Peste brune et continent noir (3)

Le « moment congolais » de l’extrême droite européenne

Série · En juin 1960, le Congo belge devient indépendant. Quelques jours plus tard, la province du Katanga, riche en minerais, fait sécession avec le soutien de plusieurs puissances occidentales. S’y pressent alors des figures de l’extrême droite européenne, et notamment française, qui voient dans cette crise une occasion de renouveler leurs corpus idéologiques, de se battre armes aux poings ou simplement de trouver des financements politiques. De Bob Denard à François Duprat en passant par Jacques Leray, retour sur une histoire trouble.

Moïse Tshombé, à Toulouse en février 1963.
Archives municipales de Toulouse

Le 30 juin 1960, le Congo belge devient indépendant. La province située la plus au sud, le Katanga, riche en minerais, fait sécession le 11 juillet suivant. Cette instabilité en fait une zone d’expérimentations des extrêmes droites européennes. La crise permet à chacun de venir y trouver ce dont il a besoin, qu’il s’agisse de renouveler les corpus idéologiques, de se battre armes aux poings ou de trouver des financements politiques. Pour l’extrême droite européenne, il y eut bien un « moment congolais », que relève aisément l’étude des archives des services de renseignements français1.

La décolonisation du Congo ramène en politique d’anciens collaborationnistes, tels les Belges Jean Thiriart et Emile Lecerf. Le 6 juillet 1960, le premier participe au lancement du Comité d’action et de défense des Belges d’Afrique (Cadba). L’organisation appelle à des manifestations de masse qui s’avèrent être des échecs, alors qu’elle espérait que les foules s’allieraient aux forces armées sur le modèle des événements du 13 mai 1958 à Alger2. D’ailleurs, elle considère que les questions congolaise et algérienne constituent un front unique. Thiriart rédige des analyses européistes dans le bulletin du groupe, expliquant que « cette Europe que nous voulons aurait pu aligner en Algérie des bataillons allemands fraternellement unis au combat avec les bataillons français, aurait pu aligner au Katanga des bataillons italiens et hollandais, côte à côte avec les bataillons belges. »

Vite, le Cadba se transforme en Mouvement d’action civique (MAC) et promeut l’édification d’une communauté politique qui s’étendrait de la Norvège à l’Afrique du Sud. Cette « Europe unitaire » prendrait la forme d’un État à dimensions inter-continentales, mais jacobin. Pour la faire naître, Thiriart considère qu’il faut fonder un parti révolutionnaire, en se revendiquant des méthodes et de la discipline de Lénine, aussi transnational que centralisé : Jeune Europe (JE). Thiriart intoxique les milieux nationalistes en publiant dans son journal éponyme, Jeune Europe, des vrais-faux messages codés pour l’Organisation de l’armée secrète (OAS), faisant ainsi croire aux militants de France et de Belgique qu’il joue un rôle essentiel. Il est vrai que les combats ont leurs interactions : l’Union minière du Haut Katanga en témoigne, elle qui finance aussi bien le mercenariat chez elle que l’OAS et JE3.

Jeune Europe, vieilles rengaines

En septembre 1962, Thiriart réunit à Bruxelles des nationalistes de toute l’Europe, dont Jean-Marie Le Pen. Il se résout finalement à développer seul son organisation nationaliste-européenne. Selon une synthèse de la Direction centrale des renseignements généraux, Jeune Europe s’implante en Allemagne, en Autriche, en Belgique, en Espagne, en France, en Grande-Bretagne, en Hollande, en Italie, au Portugal, en Suède et, hors d’Europe, en Afrique du Sud, au Canada et dans l’espace hispano-américain – même si, en Amérique du Sud, nos recherches démontrent qu’il s’agit plus de vagues correspondants en réalité méconnus de l’appareil européen de JE.

La perspective relève, par sa géographie, d’une conception du monde blanc et rompt avec le colonialisme originel. Dans Jeune Europe, Lecerf publie ainsi le 28 février 1964 un article intitulé « Contre le racisme : l’apartheid », où il affirme que seul le développement séparé permet aux « races » de conserver leur identité : « Elles ont droit à leur propre culture, à leurs propres mœurs, à leur propre mode de vie, à leurs propres croyances. » Dans un meeting, Thiriart reprend la hiérarchie raciale d’Arthur de Gobineau : la « race jaune » ne serait capable que d’imiter les Blancs, tandis que la « race noire » est renvoyée à l’animalité. Il revendique le droit, pour les commerçants européens, d’interdire l’accès à leurs magasins aux Noirs.

