Plus de soixante ans après le crash de son avion en Rhodésie du Nord (l’actuelle Zambie), le mystère demeure sur la disparition de Dag Hammarskjöld. Durant ses huit années passées à la tête de l’Organisation des Nations unies, de 1953 à 1961, l’économiste suédois devenu diplomate avait réussi à s’attirer un grand nombre d’ennemis. Il s’était aliéné la France et la Grande-Bretagne en s’interposant dans la crise du canal de Suez en 1956 pour arracher un cessez-le-feu entre troupes égyptiennes et franco-britanniques. La France le vouait d’autant plus aux gémonies qu’il avait réclamé la saisine du Conseil de sécurité au sujet de la guerre d’Algérie, et tenté de s’interposer lors du siège de la base aéronavale de Bizerte, en Tunisie, en juillet 1961. En 1960, le Premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique, Nikita Khrouchtchev, avait de son côté exigé sa démission en pleine Assemblée générale, martelant du poing son pupitre. Exaspérés par sa gestion chaotique de la crise au Congo, les États-Unis et le Royaume-Uni s’étaient eux aussi interrogés sur l’avenir de « Monsieur H » à la tête de l’ONU.
Un autre ennemi se tenait en embuscade : l’Organisation armée secrète (OAS), un mouvement clandestin pro-Algérie française fondé en février 1961, peu avant l’échec du putsch des généraux à Alger. À partir de cette date, les attentats se multiplient en Algérie et dans l’Hexagone où, en juillet, émerge l’« OAS-Métro » (pour « métropolitaine »), dirigée par l’officier légionnaire Pierre Sergent1, sous la férule du général Raoul Salan, alors en cavale.
C’est à ce moment qu’est adressée de Paris une lettre à l’attention de Dag Hammarskjöld, directement au siège de l’ONU à New York. Il s’agit d’une condamnation à mort. Un fac-similé de cette lettre sommeillait dans le fonds documentaire de l’ex-secrétaire pour les Affaires africaines et malgaches à l’Élysée, Jacques Foccart, dont les dossiers sont conservés sur le site des Archives nationales à Pierrefitte, en banlieue parisienne.
Un réquisitoire injurieux
Inséré dans un dossier de couleur crème réservé aux correspondances du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (le SDECE, ancien nom des services de renseignements français de 1944 à 1982) pour le cabinet du Premier ministre de l’époque, Michel Debré, orné d’un « H » bleu cerclé - H pour Hammarskjöld – et d’un tampon rouge « très secret », le texte est un véritable réquisitoire, souvent injurieux, bourré de fautes, contre la politique de Hammarskjöld à la tête des Nations unies - ce en pleine décolonisation.
La première page se lit ainsi2 :
« Paris,
Monsieur D. Hammarskjoeld,
Vos activités en orient, en afrique du nord, au congo et partout ailleurs nous ont montré plus d’une fois votre parti-pris et votre manque d’objectivité.
Encore tout dernièrement votre façon d’agir en Tunisie en prenant fait et cause pour le gangster Bourguiba, comme vous le fites naguére pour l’affaire de Suez, pour Nasser, a soulevé l’indignation de la France entiére, et de tout le monde civilisé.
Au Congo la peur que vous avez eu des Russes vous a fait changer d’avis et vous a fait les soutenir.
Certes vous avez des dettes de reconnaissance envers les Arabes dont vous avez les mœurs dépravées, et tout le monde sait que vous vous faites enculer par eux, chaque fois que vous êtes en pays arabe.
Vos soirées de pédérastie au Caire et à Beyrouth et à Badgad sont connues de tout le monde et vous êtes le déshonneur du genre humain.
Votre position envers les Russes est dictée par la peur, et c’est notoire ?
Quoi qu’il en soit si vous avez le droit de disposer de votre cu, cela vous regard, mais vous n’avez pas le droit de bafouer la vérité.
