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RDC-USA. « L’assassinat de Lumumba est un drame international »

Entretien · Stuart Reid, rédacteur en chef de Foreign Affairs Magazine, est l’auteur d’une enquête minutieuse sur l’assassinat, en 1961, du Premier ministre du Congo indépendant, Patrice Emery Lumumba. Il met à nu les obsessions de Washington durant la guerre froide qui ont aveuglé les autorités états-uniennes de l’époque et condamné le leader indépendantiste.

L'image semble représenter une fresque murale avec des portraits de différentes personnes. Au centre, on peut voir un homme portant des lunettes, avec une barbe et un sourire. Son nom, "Patrice Lumumba", est écrit en dessous de son portrait. Les autres éléments de la fresque peuvent inclure des symboles ou des motifs colorés, contribuant à une ambiance artistique et culturelle. La fresque pourrait célébrer des figures historiques ou politiques importantes.
Peinture murale à San Francisco (2010).
© Gary Stevens/Flickr

La chute de l’empire colonial belge au Congo est au cœur de The Lumumba Plot. The Secret History of the CIA and a Cold War Assassination. Parmi les nombreuses révélations glaçantes du livre, il y a l’ordre clair du président des États-Unis, Dwight Eisenhower, d’assassiner Patrice Lumumba, alors Premier ministre du Congo indépendant (devenu Zaïre, puis République démocratique du Congo). Il le sera le 17 janvier 1961 mais, finalement, pas par les États-Uniens directement. On comprend également que l’obsession de Washington pour la guerre froide a conduit les autorités à se méprendre sur les réels sentiments de Lumumba envers l’URSS et les États-Unis.

Les recherches approfondies de Stuart Reid (rédacteur en chef à Foreign Affairs Magazine et plutôt étranger au sujet à la base) dans les câbles des principaux acteurs – dont certains n’ont été rendus publics par le département d’État qu’en 2013 – révèlent de profonds dysfonctionnements. Dans certains cas, les lettres et les documents privés ou les souvenirs des enfants de protagonistes révèlent des aspects personnels et des prises de décision impitoyables inconnues jusque-là.

Des hommes comme Dag Hammarskjöld, le chef de l’ONU décédé dans un crash d’avion en 1961, Joseph-Désiré Mobutu, l’ami perfide de Lumumba, Moise Tshombe, l’instrument belge du séparatisme katangais, et Larry Devlin, l’homme des mauvais coups de la CIA, prennent vie de manière saisissante alors qu’ils jonglent pour se frayer un chemin durant ces années troublées. Stuart montre que la tragédie de l’assassinat de Lumumba n’est pas celle de l’échec du développement de son pays seulement, mais aussi du continent, à l’époque et pendant les décennies qui ont suivi, car les États-Unis ont fait du Zaïre de Mobutu l’outil de l’impérialisme et un modèle de corruption.

« Cette histoire ne devait pas être ennuyeuse »

Victoria Brittain : Pouvez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à écrire ce livre très ambitieux dans un domaine nouveau pour vous ?

Stuart Reid : Tout a commencé par une visite en Afrique en 2014. J’écrivais un article pour le magazine Politico sur Russ Feingold, un ancien sénateur américain que l’administration Obama avait nommé envoyé spécial dans la région des Grands Lacs, en Afrique. J’ai tout de suite été séduit par l’endroit et j’ai commencé à me documenter sur son histoire. Plus je lisais, plus je me rendais compte qu’il y avait là une histoire sur la naissance traumatisante du pays. La crise du Congo a fait la une des journaux occidentaux en 1960 et 1961, avant d’être largement oubliée par le grand public. Les États-Unis y ont joué un rôle de premier plan. Et pourtant, j’avais à peine entendu parler de cet épisode. Et puis, bien sûr, il y avait des personnages plus grands que nature : Mobutu, Devlin, Hammarskjöld et, surtout, Lumumba lui-même.

Victoria Brittain : Vous avez été soutenu par dix-sept assistants de recherche, notamment en République démocratique du Congo (RDC) et en Belgique, par les contributions de plus d’une douzaine d’amis et d’universitaires. Comment tant de personnes se sont investies dans ce livre ? Et comment, bien que vous souligniez ne pas avoir de doctorat, avez-vous écrit un livre académique qui se lit comme un roman ?

