
L’histoire est fascinante et peu connue : l’installation en Guinée-Conakry d’un couple iconique qui va se mettre au service de la révolution socialiste du président Sékou Touré. Miriam Makeba, chanteuse sud-africaine mondialement célèbre, est en exil aux États-Unis lorsqu’elle rencontre l’un des fondateurs du Black Power, Stokely Carmichael. Tous deux sont confrontés au racisme systémique (apartheid d’un côté, ségrégation de l’autre) contre lequel ils se battent de toutes leurs forces. Dans un mouvement de « retour » en Afrique, leurs luttes vont converger sur un continent en pleine révolution. Cette histoire est racontée dans Un couple panafricain. Miriam Makeba et Stokely Carmichael en Guinée (éditions Ròt-Bò-Krik) de la chercheuse Elara Bertho.
En arrivant aux États-Unis, au début des années 1960, la chanteuse de Pata Pata poursuit son combat en faveur des droits humains. En côtoyant Stokely Carmichael, puis en se mariant avec lui, elle devient la cible de la CIA et trouve refuge avec son conjoint dans la Guinée de Sékou Touré.
Conakry est alors l’un des épicentres africains des luttes contre la colonisation. « Conakry a été un pôle majeur de la pensée de la décolonisation, écrit l’autrice, connectée à tous les mouvements de libération, à l’origine d’une politique culturelle audacieuse, un centre d’accueil de nombre d’exilés internationaux. » Carmichael et Makeba y côtoient de grandes figures telles que Amílcar Cabral et Kwame Nkrumah. Jusqu’à sa mort, en 1972, ce dernier forge la pensée africaniste du leader états-unien qui fera le pont entre le continent et les États-Unis. De son côté, Makeba chante les louanges du président guinéen à chaque réception, à chaque festival, accompagnée de musiciens guinéens, et sert ainsi la révolution culturelle, socle de la politique de Sékou Touré.
Prêts à prendre les armes pour défendre la révolution
Leur couple se renforce sur le terrain militant : Carmichael, d’abord au service de Nkrumah, puis de Sékou Touré, participe à la diffusion de la pensée des deux leaders au-delà du continent africain avec ses relais aux États-Unis. Makeba contribue à la notoriété des luttes africaines-américaines. « Durant ces années, Miriam Makeba chante également des chansons en lien explicite avec les États-Unis et la lutte des droits civiques », explique Elara Bertho. « Il en est ainsi de cette chanson Do You Remember Malcolm ?, enregistrée en Guinée en 1975, en collaboration avec sa fille Bongi, en souvenir de Malcolm X, assassiné dix ans plus tôt, en 1965 :
On dirait que tout le monde prêche la révolution
Mais personne ne semble ressentir d’obligation
Envers l’homme qui a amené une nouvelle génération
Envers l’homme noir qui a créé une nouvelle nation
Te souviens-tu (de Malcolm) ?
Te souviens-tu (de Malcolm) ?
Oui, frère (Malcolm)
Oui c’était un grand homme
Quand il voulait sortir le peuple de l’oppression
Jour après jour Malcolm vivait pour la libération
Jusqu’à ce qu’un tueur n’emporte sa dévotion
Laissant femme et enfants sans protection »
Carmichael comme Makeba aborderont peu (ou pas du tout) les parts d’ombre du régime de Sékou Touré. Pourtant, quelques années seulement après leur arrivée, celui-ci organise une grande purge, et il est peu probable que le couple n’en ait pas eu connaissance. Quelle est la raison de ce silence ? Probablement le climat de l’époque explique-t-il cette position : la Guinée, qui a refusé une indépendance au rabais (en repoussant l’offre du général de Gaulle d’entrer dans la « communauté »), est mise au ban et isolée ; en 1970, elle subit une attaque sur son sol de l’armée portugaise qui entend renverser le leader socialiste qui abrite des indépendantistes lusophones... Makeba et Carmichael embrassent la cause et se laisseront même prendre en photo en tenue militaire et en armes, prêts à défendre leur pays d’accueil par tous les moyens.
