Les damnés du Burkina Faso (5/5)

Le calvaire de Fatim, enseignante meurtrie dans sa chair

Série · En février 2020, Fatim (prénom d’emprunt) a été violée par des djihadistes présumés dans la région de Dori, en présence d’une collègue. Dans ce témoignage glaçant, les deux institutrices racontent l’indicible avec pudeur.

Fatim (prénom d’emprunt), dans une salle de classe.
© Kalidou Sy

« Allons droit au but ! » m’ordonne Fatim (prénom d’emprunt), d’une voix apeurée. La jeune femme plante tout de suite le décor. « Ça me met mal à l’aise de parler de ça. Ça me gêne... Mon mari ne veut pas que j’en parle. » Lorsque je commence mon entretien avec cette enseignante d’une école de Dori, nous savons tous les deux pourquoi je suis ici. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je lui demande de se présenter succinctement, de raconter sa vie, sa famille. « Je suis âgée de 25 ans, je suis mariée mais je n’ai pas d’enfants », me répond-elle.

Fatim porte le hijab et se présente comme une musulmane pratiquante. Originaire de Ouagadougou, elle enseigne depuis 2017 dans une école d’un village du département de Dori. Située dans la région du Sahel, Dori fait partie de ce que l’on appelle la « région des trois frontières » ou Liptako-Gourma. Le Liptako est une zone qui englobe des pans du Burkina Faso, du Mali et du Niger, et qui est en grande partie contrôlée par les groupes djihadistes.

Depuis le début des attaques djihadistes au Burkina Faso, l’éducation dite « occidentale » est la cible des groupes armés. Des travailleurs du secteur de l’éducation font régulièrement état de menaces, d’intimidations et d’attaques contre des écoles et des enseignants. Une dizaine d’entre eux ont été tués. Conséquence : fin 2022, 6 253 établissements scolaires étaient fermés au Burkina Faso, affectant plus de 1 million d’élèves et près de 30 000 enseignants, selon les chiffres du ministère de l’Éducation nationale. Malgré tout, quelques enseignants ont tenté de résister jusqu’au bout. Ils ne voulaient pas céder au chantage des djihadistes et ont continué d’enseigner en dépit du danger.

« Ils m’ont demandé mon âge, si j’avais un mari... »

C’était le cas de Fatim, jusqu’à un matin de février 2020. Ce jour-là, comme chaque jour, elle se rend à son école à pied avec Nathalie (prénom d’emprunt), une collègue enseignante. Il est 8 heures lorsque, à 5 kilomètres de l’école, les deux femmes sont arrêtées par six individus. « Ils étaient tous armés. Au départ, nous discutions avec eux. Ça a duré près d’une heure. Ils nous ont posé des questions sur comment ils étaient perçus par les villageois et par nous-mêmes », se souvient-elle. Mais Fatim est perturbée par un détail qui la met mal à l’aise : « Ils ne s’adressaient qu’à moi sans prêter attention à ma collègue. »

L’enseignante a vite compris que son voile avait attiré l’attention des hommes armés. « Ils m’ont dit que le voile ne suffisait pas pour faire de moi une bonne musulmane. Que l’islam est dans le cœur », explique Fatim. À partir de ce moment, les terroristes vont devenir plus pressants dans les questions. « Ils m’ont demandé mon âge, si j’avais un mari et des enfants. J’ai répondu “oui” à chaque fois, pensant que ça allait me sauver... », dit-elle la voix tremblante. « L’un d’eux m’a dit qu’on avait le même âge et qu’il voulait me prendre comme épouse. » Fatim, tétanisée, tente tant bien que mal de faire changer d’avis son agresseur. « Je lui ai répété que j’avais un mari. Mais rien à faire, il m’a répondu qu’un mari musulman responsable ne m’aurait pas laissé travailler. »

L’histoire ne s’arrête pas là, mais Fatim n’a plus la force de poursuivre son récit. Nathalie, sa collègue, tient à raconter ce cauchemar : « Il nous ont retiré nos téléphones portables et nous on fait asseoir sous un arbre. L’un d’entre eux a violé Fatim. L’homme m’a ordonné de me retourner. J’étais à genoux, je ne voyais pas la terrible scène, je n’entendais pas ma collègue. Pas un bruit, pas un hurlement. » Mais une fois les terroristes repartis, Fatim se lâche : « Elle a commencé à hurler », se souvient Nathalie. Une immense douleur mêlant rage, colère et tristesse1.

« Depuis ce jour-là, je ne dors plus. J’ai même eu des ulcères, dus au stress, à l’angoisse, à la peur. Dès que j’entends le bruit d’une grosse moto, je suis dans un état second », déplore Nathalie. Les deux enseignantes sont allées porter plainte à la gendarmerie. Ça n’a pas été une démarche facile. Les femmes victimes de viols ont souvent du mal, pour différentes raisons (influence de l’agresseur ou peur de représailles notamment), à passer le pas de la dénonciation de leurs agresseurs.

« On ne peut pas continuer ainsi »

Fatim s’approche de moi et coupe la parole à sa collègue. « Je suis une croyante, je mets tout dans l’attitude. Je suis dépassée par les événements. Dieu sait ce qu’il [le violeur] a fait. Pourquoi est-ce à moi que c’est arrivé ? » s’interroge-t-elle. « C’est vraiment trop grave. Je ne souhaite pas ça à ma plus grande ennemie... Les mots me manquent », poursuit-elle. Malgré le soutien sans faille qu’elle a reçu de son mari et de son père, les deux seules personnes mises au courant, revenir enseigner lui est inconcevable. « J’aime mon métier, mais si c’est pour retourner dans ces zones et mettre ma vie en danger... je préfère démissionner ! » explique Fatim.

L’enseignante lance un appel à l’aide : « Il faut que ça s’arrête, il faut faire quelque chose. On ne peut pas continuer ainsi, vivre dans la peur. » Quant à Nathalie, elle est toujours sous le choc. « Durant deux semaines, je n’arrivais plus à dormir jusqu’au point où j’en suis arrivée à prendre des cachets de chlore », explique-t-elle. Seuls sa sœur et son petit ami ont été placés dans la confidence. Sa plus grande tristesse est de ne pas avoir reçu de soutien d’amis ou de proches qui en ont eu vent. « Il y a des gens qui ont mon numéro et ne m’ont jamais appelée pour savoir comment j’allais. » Depuis cette terrible journée, l’enseignante n’est pas retournée en classe. « Je souhaite changer d’école, de région d’affectation, voire de métier. » 

1Les cas de violences sexuelles étant très difficiles à documenter dans la guerre actuelle au Sahel, la réalité de ce phénomène est impossible à chiffrer. L’on sait cependant que les victimes sont très nombreuses. Lire à ce sujet : « Dans le centre du Mali, victimes et bourreaux vivent ensemble », rapport d’enquête de la FIDH, novembre 2022.