En conséquence, appliquant la sentance qui fut appliquée à un de vos prédécessers (le comte Berdanotte je crois3) le comité de l’O.A.S. vous a jugé et condamné à mort.
Ci joint la sentence. Elle sera appliquée quoiqu’il advienne.
De profundis. »
La seconde page délivre la sentence :
« O.A.S.
Le comité directeur réuni ce jour à Paris aprés avoir entendu le rapport (…) sur les agissements de Monsieur Hammarskjoeld en Tunisie soutenant les thèses du gangster Bourguiba, comme il avait soutenu les principes de l’autre gangster Nasser lors de l’affaire de Suez, constatant qu’il est urgent de mettre un terme à son intrusion néfaste, décide :
est condamné à MORT ce jour
Monsieur Dag Hammarskjoeld
secrétaire général des Nations Unies
Cette sentence conforme à la justice et l’équité sera exécutée dès que possible »
Six semaines après l’envoi et l’apparente interception du courrier par le SDECE, Dag Hammarskjöld périt le 18 septembre 1961, avec quinze autres personnes, dans le crash d’un DC-6 suédois, l’Albertina, qui l’emportait à Ndola, en Rhodésie du Nord, pour mettre fin aux combats dans la province séparatiste congolaise du Katanga.
Une commission d’enquête locale, dont l’instruction sera entachée d’anomalies, conclura à un accident causé par une faute de pilotage. Une seconde enquête, mandatée par l’ONU, refusera de statuer en 1962. La mort de « Monsieur H » défraiera la chronique durant des décennies.
L’investigation est relancée en 2016 par le Secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, à la suite de la « redécouverte » des déclarations de témoins africains négligés à l’époque, et mis en lumière par l’historienne Susan Williams dans un livre-enquête qui fera date4. L’ex-juge de la Cour suprême de Tanzanie, Mohamed Chande Othman, nommé « éminente personnalité » et mandaté pour diligenter l’enquête, presse alors certains États-membres directement concernés de « mener une inspection exhaustive de leurs archives, en particulier celles de leurs services de renseignements ». Lors de son rapport d’étape divulgué en octobre 2019, il conclut à un « faisceau de présomptions » permettant de supposer que l’Albertina avait été attaqué par des « éléments extérieurs », mais tout en continuant d’insister auprès des capitales intéressées pour qu’elles redoublent d’efforts et, surtout, de transparence. Plusieurs pays clés freinent toujours des quatre fers, soutenant avoir fait le tour de leurs archives mais n’y avoir rien trouvé de concluant : les États-Unis, le Royaume-Uni ou encore l’Afrique du Sud.
L’opacité des archives françaises
La France a elle aussi traîné les pieds, avant de nommer un chercheur pour mener à bien cette tâche obscure : Maurice Vaïsse, professeur émérite à Sciences Po Paris, membre de la Commission des Archives diplomatiques et directeur de la Commission de publication des documents diplomatiques français. Son rapport, remis au juge Othman en 2019, s’avère décevant. L’universitaire français s’est dans un premier temps étonné d’avoir attendu « de manière inhabituellement prolongée » son habilitation pour accéder aux archives confidentielles des services spéciaux5, et ce malgré une lettre de mission officielle signée du ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, le 1er juin 2018.
Il regrette également « une réglementation absurde, qui consiste à empêcher l’autorisation de consultation des archives dès lors qu’il y a marqué sur un dossier ‘Secret’ ou ‘Très Secret’ »6. Il fait en l’occurrence allusion à la possibilité pour l’exécutif français de ne pas rendre publics des documents classés « secret-défense » au terme de l’expiration du délai légal de 50 ou 100 ans, via l’application d’arrêtés datant de 2011 et 2020 imposant de déclassifier un par un les documents tamponnés « Secret ».