Stuart Reid
Stuart Reid
© DR

Stuart Reid : L’écriture d’un livre est beaucoup plus un travail d’équipe que je ne l’avais imaginé. J’ai dû engager des personnes pour, par exemple, fouiller une boîte dans des archives lointaines (d’autant plus qu’une grande partie de la recherche a eu lieu pendant la pandémie) ou mettre en forme des notes de fin de document. Et lors de mes quatre voyages en RDC, j’ai dû travailler avec des journalistes locaux pour organiser des interviews. Ensuite, il y a eu le processus d’édition et de vérification des faits, bien sûr. Enfin, j’ai fait appel à des amis, à des membres de ma famille et à des contacts professionnels qui ont servi de lecteurs pilotes pour le livre. Cela a été extrêmement utile. Tout le monde a fait des commentaires utiles.

Mon objectif était que le livre réponde aux normes académiques en matière de rigueur, d’exactitude, de sources, etc. Mais aussi à mes propres normes littéraires. Ces deux objectifs ne s’excluent pas mutuellement, comme le prouve, je l’espère, mon ouvrage. Une histoire relatant des événements aussi dramatiques et mettant en scène des personnages aussi fascinants ne devait pas être ennuyeuse !

Victoria Brittain : Vos 120 pages de notes révèlent l’étendue des documents consultés : CIA, département d’État, Maison Blanche, ONU et gouvernement belge, les lettres privées, ainsi que tous les livres de votre bibliographie de 10 pages, auxquels s’ajoutent des dizaines d’interviews. Pourriez-vous nous dire quelles ont été les sources les plus importantes pour vous ?

Stuart Reid : L’une des sources clés a été la série de câbles que le département d’État a tardivement rendue publique en 2013. On pouvait enfin lire les communications quotidiennes de la CIA et du département d’État, de Washington à Léopoldville, qui réagissaient aux événements et les façonnaient. Les entretiens que j’ai menés avec des personnes qui ont vécu les évènements à l’époque sont également très importants d’un point de vue narratif. La fille de Lumumba, Juliana, par exemple, m’a raconté ses souvenirs de l’assignation à résidence – des petits détails révélateurs qui donnent vie à l’histoire.

« En 1960, Mobutu était un colonel nerveux »

Victoria Brittain : Il y a deux personnages clés que vous décrivez avec une profondeur et une compréhension que je n’ai jamais lues auparavant : Mobutu et le secrétaire général suédois des Nations unies, Dag Hammerskjöld. Vous nous livrez une image de Mobutu bien plus intéressante sur les séquelles psychologiques laissées par ces années de formatage par les Belges et les Américains. Et, concernant Hammerskjöld, un détail lors de sa quatrième et dernière visite au Congo souligne sa rigidité et le fossé culturel et personnel qui le séparait de Lumumba, lorsqu’il refuse de lire une émouvante lettre du Premier ministre sur ses conditions de détention à la prison du Camp Hardy et dans laquelle il demande l’intervention de l’ONU. Il refuse de la lire mais devient « tout rouge », montrant qu’il savait que ce comportement n’était pas approprié. Qu’avez-vous ressenti à leur égard à la fin de votre enquête ?

Stuart Reid : Ce que j’ai trouvé intéressant à propos de Mobutu, c’est que celui de 1960 et 1961 est très différent de celui que le monde allait connaître plus tard. Il n’était pas encore devenu un dictateur caricatural et tout-puissant ; c’était un colonel nerveux qui n’arrivait pas à se décider. N’oublions pas son jeune âge : 29 ans au moment de l’indépendance. Mais le hasard a voulu qu’il se retrouve au poste clé de chef d’état-major de l’armée. Alors, tout le monde lui chuchote à l’oreille et le soumet à des pressions contradictoires : les Belges, les Américains, l’ONU, les ministres congolais, ses collègues officiers.

Hammarskjöld était aussi, à bien des égards, un homme déchiré. D’une part, l’ONU était encore une institution dominée par les États-Unis, et Hammarskjöld, un homme de l’Ouest, en était venu à détester Lumumba. D’autre part, il ressentait une pression croissante de la part des pays africains et asiatiques qui soutenaient Lumumba. Sa politique à l’égard du Premier ministre a donc évolué au fil du temps, devenant par la force des choses plus conciliante à son égard. Un fossé s’est creusé entre les points de vue des États-Unis et de l’ONU. Mais, en fin de compte, l’ONU n’est pas intervenue pour sauver la vie de Lumumba, ce qu’elle aurait pu faire.