En tout cas, le « retour » en Afrique de ces deux militants infatigables n’a pas été qu’une simple étape, comme cela a pu être le cas pour d’autres leaders africains-américains. Ils divorcent en 1978, et Miriam Makeba reprend la route des tournées mondiales sans jamais démentir son engagement guinéen (elle revient régulièrement dans sa maison1 de Dalaba, dans le Fouta-Djalon), jusqu’à son décès, en Italie, en 2008, lors d’un concert de soutien au journaliste antimafia Roberto Saviano. Stokely Carmichael, lui, reste à Conakry (tout en multipliant les conférences aux États-Unis), où il aura vécu quarante ans, jusqu’à sa mort, en 1998.
L’extrait qui suit, consacré à Stokely Carmichael, est tiré du chapitre 3, « Conakry, 1968. “Africain, Africain, Africain” » (certains habillages sont le fait de la rédaction).
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De Stokely Carmichael à Kwame Ture
La partie guinéenne de la vie de Carmichael est mal connue. Un épilogue dans les biographies ou, au mieux, un chapitre final qui condense quarante ans de vie2 : lorsqu’une grande figure quitte les radars de la presse ou des grands campus américains, c’est comme si elle disparaissait. Il est difficile de s’extraire de l’américano-centrisme des sources, autant que des bibliographies et des manières hégémoniques d’écrire l’histoire. Londres, Paris, New York polarisent encore trop souvent les recherches.
Il faut pourtant prendre le temps de sortir de ces centres de fabrication des savoirs pour compliquer les géographies intellectuelles globales. Les sources africaines existent, elles doivent être examinées pour écrire des histoires qui rendent justice au caractère transnational des carrières panafricaines de ces militants. Il existe ainsi à Conakry des archives qui témoignent de l’intense vie intellectuelle et militante que Carmichael a mené ces années durant et qui sont susceptibles de pluraliser les sources de la pensée décoloniale et révolutionnaire et par là même, ses centres.
En Guinée, Stokely Carmichael se met au service de Kwame Nkrumah, en vue de sa réhabilitation au Ghana, par tous les moyens, y compris par les armes ; il entretient un dialogue politique continu avec Sékou Touré et participe activement à la diffusion de sa pensée dans le monde anglophone ; il est, enfin, la cheville ouvrière du All African People’s Revolutionary Party (AAPRP - « Parti révolutionnaire de tous les peuples africains »).
Au service de Kwame Nkrumah
L’une des motivations de Carmichael à s’installer en Guinée est sans conteste la présence à Conakry du leader ghanéen déchu : le 24 février 1966, Kwame Nkrumah est en effet renversé par un coup d’État alors qu’il est en visite diplomatique en Chine. Sékou Touré l’accueille alors à bras ouverts en lui offrant l’asile. Il faut dire que Nkrumah avait été fondamental pour Touré lors des premières années de l’indépendance. Du fait de la politique isolationniste menée par la France, le pays connaît immédiatement une grave crise économique : c’est alors que Kwame Nkrumah offre son assistance en proposant un ambitieux plan de prêt de dix millions de livres sterlings à la toute jeune Guinée3.
Le projet d’une union Ghana-Guinée voit même le jour, pensée comme le possible fondement d’une unité africaine plus vaste. Donnant lieu à un échange croisé de ministres, cette union diplomatique éphémère ne conduira pourtant jamais à des résultats concrets. Lorsque Nkrumah est renversé, il trouve en Guinée un accueil chaleureux, fruit de relations serrées depuis plusieurs années.
Stokely Carmichael est très impressionné par le leader ghanéen. Il souhaite être son secrétaire personnel. Il lit, relit, commente, annote The Handbook of Revolution Warfare, paru l’année de son arrivée en Guinée, en 1968. Nkrumah lui fait des retours. La première fois, Nkrumah rature entièrement le rapport de lecture fourni par Carmichael ! Piqué, Carmichael décide de redoubler d’ardeur et de ne jamais plus se faire reprendre ainsi comme un jeune homme. Tous deux échangent des commentaires sur la révolution socialiste, sur les moyens de la révolution, sur l’union du continent. Ces notes et ces conversations seront la matière d’articles que Stokely Carmichael publiera quelques années plus tard, comme « Marxism-Leninism and Nkrumahism4 », en 1973, ou le dernier texte du recueil Stokely Speaks, « From Black Power Back to Pan-Africanism5 ».