Maurice Vaïsse expliquera s’être fié aux archivistes des services spéciaux français, qui disent n’avoir « pas trouvé quoi que ce soit qui puisse indiquer, même de loin, l’existence d’un complot pour tuer Dag Hammarskjöld ». « Je crois qu’on n’a pas essayé de me cacher quelque chose », assure l’universitaire, qui se compare tout de même au « journaliste de Citizen Kane devant les grilles du château où est écrit ‘No Trespassing’ », et confesse un « un excès de confiance » éventuel. Au point de laisser ouverte la possibilité qu’on ne lui « ait peut-être pas tout dit »...7
Il est tout à fait possible qu’il n’ait pu accéder durant son enquête, menée dans la plus grande hâte, au dossier « très secret » dissimulé à Pierrefitte. Ce n’est que le 2 juillet 2021 que le Conseil d’État a abrogé l’impopulaire mesure qui laissait, selon un collectif d’historiens auquel s’est joint Vaïsse, « une marge d’appréciation discrétionnaire illégale à l’administration ». Peut-être cette jurisprudence récente a-t-elle permis à l’auteur du présent article d’accéder à un document encore hors de portée six mois plus tôt.
Une menace prise au sérieux par Foccart
Quoiqu’il en soit, la découverte de cette condamnation à mort de l’OAS éclaire d’un jour nouveau la mort de Hammarskjöld et pourrait faire avancer l’enquête menée par le juge Othman, dont le rapport final est attendu sur le bureau de l’actuel Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, en septembre 2022. L’existence de cette condamnation à mort par l’OAS soulève deux questions primordiales : la France a-t-elle, en 1961, informé l’ONU et le Secrétaire général des menaces proférées à son encontre ? Et à supposer qu’il ne s’agisse pas d’un faux, l’original de la lettre interceptée par le SDECE existe-t-il encore et, si oui, où se trouve-t-il ?
Concernant ce dernier point, un examen du fac-similé est utile. L’affranchissement appliqué, 2 fois 25 centimes, correspond au tarif nécessaire en 1961 pour expédier une lettre simple de Paris vers New York. Le type de timbre, une Marianne de Decaris en circulation de 1960 à 1965, correspond également à la période. Seule manque la mention « Par avion » sur cette enveloppe classique. Une telle omission n’aurait cependant pas empêché la lettre de parvenir à destination. Premier constat donc : s’il s’agit d’un faux, il est remarquablement bien réalisé.
Deuxième constat : la présence de ce fac-similé dans les archives de Jacques Foccart, parmi des documents ultra-sensibles concernant la lutte contre l’OAS, en renforce la « valeur probante », selon l’expression employée dans ses analyses par le juge Othman. À elle seule, cette présence confirme que la menace avait probablement été prise au sérieux par le « Monsieur Afrique » de Charles de Gaulle, et précautionneusement conservée par devers-lui.
Active en 1961 et 1962, l’OAS a tué entre 1 700 et 2 200 personnes, essentiellement des civils, lors d’attentats perpétrés en France et en Algérie. Elle a tenté par deux fois d’assassiner le président Charles de Gaulle, le 8 septembre 1961 à Pont-sur-Seine et le 22 août 1962 au Petit-Clamart. Si cette condamnation à mort s’avérait être l’œuvre d’OAS Métro et non d’un quelconque farfelu, « ce ne pourrait être que Sergent lui-même », estime l’historien Rémi Kauffer, car l’homme avait conservé « un esprit hiérarchique très militaire », même durant sa période de clandestinité8.
Un autre historien, Olivier Dard, professeur à la Sorbonne et spécialiste de l’OAS, n’est pas de cet avis : il « doute » que Pierre Sergent ait écrit une telle lettre, dont le style grossier et maladroit tranche avec la personnalité et le talent littéraire de celui que ses pairs, à la Légion étrangère, qualifiaient de « moine soldat » avant qu’il n’adhère au Front National de Jean-Marie Le Pen.