Mobutu Sese-Seko, président du Zaïre (1973), et Dag Hammarskjöld, secrétaire général de l'ONU (1961).
Mobutu Sese-Seko, président du Zaïre (1973), et Dag Hammarskjöld, secrétaire général de l’ONU (1961).
© DR

Victoria Brittain : Que dire de Larry Devlin, le chef de poste de la CIA au Congo ? Son emprise extraordinaire sur Mobutu, le financement presque illimité de la CIA et l’accès à des agents tels que l’Américain Sidney Gottlieb, le Luxembourgeois Andre Mankel et le Français David Tzitzichvili pour accomplir de sales besognes font toujours réfléchir, même si l’on connaît bien cette histoire, et choqueront ceux qui ne l’ont jamais connue…

Stuart Reid : Cela ressemble vraiment à une fiction, n’est-ce pas ? Ce que j’ai trouvé intéressant, c’est le mélange de compétence et d’incompétence de la part de la CIA. D’une part, vous avez ces criminels européens gaffeurs engagés par la CIA qui n’ont rien accompli, et un projet farfelu d’injection de poison envoyé par Washington dans la nourriture ou le dentifrice de Lumumba qui s’est avéré impossible à mettre en œuvre. Devlin lui-même avait une vision paranoïaque de la réalité de la guerre froide : par exemple, il imaginait que les Soviétiques pourraient « utiliser le Congo comme base pour infiltrer et étendre leur influence » à travers l’Afrique. Mais quand il l’a fallu, la CIA s’est montrée extrêmement décisive, notamment en soutenant le coup d’État de Mobutu et en donnant son feu vert à l’envoi de Lumumba au Katanga, et donc à la mort.

« Eisenhower a ordonné à la CIA de tuer Lumumba »

Victoria Brittain : Pouvez-vous décrire comment l’ordre de tuer Lumumba a été donné par le président américain Eisenhower lui-même ? Il a été vivement soutenu par les puissants racistes au pouvoir en Belgique, tels que Harold d’Aspremont, chef de la mission belge au Katanga, et par de nombreux fonctionnaires américains... Et quel a été le rôle de Kennedy, qui lui a succédé ?

Stuart Reid : La réunion clé a eu lieu le 18 août 1960. Eisenhower a rencontré le Conseil national de sécurité. Le Congo et Lumumba sont évoqués. Selon un preneur de notes présent : « [Le président] a dit quelque chose – je ne me souviens plus de ses mots – qui m’a semblé être un ordre d’assassiner Lumumba. » Nous avons de bonnes raisons de croire ce preneur de notes. Premièrement, il a témoigné en ce sens. Deuxièmement, j’ai trouvé les notes manuscrites d’un autre fonctionnaire sur la réunion, qui montrent un grand « X » à côté du nom de Lumumba (ce qui est, il est vrai, une preuve peu concluante). Troisièmement, et c’est le plus important, le conseiller à la sécurité nationale du président a dû harceler le chef de la CIA au sujet de l’ordre donné lors de la réunion pour s’assurer qu’une opération d’assassinat était en cours. Puis, lorsque les poisons sont arrivés au Congo, le chimiste qui les livrait, Sidney Gottlieb, a dit à Larry Devlin que l’ordre d’assassinat venait d’Eisenhower. Il ne fait donc aucun doute pour moi qu’Eisenhower a ordonné à la CIA de tuer Lumumba, malgré ce que les défenseurs d’Ike aiment à dire.

John F. Kennedy a remporté les élections en novembre 1960, mais n’a prêté serment qu’en janvier. Dans l’intervalle, certains de ses conseillers ont laissé entendre qu’ils allaient adopter une approche moins dure à l’égard de Lumumba. Il existait une réelle possibilité que Lumumba, désormais emprisonné, soit libéré et ramené au pouvoir. Mais cette possibilité effrayait Mobutu et ses hommes de main, ainsi que l’homme de la CIA en Afrique du Sud.

Victoria Brittain : Les luttes de pouvoir entre les fonctionnaires de l’ONU et les États-Unis au fur et à mesure de l’évolution de la situation au Congo constituent un aspect intéressant et complexe de cette débâcle. La mauvaise communication et le manque d’expérience n’étaient qu’une partie du problème, qui plongeait en fait ses racines dans le racisme occidental. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Stuart Reid : L’année 1960 a été une période de transition pour les Nations unies. Au début de l’année, l’ONU était encore un instrument au service des intérêts américains. Par exemple, pendant la guerre de Corée, l’intervention américaine dans ce pays a été officiellement une opération de l’ONU. Bon nombre des principaux conseillers de Hammarskjöld étaient américains. Mais la composition de l’organisation était en train de changer. De nouveaux membres africains faisaient leur entrée. Les Soviétiques en sont venus à regretter d’avoir autorisé l’opération de l’ONU au Congo indépendant. Au cours de la crise dans ce pays, des frictions se sont donc développées entre les États-Unis et l’ONU.