Néanmoins, JE va perdre cette dimension raciale après le départ de la tendance menée par Lecerf. Celle-ci se met à travailler avec les militants nationalistes français regroupés autour de Dominique Venner (figure centrale du nationalisme français qui s’est suicidé à Notre-Dame-de-Paris en 2013), par exemple en décidant en 1965 d’éditer conjointement une brochure de propagande raciste, imprimée en Belgique et financée par des éléments portugais, sud-africains et belges du Katanga.

L’apparition des « Affreux »

Les décolonisations provoquent la radicalisation d’éléments nationalistes des puissances coloniales qui, après leurs échecs, vont, pour certains, redéployer dans d’autres secteurs leur savoir-faire. En France, la période de la guerre d’Algérie est ainsi celle où le milieu activiste d’extrême droite est le plus important depuis la Libération et jusqu’à nos jours, avec 7 500 personnes considérées comme dangereuses selon les rapports de la Direction centrale des renseignements généraux lors des années 1958-1961.

Assurément, le Katanga constitue un terrain particulièrement propice. L’État indépendant présidé par Moïse Tshombé jouit des soutiens de la France, de la Belgique, de la Rhodésie, de l’Afrique du Sud, des États-Unis et du Portugal. La France fournit au Katanga des militaires ex-Algérie française qui deviennent mercenaires pour l’occasion, entamant ainsi sa longue pratique de sous-traitance à un secteur parallèle de ses interventions en Afrique. Ayant déjà participé à l’affaire de la Main rouge, une opération terroriste anti-décolonisation mêlant services français et militants d’extrême droite, « Bob » Denard gagne ici sa renommée en dirigeant ceux que l’on surnomme les « Affreux ».

Le colonel Roger Trinquier, en 1958/59.
Images de Tenes

Il n’est pas la seule figure des conflits décoloniaux : intervient aussi le colonel Roger Trinquier, connu pour son rôle dans « la bataille d’Alger », et considéré encore aujourd’hui comme un modèle par certains pans de l’ultra droite. Il ouvre un bureau de recrutement à Paris et reçoit en janvier 1961 la direction de la « gendarmerie katangaise » formée par ces soldats de fortune.

L’ombre de François Duprat

Les nationalistes d’autres pays européens ne sont pas en reste. En août suivant, Thiriart participe en Autriche à une réunion rassemblant des néofascistes des pays occidentaux, mais également des Blancs d’Afrique du Sud, d’Angola, du Congo et d’Algérie. La réunion met en contact des anciens de la Waffen-SS et du Congo belge. Avec l’appui logistique du MAC et de l’OAS, ils formeront des terroristes autrichiens en Belgique, qui mèneront par la suite une vague d’attentats dans le Tyrol du Sud (disputé par l’Autriche et l’Italie) en janvier 1962. D’autres jeunes mercenaires feront parler d’eux ensuite dans l’extrême droite française, et notamment dans les mouvements néofascistes violents Occident4 et Ordre Nouveau5.

Un cas particulier est celui de François Duprat. Ce jeune néofasciste, appelé à jouer un rôle central dans la création du Front national en 1972, assassiné dans un attentat à la voiture piégée en 1978 alors qu’il en était le numéro 2, a été décrit comme travaillant à l’engagement des mercenaires pour le Katanga. Il y aurait séjourné pour s’occuper de la propagande de Tshombé, et y aurait même dirigé une unité armée tout en étant en lien avec les services français – lui-même n’hésitait pas, à son retour en France, à se présenter comme l’équivalent d’un ministre de l’Intérieur... Dans la biographie que nous lui avons consacré avec Joseph Beauregard6, nous confirmons qu’il a bien été présent sur le sol congolais, mais nous infirmons tous ces éléments de « barbouzerie » quant à son rôle dans les services de sécurité et de propagande.

Au Congo, Duprat a été enseignant pour l’Unesco (organisation qui a effectivement servi à plusieurs reprises de couverture à des « barbouzes ») et a tenté de travailler pour la presse du régime - un document des services diplomatiques français en atteste. Dans une note des services de renseignements français que nous avons récemment pu consulter, il est affirmé que Duprat aurait bien été « conseiller à la Sûreté nationale congolaise » (ce qui paraît douteux), mais qu’il aurait quitté le pays « parce qu’il avait émis plusieurs chèques sans provision et dilapidé les fonds d’une entreprise de photographie qu’il avait créée avec un associé. » L’Afrique et le Congo ne sont en effet pas qu’un terrain de jeu pour aventuriers : ils sont aussi une affaire d’argent.