Des mercenaires « dangereux »
La découverte de cet arrêt de mort vient par ailleurs étayer un autre faisceau de présomptions relatives à la présence d’officiers mercenaires français pro-OAS au Katanga9. Parmi la vingtaine de militaires ou ex-militaires dépêchés en 1961 au Congo, certains faisaient-ils partie de l’organisation clandestine ? Et auraient-ils pu mettre à exécution la condamnation à mort formulée contre Dag Hammarskjöld ? Des archives déclassifiées en France, en Suède, en Belgique et à l’ONU, jamais proprement corrélées jusqu’à présent, permettent d’établir la réalité d’une présence OAS au Katanga en 1961.
Dès juin 1961, le renseignement militaire de la mission onusienne au Congo, l’ONUC, tire la sonnette d’alarme : parmi la vingtaine d’officiers français arrivés, ou en phase d’approche, depuis le printemps au Katanga, tous officiellement mercenaires et ignorés par Paris, se trouvent plusieurs éléments « dangereux ». Le lieutenant-colonel norvégien Björn Egge, chef du renseignement militaire onusien, et Conor Cruise O’Brien, représentant de l’ONU au Katanga, en dressent la liste dans un télégramme daté du 20 juin : Roger Faulques, Yves de la Bourdonnaye, Léon Egé, Edgard Tüpet-Thomé, Bob Denard, Roger Emeyriat, André Bousquet.
Le commandant Faulques est un ancien de l’Indochine et de la bataille d’Alger, incriminé dans la torture des prisonniers du FLN (le Front de libération nationale, mouvement indépendantiste algérien). Pro-Algérie française mais hostile à un putsch qu’il juge failli d’avance, il a démissionné du 1er REP en 1960 avant d’être recruté en février 1961 par le ministre de la Défense Pierre Messmer et le colonel Roger Trinquier pour rejoindre le Katanga.
Yves de La Bourdonnaye, officier para qui s’est rendu célèbre en témoignant au procès des insurgés de la sanglante « semaine des barricades » à Alger (30 janvier 1960), prend la tête de la cellule G5 (guerre psychologique) de l’armée katangaise et apparaît comme un conseiller officieux du ministre katangais de l’Intérieur, Godefroid Munongo, dont Roger Faulques est très proche10.
« L’ONU ? Pas de problème. 20 kilos de plastic et je m’en charge »
Edgard Tupët-Thomé, ancien SAS français11 et Compagnon de la Libération, fut l’éphémère conseiller du ministre katangais de la Défense, Joseph Yav, deux mois durant, avant d’être expulsé le 25 juillet 1961 et renvoyé en France. Il est identifié par l’historien Georges Fleury comme un membre du département ORO (Organisation, Renseignement, Opérations) de l’OAS Metro12. Avant de quitter le Katanga, des témoins l’avaient entendu proférer à haute voix, dans le hall de l’hôtel Leopold II à Elisabethville (l’actuelle Lubumbashi) : « L’ONU ? Pas de problème. 20 kilos de plastic et je m’en charge »13. Saboteur-démolisseur depuis sa formation en Angleterre durant la Seconde Guerre mondiale, Tupët-Thomé mentionne ici le type d’explosif privilégié par l’OAS pour ses attentats.
Quant à Léon Egé, ancien de la France libre lui aussi, vétéran du groupe de bombardement Bretagne, puis du BCRA (le Bureau central de renseignement et d’action, les services secrets de la France libre à Londres), opérateur radio clandestin en Indochine, il s’est fait remarquer en menaçant le lieutenant-colonel Björn Egge lors d’une réception au consulat de France au Katanga, le 14 juillet 1961. Ce jour-là, Tupët-Thomé, La Bourdonnaye et lui interpellent l’officier scandinave en qualifiant le Katanga de « dernier bastion de l’influence blanche en Afrique ». Selon le télégramme aussitôt rédigé par Björn Egge, les trois hommes jugeaient « tous les Blancs de l’ONU comme des traîtres à leur race ». « Un couteau va bientôt entrer ici », aurait alors murmuré Léon Egé, appuyant « un objet contondant » contre la hanche du Norvégien.
