
C’est un cri plutôt qu’un chant, profond, rauque, déchirant. Un cri au cœur d’une chanson scandée par Abbey Lincoln, diva noire du free-jazz, au côté de son mari, le batteur Max Roach, dans « Tears for Johannesburg » (Des larmes pour Johannesbourg), une âpre prière contre l’apartheid dans leur album We Insist, publié en 1960. Il ouvre le film documentaire de Johan Grimonprez, Soundtrack to a Coup d’État, et on comprend instantanément que l’on va devoir attacher sa ceinture. Pendant 2 h 30, on embarque pour un captivant voyage dans une tranche de l’histoire africaine et mondiale et de la culture : ces quelques mois de 1960-1961 où Patrice Lumumba va tenter de diriger le Congo fraîchement indépendant avant d’être assassiné à 36 ans.
Ce n’est donc pas du tout par hasard si l’on retrouve la voix puissante d’Abbey Lincoln à la fin de ce formidable documentaire. Elle est, avec Max Roach et une soixantaine de militants, dans les tribunes des Nations unies le 15 février 1961 à New York pour dénoncer l’assassinat, quelques semaines plus tôt, de Lumumba avec, le film le montre avec brio, la complicité de la Belgique et de la CIA et la passivité d’une ONU alors dirigée par le Suédois Dag Hammarskjöld. « Enfoirés ! Racistes ! » hurle Abbey Lincoln, traînée au sol par des appariteurs qui échouent à la faire taire.
La fortune de « Congo Inc. »
Réalisateur belge, Johan Grimonprez a grandi avec la chute, dans la honte et le sang, de l’empire colonial belge. Ce que l’écrivain franco-congolais In Koli Jean Bofane, un bel homme à la parole ferme et au regard pétillant, l’un des fils rouges de ce film, qualifie de « Congo Inc. » a fait la gloire et la fortune des compagnies minières belges. On le sait, et sans doute pour son grand malheur, le sous-sol congolais regorge de minerais stratégiques. « De la Première Guerre mondiale (caoutchouc), à la Seconde (uranium pour Hiroshima et Nagasaki), en passant par le Vietnam (cuivre pour les balles) jusqu’aux métaux rares d’aujourd’hui, la guerre se nourrit du sol congolais », explique Grimonpez, qui place le contrôle de ces richesses au début de son histoire. Les mots de In Koli Jean Bofane donnent d’ailleurs une tonalité très particulière à ce propos, avec leur humour nostalgique et leur beauté formelle de conte africain. Mais un conte sombre, tant le cynisme du colonialisme y est raconté dans le détail de ses crimes. Une autre voix porte le film, celle d’Andrée Blouin, proche collaboratrice et amie de Patrice Lumumba, figure majeure du combat pour les droits des femmes congolaises. Grâce à ses Mémoires et à des séquences filmées conservées par sa fille, le film se pare d’une douce humanité au cœur d’un panafricanisme naissant que l’Amérique et ses alliés cherchent et réussissent à tuer dans l’œuf, faisant de Patrice Lumumba, Premier ministre au seuil du pouvoir, le héros mythique d’un combat qui rencontrera un écho mondial, malgré les manigances de la CIA.
Une Assemblée générale au cœur du combat
Car, se déportant du Congo, le film gagne les Nations unies, à New York, où s’affrontent, au cours d’une Assemblée générale, en septembre 1960, les tenants de l’ordre établi et ceux du mouvement décolonial, alors que le Katanga fait sécession et que Lumumba est empêché militairement d’exercer le pouvoir. Sous nos yeux émerge un Sud global dans les chambres décrépies de l’hôtel Theresa, le seul grand établissement de Harlem. On y croise Malcolm X, alors porte-voix des radicaux militant pour les droits civiques des Noir
es états-unien nes, qui discute avec Fidel Castro, tout juste arrivé au pouvoir à Cuba, et qui n’a trouvé que cet hôtel pour l’héberger, alors que la discrimination ravage encore les États-Unis. Nasser et Nikita Khrouchtchev viennent à la rescousse de l’Afrique et de Lumumba, qui ose défier les sociétés minières habituées à piller les sous-sols riches en terres rares du Congo. C’est au cours de cette fameuse Assemblée générale que Khrouchtchev fracasse son pupitre avec ses chaussures pour dénoncer les « laquais impérialistes ». On ne sait la part de rouerie et de calcul, mais le geste et les mots sont forts.
Dans cette utopie mondiale naissante, où l’on retrouve le droit des peuples, la décolonisation, le socialisme, le contrôle des ressources, avec le soutien de nombreux pays comme l’Inde, l’Indonésie, la Yougoslavie et l’Égypte, le camp occidental apparaît pathétique. C’est presque le clou du film quand la CIA monte une tournée du jazzman Louis Armstrong et de son big band au Katanga pour dissimuler ses préparatifs de coup d’État. Il s’agit d’éviter que l’uranium et les autres métaux précieux ne tombent dans les mains de Lumumba, « agitateur schizoïde mi-marabout mi-marxiste, grand chef numéro un ex-officio d’un clan de primates de la jungle », comme le qualifie en août 1960 un sénateur états-unien. Louis Armstrong sera ensuite tellement furieux d’avoir été le dindon de cette farce qu’il songera à changer de nationalité...
Un grand chambardement de musique
Outre Armstrong, tenant d’un jazz classique, on croise dans ce film les plus grand
es jazzmen et jazzwomen de l’époque, embringué es dans ce chambardement d’engagement, de musique et de rage. Pour Nina Simone, Melba Liston, Abbey Lincoln et bien d’autres, il semble évident que le lien que théorise Malcolm X entre leurs droits de Noir es états-unien nes et ceux des Congolais es, bafoués par les mêmes dirigeants, est essentiel. Il s’est sans doute perdu depuis, même si les rencontres récentes entre les jeunesses américaines et palestiniennes montrent que l’anticolonialisme est encore un sujet brûlant qui pourrait reprendre de la force.
Le film de Johan Grimonprez a en outre le mérite majeur d’exhumer des archives exceptionnelles et de les rassembler dans un montage savamment construit qui permet, même au plus néophyte des spectateurs, de comprendre les mécanismes du complot mondial contre Lumumba. Au cœur de ce montage, on trouve une bande-son qui, outre Louis Armstrong et Abbey Lincoln, fait la part belle aux artistes de free-jazz, Ornette Coleman, John Coltrane, Miles Davis ou encore Archie Shepp. On laissera à ce saxophoniste de légende le mot de la fin : « Nous ne sommes pas en colère, nous sommes enragés. Vous ne pouvez plus différer mon rêve. Je vais le chanter, le danser, le crier et, si nécessaire, je le volerai à cette terre. »
Soundtrack for a Coup d’État, un film de Johan Grimonprez, 2024, 2 h 30. Sortie en salle en France le 1er octobre.
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