, l’information a bien été transmise aux gradés.

La nuit du 14 décembre, nous avons été informés de l’existence d’un camp d’entraînement clandestin à Boulé. Des Arabes du Mali étaient venus former des combattants burkinabè. Boulé est l’un des derniers villages frontaliers avec le Mali. Nous avons donc conclu qu’ils préparaient une attaque de grande ampleur. Et la base la plus proche était celle de Nassoumbou. Nous avons donc fait une fiche de 21 pages pour signaler l’imminence de l’attaque. Le problème, c’est qu’il y a eu une lenteur dans l’échange d’informations entre les différents services. Car nous étions au courant de l’attaque. Déjà, le 15 décembre au soir, des Dogons de Djiguel nous avaient informés qu’un important contingent d’hommes se déplaçant à motos et brandissant des drapeaux noirs se dirigeaient vers Nassoumbou.

Le 16 décembre 2016, aux alentours de 4 heures du matin, les premiers tirs retentissent à Nassoumbou. Youssouf appelle personnellement le chef d’état-major général des armées pour l’en informer. Entre-temps, les assaillants ont tué des soldats et détruit du matériel. Les quelques soldats survivants ont fui. « L’avion est venu vers 9 heures, et notre équipe est arrivé 45 minutes après avec l’unité spéciale de la police. Nous avons pu sauver 17 soldats. Malheureusement, d’autres n’ont pas eu cette chance. On voyait leurs corps calcinés qui brûlaient encore », raconte Youssouf, la voix tremblante. Le bilan est lourd : 12 morts et 4 blessés. Selon Youssouf, ses supérieurs ont tenté de camoufler les lenteurs de la chaîne d’information en faisant pression sur lui. « On nous a intimé l’ordre de ne pas divulguer le fait que nous les avions alertés deux jours avant », assure-t-il. Dix jours plus tard, l’attaque a été revendiquée par Ibrahim Malam Dicko, officialisant par là même la naissance du groupe djihadiste Ansaroul Islam3.

« Une nuit, ils sont venus toquer chez moi »

Youssouf en est convaincu : le tout-militaire ne suffira pas à endiguer la menace djihadiste au Burkina Faso. La solution est ailleurs. À commencer par le rétablissement d’une justice sociale. « Il y a beaucoup de maux qui expliquent cela : la mal-gouvernance, les conflits fonciers, mais également l’injustice sociale. Les terroristes ont su profiter de tous ces griefs », explique t-il.

Youssouf a quitté Djibo en septembre 2017 car il était personnellement visé par les groupes djihadistes. « Beaucoup de nos sources ont été abattues. J’ai été piégé à maintes reprises. J’ai échappé à la mort. » Il se souvient d’un épisode qui aurait pu causer sa perte : « Une nuit, ils sont venus toquer chez moi. Ma femme a ouvert la porte. Ils ont demandé après moi. J’ai pu m’échapper par l’arrière de ma maison en sautant par-dessus le mur du voisin. Ils m’ont ensuite appelé pour me dire que la prochaine fois ils ne me rateront pas », raconte t-il avec un sourire nerveux.

Bien qu’il ait changé de numéro de téléphone à plusieurs reprises, les djihadistes arrivaient toujours à l’avoir. Youssouf me confesse avoir dormi durant neuf mois sur le toit de sa maison. Craignant pour sa vie, s’estimant insuffisamment soutenu par sa hiérarchie, il est tombé dans la dépression. « Au lieu de me soutenir, ma hiérarchie m’a répété que je ne pouvais pas stopper le terrorisme à moi tout seul. J’ai répondu que Djibo c’est chez moi, que je ne laisserai pas ces gens gâter ma ville. Quoi qu’il se passe, je suis informé car c’est ma ville. Donc j’aide mon administration. Malgré les difficultés. »

1Amadou Koufa est un chef djihadiste malien, fondateur de la katiba Macina affiliée à la Jamāʿat Nuṣrat al-Islām wal-Muslimīn (JNIM ou GSIM, pour Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans), une coalition de groupes armés fondée par Iyad Ag Ghaly.

2Cette unité d’élite était considérée comme la garde prétorienne de Blaise Compaoré.

3Ansaroul Islam est lié au JNIM. Ibrahim Malam Dicko est mort en mai 2017. Son frère, Jafar Dicko, lui a succédé à la tête du mouvement.