Léon Egé est expulsé le 5 août 1961 vers la France. Mais il est rapidement de retour en Afrique australe, sa trace étant repérée en Afrique du Sud et en Rhodésie du Nord. Le 20 septembre 1961, deux jours après le crash de l’Albertina, il écrit depuis Salisbury (l’actuelle Harare, capitale du Zimbabwe) à un représentant du Katanga à Paris : « H est mort. Paix à son âme, et bon débarras. Il porte une lourde responsabilité dans cette amère et triste aventure ». Egé, qui disparaît dans la nature après son équipée katangaise, verra son appartenance à l’OAS confirmée dans un article du Monde du 26 juillet 1967, dans lequel il est cité comme recruteur de mercenaires au Portugal14.
Les dirigeants onusiens à « liquider »
Tupët-Thomé et Egé expulsés, le danger ne semble pas retomber. Le 30 août 1961, Conor Cruise O’Brien avertit ses supérieurs que son adjoint, le Français Michel Tombelaine, un ancien journaliste du Monde réputé très à gauche, a reçu des menaces inattendues. « Le message suivant vient d’arriver dans une enveloppe, sous le cachet de la poste d’Elisabethville », écrit Cruise O’Brien. Le courrier était libellé ainsi : « 28 août 1961 – Tombelaine ONU Elisabethville. 48 heures ultimatum départ du Katanga ou sinon. O.A.S./ Katanga. »
La menace empire quelques jours plus tard. Elle précipitera une intervention armée de l’ONU, prélude à 18 mois de violents combats occasionnels entre Casques bleus et mercenaires katangais15. Le 6 septembre 1961, une secrétaire locale au visage tuméfié, Therese Erfield, se réfugie au QG local de l’ONU, et indique que son amant, un mercenaire français nommé Henri-Maurice Lasimone, l’a rouée de coups et a menacé de la tuer, et qu’il ferait partie d’un groupe de guérilla fraîchement constitué16 à la tête duquel se trouverait le commandant Roger Faulques. Leur intention, assure Therese Erfield, est d’« employer des bombes au plastic contre les bâtiments de l’ONU ».
Ce petit groupe, précise un compte-rendu du renseignement onusien, aurait également dressé une liste de dirigeants de l’ONU à « liquider », où figurent en bonne place Cruise O’Brien et Tombelaine. Le patron militaire de l’ONU, le général irlandais Sean Mac Eoin, n’est pas mentionné mais, le 17 septembre au matin, son DC-6 - le fameux Albertina qui convoiera le même soir Hammarskjöld en direction de Ndola - est pris pour cible par des tirs de mitrailleuse au décollage d’Elisabethville. L’Albertina atteindra malgré tout la capitale congolaise, Léopoldville (l’actuelle Kinshasa, capitale de la RDC), sans encombres. Ses dégâts mineurs seront aussitôt réparés, et l’avion sera déclaré bon pour le service.
Des mercenaires français aperçus près du lieu du crash
Les circonstances du crash viennent également étayer l’hypothèse d’une responsabilité, même partielle, de l’OAS. Dans la nuit du 17 au 18 septembre 1961, lorsque l’Albertina s’écrase dans le bush à proximité de Ndola, un jeune Sud-Africain qui passait par là en scooter, Wren Mast-Ingle, se rapproche de l’épave, pour être aussitôt mis en joue par des mercenaires blancs qui l’y ont précédé. Sommé de décamper, il a le temps de remarquer un détail curieux : les uniformes bariolés des individus, d’un genre inconnu, et leurs drôles de casquettes à rabat. Confronté 58 ans plus tard à divers types d’uniformes camouflés, il identifiera sans l’ombre d’une hésitation les tenues « léopard » que les parachutistes français portaient en Algérie et leurs « casquettes Bigeard », du nom de leur inspirateur17.
