Nous sommes en 1976. La guerre froide bat son plein. Officiellement libérés du colonialisme depuis une quinzaine d’années, les pays africains attisent l’appétit du bloc occidental et soviétique. Après une parenthèse enchantée et le vent d’espoir qu’ont suscités les indépendances, la fin des années 1960 laisse place à un avenir désanchanté : Mali, Algérie, Burkina Faso, Bénin, Congo… Les coups d’État militaires se succèdent. Au Togo, ancienne colonie française, un militaire dirige le pays depuis 1967. Son nom : Gnassingbé Eyadéma. C’est le guide de la révolution populaire togolaise. L’homme providentiel aux pouvoirs mystiques. Un ancien lutteur issu d’une famille pauvre qui est arrivé au pouvoir grâce à son intelligence. Il n’y a pas assez de superlatifs pour le qualifier : soldat érudit et affable formé par la France, patriote qui a sauvé le pays de l’anarchisme et de la menace communiste. Seul Dieu est au-dessus de lui… Ce portrait élogieux – c’est un euphémisme – du putschiste togolais Eyadéma n’est pas l’œuvre de l’auteur de cet article.
Cette ode est issue d’une bande dessinée intitulée Il était une fois… Eyadéma. Derrière cette histoire se trouve une maison d’édition nommée ABC, ou Afrique Biblio Club. ABC lance en 1976 « Il était une fois… », une collection de BD sur l’histoire des « pères de la nation » de nombreux pays africains. La première est consacrée à Eyadéma. Puis d’autres suivront très vite : Mobutu (RD Congo, 1977), Hassan II (Maroc, 1979), Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire, 1979), Ahidjo (Cameroun, 1980), Kadhafi (Libye, 1980), Bongo (Gabon, 1980), ou encore Duvalier (Haïti, 1980).
L’aventure ABC repose sur une organisation bien ficelée. À la tête de la maison d’édition on retrouve un duo de dirigeants complémentaire. Jean-Louis Gouraud, ancien responsable du service Culture du magazine Jeune Afrique (et grand spécialiste du cheval et de l’équitation…), qui possède un carnet d’adresses non négligeable sur le continent, et Alain Gouttman, historien du Second Empire et de Napoléon, ce qui vaut en quelque sorte caution dans le traitement hagiographique des personnages. Côté éditorial, on retrouve le scénariste Serge Saint-Michel, qui a côtoyé les plus grands auteurs de BD, dont René Goscinny, père des aventures d’Astérix et Obélix.
Payés en cuivre et en moutons
Dominique Fagès, lui, avait la lourde responsabilité d’illustrer les traits des héros de la collection. « Je n’ai jamais rencontré les chefs d’État concernés, confie-t-il à Afrique XXI. Je ne connais pas l’Afrique et je n’y suis jamais allé, donc l’éditeur nous fournissait des tas de photos d’agences de Eyadéma, Mobutu ou Kadhafi… » Le dessinateur était âgé de 27 ans et débutait dans le métier. « J’étais content d’avoir du boulot mais c’est vrai qu’avec du recul, c’est dingue ! À l’époque, je sortais de l’école, je cherchais du travail. Je voulais faire de la BD mais je ne trouvais rien, et j’ai décroché ce truc-là par hasard… C’était quand même édité par Casterman, mine de rien… ». Casterman, immense maison d’édition belge spécialisée dans les bandes dessinées avec Les Aventures de Tintin, de Hergé, en tête de gondole. Si aucun lien capitalistique n’est connu entre Casterman et Afrique Biblio Club, certaines des bandes dessinées de la collection ont été imprimées à Tournai, dans les locaux de l’éditeur belge. Signe que la maison ne lésinait pas sur les moyens pour satisfaire leurs clients africains...

Un demi-siècle plus tard, Dominique Fagès garde une image sulfureuse de ses ex-employeurs « C’étaient en fait des mercenaires de l’édition. Ils faisaient des bouquins luxueux. Je me souviens qu’ils se sont fait payer le bouquin sur Eyadéma en cuivre et en moutons… » Et pour les scénarios, la recette était très simple : romancer l’arrivée au pouvoir de ces futurs dictateurs, retracer leur parcours en racontant l’histoire d’hommes qui ont tout sacrifié pour le bien de leur nation. Dominique Fagès ajoute :
Je n’étais pas responsable du scénario, qui était toujours le même d’un album à l’autre. Un capitaine africain de l’armée française prend le pouvoir plus ou moins légitimement et devient copain avec les présidents français. C’est la Françafrique. La France amie de l’Afrique qui soutenait des dictatures.
Dominique Fagès a dessiné les BD d’Eyadéma, Mobutu et Kadhafi. Il fallait être productif : « La barre était très haut, il fallait être très performant et aller très vite sans se poser de questions. Au niveau des dessins, c’était une vraie performance… », raconte-t-il. Cinquante ans après, il a toujours en mémoire les absurdités historiques des scénarios. « Dans la BD de Mobutu, on a écrit que le futur président du Zaïre [devenu RD Congo en 1997, NDLR] apprend la mort de Patrice Lumumba par téléphone alors qu’on sait tous qu’il y est pour quelque chose… », explique-t-il.