Les bonnes affaires de Jacques Leray

Pour les anciens partisans d’une Europe nazie, la route vers l’Afrique est moins encombrée que celle vers l’Amérique du Sud ou l’Espagne franquiste. Surtout, si le monde hispanophone est un refuge, l’Afrique peut, elle, être une terre d’opportunités prisée par les affairistes. Jacques Leray est de ces hommes. Il a été une figure du mouvement pro-nazi Jeunes de l’Europe Nouvelle, et du Groupe Collaboration. Ces formations servaient essentiellement à recruter des volontaires pour le front de l’Est durant la Seconde Guerre mondiale, et étaient attachées à une vision politique transnationale : pour leurs membres, Adolf Hitler construisait l’Europe socialiste contre « l’internationale juive » et les Slaves, renvoyés à la « race » asiatique.

Proche de la Gestapo7, Leray a intégré la Milice8 puis la Waffen-SS9, avant de fuir en Allemagne, puis en Italie. Condamné en 1946 par la cour de justice d’Angers à cinq ans de travaux forcés, à dix ans d’interdiction de séjour, à la confiscation de ses biens et à l’indignité nationale, il a bénéficié d’aménagements de peine, puis il a été gracié en 1948. Reprenant dès lors des activités politiques, il devient le trésorier du Mouvement National pour que Vive la France, dont le secrétaire-général adjoint est Gaston Tison, un ancien inspecteur de police qui s’était mis pendant la guerre au service de l’Abwehr, le service du renseignement militaire allemand, et qui s’est fraîchement reconverti comme commercial de la Compagnie Française du Haut et du Bas Congo, dont le siège est à Brazzaville.

Leray est en relation suivie avec Fulbert Youlou, le président de la République du Congo-Brazzaville de 1961 à 1963. Quand, en 1966, l’avion de l’autocrate déchu10 rejoint Paris, l’épouse de Leray fait partie du voyage. L’ex-président venait présenter à la presse J’accuse la Chine11, un pamphlet anticommuniste qu’il venait de publier… et qui avait été en grande partie écrit par Jacques Leray. Comme Paris ne veut pas de sa présence, Youlou part s’installer à Madrid – il est vrai que la France ne lui portait pas chance : son ancien conseiller à l’information, passé jadis par le Parti populaire français de Jacques Doriot, a été retrouvé abattu dans des toilettes d’un bar parisien, sa sacoche manquante. La famille Leray rejoint Youlou à Madrid et s’installe auprès de lui.

Financement illégal de la vie politique française

Leray conserva toute sa vie son goût pour les mondanités et la Françafrique : une note des renseignements français de 1989 relevait ainsi les fréquentes visites que lui rendait François de Grossouvre, un conseiller de François Mitterrand qui s’est investi dans les relations franco-gabonaises dès 1981, et qui s’est suicidé en 1994 dans son bureau de l’Élysée.

On retrouve d’ailleurs l’ombre de Mitterrand dans l’histoire de l’officine du Redressement Économique, une entreprise privée ayant un objectif politique : réduire l’influence du communisme en France. Fondée en 1950, elle est présidée par Étienne Michel, qui officia durant l’Occupation au cabinet de Jean Bichelonne, le ministre de la Production industrielle du gouvernement de Vichy. Son entreprise est une véritable filière des anciens de chez Bichelonne. Elle met en place des filiales dédiées à l’Afrique à partir de 1958. Le principe est d’avoir des « bureaux d’études » sur le continent qui permettent d’assurer le financement illégal de la vie politique française. Ce dispositif soutient divers candidats anticommunistes, mais pas que : en 1970, un de ses cadres détourne un stock d’armes destinées au Biafra et en aurait revendu une partie aux militants maoïstes de la Gauche Prolétarienne.

À la mort du président de la République Georges Pompidou en 1974, le Redressement Économique aide aussi bien le candidat Mitterrand à financer sa campagne, que les mouvements d’extrême droite. À noter que Duprat fait aussi partie des petites mains travaillant pour le Redressement Économique.