À des milliers de kilomètres de là, un vétéran belge du Katanga, Victor Rosez, résidant à Hong Kong et interviewé en 2018, est catégorique : lui aussi a vu de telles tenues « léopard » dans le commissariat de Ndola, quelques jours après le crash. Une demi-douzaine de mercenaires vêtus en civil les aurait confiées, hilares, à des policiers nord-rhodésiens complaisants. Est-ce une coïncidence ? Mast-Ingle et Rosez ne se connaissaient pas, et ne se sont jamais rencontrés.
Plus tard, une série de témoignages longtemps enfouis dans les archives belges, britanniques, suédoises et onusiennes mentionneront, eux aussi, un petit groupe de mercenaires français aperçus dans les environs de Ndola au moment du crash.
Les mois suivant le drame, discrètement, une poignée de hauts fonctionnaires internationaux partagent leurs réflexions, se gardant de les exposer au grand jour. Le 5 avril 1962, l’ancien directeur de l’information publique de l’ONU, l’Australien George Ivan Smith, un proche conseiller et confident de « Monsieur H », écrit à son ami Conor Cruise O’Brien : « Je suis de plus en plus convaincu qu’il y avait un lien direct avec l’OAS ». En décembre suivant, le quotidien écossais The Scotsman, recensant les mémoires récemment publiées de Cruise O’Brien, écrit à propos de celui-ci qu’il « continue de juger possible que Hammarskjöld et son escorte aient été assassinés par des Français de l’OAS ».
« Je comprends à présent que durant tout ce temps, un commando de guerre psychologique emmené par le fameux commandant français Faulques était stationné à Ndola », écrira Knut Hammarskjöld, le neveu de Dag, au diplomate George Ivan Smith, le 5 février 1963, dans une lettre conservée à la librairie Bodleian Oxford comme toutes les archives de Smith.
Une liaison Paris-Johannesburg ?
Le fac-similé découvert dans le fonds Foccart à Pierrefitte offre un étonnant parallèle avec un autre document déclassifié et relatif à la mort de Dag Hammarskjöld et à l’« opération Céleste » : le 19 août 1998, en Afrique du Sud, Monseigneur Desmond Tutu, président de la Commission sur la Vérité et la Réconciliation, avait révélé la découverte fortuite, dans les archives des services secrets sud-africains, d’un complot en 1961 contre l’avion de Hammarskjöld incluant le MI5 britannique, la CIA américaine et le directeur de cette dernière, Allen Dulles. Ce complot incriminait une société écran, le South African Institute for Maritime Research (Institut de recherche maritime sud-africain), une bombe dissimulée dans l’Albertina et un groupe de mercenaires au sol commandés par un homme répondant au pseudo de « Congo Red ».
Les huit feuillets exhumés par les enquêteurs de la commission furent confiés au ministère sud-africain de la Justice, avant de disparaître. Sollicité à maintes reprises par le juge Othman de l’ONU, le gouvernement de Pretoria traîne les pieds pour les localiser.
L’« opération Céleste » et la condamnation à mort de l’OAS, bien qu’elles pâtissent toutes deux d’un déficit d’authenticité, ne sont pas forcément incompatibles. En 1961, la France gaullienne et le régime sud-africain de Hendrik Verwoerd18 défendent la même ligne face à la décolonisation sur le continent noir, et soutiennent militairement le Katanga. Officiers et barbouzes français transitent par Johannesburg pour se rendre à Elisabethville, et ils y côtoient leurs homologues afrikaners. Le 9 avril 1962, George Ivan Smith écrit à Conor Cruise O’Brien : « Ce mercenaire français, Lasimone, parlait d’un plan de long-terme établi par Faulques visant à obtenir l’appui à grande échelle de la pointe sud du continent. De tout ce que j’ai pu corroborer, il était probablement en contact avec les stratèges de Salan et pressentait les difficultés à venir pour l’OAS, lorsque armes et munitions viendraient à manquer. »
Ces liaisons dangereuses ont-elles convergé une nuit de septembre 1961, contre un ennemi commun nommé Dag Hammarskjöld ? Le puzzle du crash de Ndola et de la mort non élucidée du patron de l’ONU demeure à ce jour encore bien incomplet, entravé par les réticences de quelques chancelleries à ouvrir en grand la boîte de Pandore.