« Le complot était une partie importante de la commission Church »

Victoria Brittain : Pouvez-vous expliquer comment, en 1975, une grande partie de cette histoire, avec des révélations profondément choquantes, est tombée de manière inattendue dans le domaine public ? Pouvez-vous également expliquer comment Devlin, le chef de poste de la CIA au Congo, en témoignant, a occulté le rôle clé qu’il a joué en tenant Washington à l’écart jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour sauver Lumumba ? Et comment Richard Helms, adjoint du chef de la CIA Richard Bissell, a été incroyablement incapable de se rappeler quel était le problème avec Lumumba ?

Stuart Reid : Beaucoup de choses ont changé entre 1960 et 1975. Le scandale du Watergate, la guerre du Vietnam... Des détails sur les activités secrètes douteuses de la CIA avaient été divulgués à la presse. Le Sénat a donc voté la création d’une commission spéciale chargée d’enquêter sur les excès de la communauté du renseignement. Le président de cette commission, le sénateur Frank Church de l’Idaho, a estimé que les détails concernant les efforts d’assassinat de la CIA seraient les plus à même de frapper l’imaginaire du public, et c’est donc le sujet de son premier rapport. Le complot contre Lumumba constituait une partie importante de celui-ci.

Devlin est l’une des nombreuses personnes qui ont joué un rôle clé dans la mort de Lumumba. Il a autorisé le transfert de Lumumba au Katanga, dirigé par son ennemi historique Moise Tshombe, où tout le monde savait qu’il serait tué. Craignant que Washington ne lui demande d’intervenir et d’empêcher ce transfert, Devlin a tenu ses supérieurs à l’écart (même s’il les informait sur d’autres sujets). Il craignait, à juste titre, que Washington ne s’appuie sur la transition présidentielle imminente comme une raison de préserver le statu quo au Congo – toutes les décisions importantes devant attendre l’entrée en fonction de Kennedy.

Quant à Helms, sa citation à la commission Church de 1975 est étonnante : « Je suis relativement certain qu’il représentait quelque chose que le gouvernement des États-Unis n’aimait pas, mais je ne me souviens plus de quoi il s’agissait », a-t-il déclaré. Il a demandé de l’aide à ses interrogateurs. « Était-il de droite ou de gauche ? Qu’est-ce qui n’allait pas avec Lumumba ? Pourquoi ne l’aimions-nous pas ? » En 1960 et 1961, Lumumba faisait l’objet d’une peur intense à Washington et pourtant, un peu plus d’une décennie plus tard, au moins un haut responsable de la CIA ne se souvenait plus de son idéologie.

« Lumumba aurait présidé un pays neutre »

Victoria Brittain : Pourriez-vous expliquer comment, selon vous, la méprise de l’establishment américain sur le souhait de Lumumba d’entretenir de bonnes relations avec les États-Unis, et même de demander l’envoi de troupes américaines pour l’aider à maintenir l’unité de son pays face aux manœuvres belges au Katanga, a profondément empoisonné l’histoire postcoloniale de l’Afrique après sa mort ? Pouvez-vous imaginer que si Lumumba avait vécu, il aurait pu être un partenaire clé ?

Stuart Reid : Washington considérait Mobutu comme étant de son côté dans la guerre froide, ce qui était en grande partie vrai. Mais ce qui est amusant avec Mobutu en tant que client des États-Unis, c’est que l’Amérique n’en a même pas eu pour son argent. Il a expulsé deux ambassadeurs américains parce qu’il les trouvait trop peu déférents. Il a invité des centaines de conseillers militaires de la Corée du Nord communiste. Il a même accusé la CIA de comploter pour le renverser.

Il est fascinant d’imaginer ce qui se serait passé si Lumumba était resté Premier ministre et avait survécu. Comme je l’ai écrit dans mon livre, « s’il avait eu la possibilité de rester à son poste, il aurait probablement présidé non pas un État client de l’Union soviétique, mais un pays neutre, bien qu’orienté à gauche ». Mais bien sûr, les Congolais n’ont jamais eu la chance de connaître cette version de l’histoire.

Victoria Brittain : Quel est votre propre sentiment sur Lumumba après toutes ces années passées à l’étudier de si près ?

Stuart Reid : Mon objectif était d’éliminer les monticules de mensonges, de mythologie et de conspiration qui se sont accumulés autour de Lumumba au fil des décennies. Je me suis efforcé de présenter l’homme avec ses propres mots, dans le contexte de son époque et à travers le prisme de ses propres expériences. Le résultat est, je l’espère, le portrait d’un homme sans nostalgie, qui le montre dans toute sa complexité, tout en expliquant son attrait et en transmettant son humanité. Son assassinat a été une tragédie personnelle et nationale, voire internationale.

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