Duprat sait aussi manier sa propre barque lors du conflit du Biafra qui déchire le Nigeria entre 1967 et 1970. Toujours téléguidé par la France, Denard est du côté des sécessionnistes biafrais. Cette position est aussi celle de l’ensemble des extrêmes droites françaises, hormis Duprat. Ce dernier a séjourné au Nigeria avant la crise de la sécession du Biafra en 1967, et se voit embauché comme lobbyiste par l’ambassade nigériane à Paris. Son action est multiple. Il prend fait et cause pour le pouvoir nigérian dans les journaux d’extrême droite auxquels il collabore, tels que Rivarol. Il fonde un mensuel dédié à la cause, dont il écrit tous les articles sous divers pseudonymes, et dont il récupérera le matériel d’imprimerie pour Ordre Nouveau. En compagnie de l’ambassadeur de la République de Somalie et de deux représentants de l’ambassade du Nigeria à Paris, il tient une conférence de presse au nom d’une association, France-Nigeria, montée de toutes pièces pour influencer des médias globalement acquis à la cause biafraise. Il n’hésite pas à y fustiger l’usage impérialiste des mercenaires de Denard et les « louches manœuvres de groupes politico-financiers » de la Françafrique. Et comme rien n’est jamais acquis sans effort, il semble avoir été chargé de participer à la distribution d’argent liquide à des députés français, afin de les convaincre du bien-fondé de la politique nigériane.

Des passerelles avec des militants panafricanistes

Le contexte des années 1960-1970 était particulièrement propice aux aventures africaines des militants des extrêmes droites. Par-delà les trajectoires individuelles, demeure le mouvement des idées. Ainsi, en 1987, Thiriart souhaite-t-il la fusion de l’Union soviétique et de l’Europe dans un État unitaire et totalitaire, dans lequel les citoyens seraient égaux quelles que soient leur « race ». Une fois édifié, cet État autoritaire pourra, précise-t-il, « dévaler sur l’Afrique, d’Alger à Johannesburg, et [y] retrouver globalement tout ce que [l’Europe] a perdu en ordre dispersé ».

Les projets géopolitiques de Thiriart vont profondément inspirer le Russe Alexandre Douguine. Prophète du « néo-eurasisme », une idéologie prônant la grandeur d’une Russie néo-impériale dans un monde réorganisé en grands espaces, Douguine va connaître son heure de gloire lors de la guerre en Ukraine en 2014, où il a pour tâche de justifier les menées de Vladimir Poutine. Ensemble, Thiriart et Douguine ont également influencé certains militants panafricanistes qui se sont inspirés des projets de la « Grande Europe unitaire » pour forger leurs conceptions d’unification de l’Afrique.

Militant belge pour une Grande Europe, Luc Michel, qui a longtemps comparé son rapport à Thiriart à celui de Lénine à Marx, a fait parler de lui ces dernières années, pour son activité de conseil auprès de la présidence du Burundi (sous le régime de Pierre Nkurunziza), pour la communication qu’il a organisée contre l’intervention militaire française en Libye, ou encore en tant que dirigeant de l’« Observatoire eurasien pour la démocratie et les élections », qui a envoyé une délégation de militants d’extrême droite européens afin de valider le référendum de 2014 organisé pour justifier l’annexion de la Crimée par la Russie.

Le militant Kemi Seba, dont le groupuscule suprémaciste noir Tribu Ka a été interdit en 2006 en France, a vu son ouvrage panafricaniste publié en 2018, L’Afrique libre ou la mort12, compter, parmi ses préfaciers, le joueur de football Nicolas Anelka et… Alexandre Douguine. La décolonisation du Congo est une affaire lointaine, mais la volonté des militants nationalistes de travailler à produire des sociétés organiques au sein d’un monde multipolaire ne faiblit pas pour autant.

1Étude sur laquelle repose en partie cet article.

2Ce jour-là, une partie de l’armée française tente, depuis l’Algérie, de procéder à un coup d’État.

3Constituée en 1906, l’Union minière du Haut Katanga est un État dans l’État, durant la période coloniale comme après. En 1966, les taxes dont elle s’acquitte représentent 50 % des recettes de l’État et 80 % des recettes à l’exportation. Elle a financé les mouvements luttant contre la décolonisation.

4Lire Nicolas Lebourg, « L’affrontement des étudiants extrémistes, dans les années 1960 », Études 2018/5.

5Lire Nicolas Lebourg, Jonathan Preda, Joseph Beauregard, « Aux racines du FN. L’histoire du mouvement Ordre nouveau », Fondation Jean-Jaurès, 2014.

6Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard, François Duprat, l’homme qui inventa le Front national, Denoël, collection Impacts, 2012.

7Police politique de l’Allemagne nazie.

8Organisation paramilitaire française supplétive des forces occupantes nazies.

9Branche militaire de la SS.

10Fulbert Youlou a été renversé par une insurrection populaire en août 1963, connue sous le nom des « Trois glorieuses ».

11Fulbert Youlou, J’accuse la Chine, Hors collection, La Table Ronde, 1966.

12Kemi Seba, L’Afrique libre ou la mort, ‎New African Cultures, 2018.