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1En cavale à partir de mai 1961, Pierre Sergent bénéficie en 1968 de la loi d’amnistie pour tous les insurgés pro-Algérie française, et entame une carrière d’écrivain, puis de politicien. Il sera notamment un cadre du Front National de Jean-Marie Le Pen. Il est décédé en 1992.
2La loi nous interdit de publier un document classifié. Par souci de précision, nous avons retranscrit cette lettre sans en modifier les termes et en laissant les fautes d’orthographe et de syntaxe.
3Le comte suédois Folke Bernadotte, et non Berdanotte, était un médiateur de l’ONU dans le conflit israélo-palestinien en 1947-1948. Il fut assassiné le 17 septembre 1948 à Jérusalem, ainsi que son adjoint, le colonel français André Sérot, par le groupe terroriste sioniste Stern, dont faisait partie le futur Premier ministre Yitzhak Shamir.
4Susan Williams, Who killed Hammarskjold ? The UN, The Cold war and white supremacy in Africa, Hurst, 2011, réédité et réactualisé en 2016. Sur le même sujet, lire également Maurin Picard, Ils ont tué Monsieur H. Congo, 1961. Le complot des mercenaires français contre l’ONU, paru au Seuil en 2019.
5Interview réalisée à La Courneuve le 28 novembre 2018.
6Conférence du 24 septembre 2019 de l’association des Amis des Archives diplomatiques : « Qui a tué Dag Hammarskjöld ? »
7Maurice Vaïsse a tiré de ses recherches un article intitulé « Un historien face au secret des archives », publié dans la revue d’histoire 20 & 21, 2019/3 n° 143, pp. 149-155.
8Interview réalisée par courrier le 25 novembre 2021.
9D’étonnantes et nombreuses similitudes existent entre l’OAS et le régime séparatiste katangais. Un exemple parmi d’autres : le cri de guerre de ce dernier, « Katanga atawina ! Katanga vaincra ! », rappelle celui du mouvement clandestin, qui fleurit au même moment sur les murs de Paris et d’Alger : « OAS vaincra ! »
10Godefroid Munongo, dès le mois de juillet 1960, lance les premières attaques contre les Casques bleus, déterminé à expulser l’ONU de gré ou de force. Il trouvera bientôt un précieux soutien en la personne des mercenaires français.
11Commando français sous commandement britannique, dit « 3 SAS » (Special Air Service, forces spéciales britanniques).
12Georges Fleury, Histoire secrète de l’OAS, Grasset, 2002, p.443.
13Conor Cruise O’Brien, To Katanga and back, Simon & Schuster, 1963, p.202
14« Enrôlement de mercenaires en France pour le Congo », Le Monde, 26/07/1967.
15La sécession katangaise, vaincue militairement par l’ONU, prendra fin le 21 janvier 1963.
16Henri-Maurice Lasimone, jouant un drôle de jeu, fera lui-même défection à l’ONU en octobre 1961 pour retrouver sa maîtresse, avant de reprendre du service comme mercenaire au Katanga l’année suivante.
17Marcel Bigeard, célèbre officier para en Algérie, avait conçu cette tenue pour ses hommes.
18Premier ministre de l’Afrique du Sud de 1958 à 1966, considéré comme l’un des principaux architectes du régime de l’apartheid.