Carmichael rejoint un groupe de jeunes gens qui s’était placé tout comme lui au service du vieux leader, désormais malade. Dans sa biographie, il cite par exemple les noms de certains militants, Francis Wuf Tagoe, Lamin Jangha, Thomas « Papo » Amono. Ensemble, ces jeunes révolutionnaires discutent du socialisme africain et des meilleures stratégies pour le faire advenir sur le continent. Ils suivent des entraînements militaires à Conakry et projettent même de renverser le régime ghanéen pour replacer Nkrumah au pouvoir.
Néanmoins, leurs plans n’aboutissent pas et Nkrumah, déjà affaibli par la maladie, ne pousse pas à une offensive militaire. En 1968, coïncidant exactement avec la venue de Carmichael, Kwame Nkrumah fonde le All African People’s Revolutionary Party, préférant une fédération politique à une prise par les armes du Ghana : ce nouveau parti se veut une nouvelle voie vers le rêve panafricain, en dehors des États nationaux. Puisqu’il a été chassé du pouvoir au Ghana par des forces hostiles, il entend promouvoir l’union africaine par un organe supranational, œuvrant à l’indépendance des peuples africains et avant tout, à leur union dans le socialisme. Kwame Nkrumah décède le 27 avril 1972, sans que ses rêves d’union n’aient pu voir le jour.
En dialogue avec Sékou Touré
En 1978, Carmichael change son nom en Kwame Ture, en hommage aux deux leaders qu’il côtoie, en adoptant une graphie non française pour les sons [u] et [e]. J’adopte à partir de maintenant ce nom africain, qu’il a d’ailleurs inscrit à l’état civil et qu’il a transmis à ses enfants. Kwame Ture poursuit son étude du panafricanisme et du socialisme révolutionnaire par la lecture et l’écriture, en dialogue avec Sékou Touré. Il est très conscient de la difficulté de la situation économique de la Guinée, mais il défend le bilan du leader guinéen sur ce point. Il réfute l’idée qu’il y ait pu avoir une mauvaise gestion. Selon lui, il n’y avait à l’époque pas d’autre choix de développement possible, tant l’isolationnisme imposé par la France était puissant. Voici ce qu’il affirme6 :
La Guinée n’est pas capitaliste. Elle n’est pas non plus communiste. La Guinée n’est pas la France. La Guinée n’est pas l’Europe. La Guinée, c’est l’Afrique. Et la Guinée est socialiste. La tâche de la révolution est de trouver une voie africaine vers le développement le plus complet de notre peuple, de notre culture et de notre nation. Libre à nous de prendre ce qu’il y a de meilleur dans les traditions et l’expérience de notre peuple. Libre à nous de prendre également ce que l’Europe a accompli de précieux et d’humain, tout en apprenant de ses échecs et de ses erreurs morales. En utilisant les enseignements de notre culture et de notre histoire, ainsi que le meilleur de l’Europe, la révolution africaine s’efforce de construire une société juste et digne pour les êtres humains.
Si elle est proche de l’URSS, à l’époque seule puissance à soutenir l’extraction de la bauxite, qui est l’unique grande ressource minière exploitée à l’indépendance, la Guinée ne rompt jamais les relations avec les États-Unis et occupe de fait une position diplomatique singulière dans le champ global des relations internationales de la Guerre Froide.
La politique guinéenne se proclame « révolutionnaire », entretenant des relations serrées d’échanges d’étudiants, de coopérations scientifiques et culturelles avec de nombreux pays du bloc de l’Est ou plus largement ensuite avec les non-alignés, comme la Yougoslavie de Tito ou le Cuba de Fidel Castro. Le 2 août 1968, ce qui correspond à l’arrivée du couple Makeba-Carmichael sans qu’il n’y ait spécifiquement de lien de cause à effet entre les deux, Sékou Touré institutionnalise la « révolution culturelle socialiste ». Ce n’est qu’à partir de cette date que la Guinée se revendique du courant socialiste global7.