Et pour cause, la réalité est moins glorieuse… Le Premier ministre congolais Patrice Lumumba a été tué en 1961 par les États-Unis et la Belgique avec comme marionnette Joseph Mobutu, qui deviendra Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga lors de la « zaïrianisation » du pays, en 1971.
« C’est une manipulation, c’est de la propagande ! »
Le dernier personnage que Dominique Fagès a dessiné était Mouammar Kadhafi, avec, là aussi, une réécriture de l’Histoire. « Il y avait une espèce de caution intellectuelle disant que Kadhafi était un type formidable. Je commençais à en avoir marre de faire ça… » Et puis, un jour, Dominique Fagès apprend que le livre sur Eyadéma a été distribué gratuitement dans les écoles togolaises. « À ce moment-là, j’ai ressenti un sentiment de culpabilité. J’ai totalement été manipulé. J’ai énormément appris en technique de dessin, mais au niveau de la conscience c’est redoutable. Malgré tout, cinquante ans après, je retiens curieusement que j’ai appris mon métier », explique-t-il, fataliste, jusqu’à faire une comparaison osée :
Ils ne vendaient pas d’armes, mais c’est quand même une arme ce truc puisque c’est de la propagande distribuée à des gens qui n’ont pas eu d’éducation… C’est dégueulasse, c’est une manipulation, c’est de la propagande ! Mais à l’époque on n’en avait pas conscience vu que c’était des amis de la France.
On lui propose ensuite de dessiner Bokassa, mais il refuse et décide de ranger les crayons pour cette aventure.
Entre-temps, les éditions ABC lancent une autre collection sur l’Afrique nommée Je connais (nom du pays). Dans le tome consacré au Cameroun, on peut lire des éléments de langage tout droit sortis de la sémantique coloniale française. On y parle d’« actes terroristes » déclenchés en 1956 par l’Union des populations du Cameroun (UPC) pour évoquer la rébellion indépendantiste. Il est précisé que son leader, Ruben Um Nyobe, a été tué le 13 septembre 1958 par « une patrouille des forces de l’ordre », comprenez des forces militaires françaises.
La réécriture de l’Histoire ? « Je n’ai rien à redire »
De son côté, Jean-Louis Gouraud, l’un des éditeurs mais surtout l’un des penseurs de cette collection, explique avoir créé ces BD dans une volonté de connecter les Africains avec leur histoire. « J’avais fait une collection de livres de poche qui s’appelait les Grandes figures africaines avec mon ami l’historien Ibrahima Baba Kaké, dit-il à Afrique XXI. Je voyais bien que les Africains étaient très demandeurs d’histoire du continent et des grands personnages, j’ai donc décidé de faire des bandes dessinées pour les plus jeunes. » Concernant la réécriture de la vie des personnages, il assume totalement et va même l’expliquer par la nature autoritaire de ces régimes :
Vous savez, tous ces pays fonctionnaient quand même sur des régimes de surveillance de contenu. Je n’ai rien à redire là-dessus. Tous les pays, même les plus “démocratiques”, exercent une surveillance sur les contenus historiques.
Mais combien d’argent cette aventure lui a rapporté ? Jean-Louis Gouraud ne donne aucun chiffre mais confirme les dires de Dominique Fagès : « Naturellement, il y avait une contribution financière dans le sens où les gouvernements qui acceptaient devaient m’acheter un certain nombre d’exemplaires pour la distribution dans les écoles. »
L’aventure s’arrête en 1980. Au total, seize portraits flatteurs de présidents africains auront été publiés en quatre années dans la collection « Il était une fois… ». Ces livres ne resteront pas dans la postérité, mais ont le mérite d’être témoins d’une époque où la France « meilleure amie de l’Afrique » avait une complaisance décomplexée avec des régimes dictatoriaux.

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