Révolutionnaire, socialiste et panafricaniste
Néanmoins, à la différence de la Tanzanie de Julius Nyerere par exemple, la Guinée ne mène pas de politique de collectivisation des terres, même si certaines entreprises sont nationalisées. Les réussites économiques de cette semi-voie socialiste sont largement contestées ; mais jusqu’au bout, Kwame Ture semble rester sourd à ce désastre économique. Il affirme que « la Guinée était donc le dernier avant-poste du nationalisme révolutionnaire », et que les campagnes n’ont jamais manqué de rien :
Incités par les programmes gouvernementaux promouvant l’autosuffisance, les agriculteurs ont produit plus de nourriture, nourri la nation et prospéré. [...] Et je n’ai rien vu qui suggère que les gens ordinaires ne comprenaient pas pleinement ni ne soutenaient ces efforts. Rien. En fait, c’est le contraire. La plupart des Guinéens, en particulier les femmes et les jeunes, étaient enthousiastes8.
Révolutionnaire dès 1958, socialiste à partir de 1968 mais surtout panafricaine, telle est la voie guinéenne et en cela, le dialogue avec Kwame Ture est fécond. Sékou Touré a toujours cherché à fonder de futurs États-Unis d’Afrique, qu’il a voulu faire advenir d’abord dans sa propre constitution, en Guinée, ensuite via l’OUA qu’il a toujours considérée comme devant être une entité supranationale forte, à même de contre-balancer le poids des anciennes puissances coloniales. La Constitution guinéenne prévoit d’ailleurs ce cas de figure, souhaité dans un avenir relativement proche : « La République de Guinée peut conclure avec tout État africain des accords d’association ou de communauté comprenant l’abandon partiel ou total de la souveraineté en vue de réaliser l’unité africaine. » On notera à cet égard que le premier secrétaire de l’OUA est un Guinéen, Diallo Telli.
Qu’a pu donc changer la présence de Kwame Ture à Conakry ? Si Kwame Ture cite Sékou Touré quasi systématiquement, dans ses discours et interventions publiques, l’inverse n’est pas réellement vrai. La marque d’un échange véritable peut néanmoins se repérer en deux endroits au moins. D’abord, Kwame Ture est probablement à l’origine de l’accentuation de la notion de panafricanisme chez Sékou Touré. Ensuite, un dialogue se construit par le texte à l’occasion de la publication, par l’entremise de Kwame Ture, des œuvres de Sékou Touré en anglais. Sékou Touré a largement écrit, la chose est connue, au sein d’un dispositif autorial très spécifique en Guinée, où le droit d’auteur était considéré comme bourgeois et égoïste.
Solidarité dans la lutte des « Afro-Américains » et des Africains
N’existait en Guinée qu’un seul auteur véritable, Sékou Touré. Celui-ci n’écrivait bien sûr pas seul : toute une armée de petits fonctionnaires, cadres du régime, instituteurs et intellectuels étaient chargés de lui préparer ses discours, de fournir des notes et des rapports et de rédiger les premières versions de ses déclarations. Sékou Touré réécrivait nuit et jour, au grand dam de ses conseillers qui devaient reprendre encore et toujours les textes présidentiels. Il est donc difficile de statuer sur l’influence de Kwame Ture sur Sékou Touré dans la longue liste des œuvres publiées par le Parti et sous le nom (collectif, donc) de « Sékou Touré ».
Il est pourtant frappant de considérer que l’un des tomes les plus connus, Révolution, culture, panafricanisme, paru en 1976, théorise explicitement le panafricanisme, pendant la période où Kwame Ture est à Conakry. Élaborant a posteriori l’idée d’une révolution fondée sur la culture, ce texte porte la marque de Kwame Nkrumah, cité d’ailleurs régulièrement. Il rend justice aux « frères américains », fondateurs du panafricanisme, et si Kwame Ture n’est pas cité, on retrouve néanmoins l’idée d’une solidarité dans la lutte des « Afro-Américains » et des Africains.
Dans l’autre sens, on peut voir combien Sékou Touré est précieux pour Kwame Ture : il apparaît dans ses textes et discours de manière systématique. Lorsqu’une réédition de Stokely Speaks paraît en 1971, on peut lire cette dédicace initiale fort révélatrice : « Ce livre est dédié au président Ahmed Sékou Touré et à Mme Touré, ainsi qu’à mes frères et sœurs de Guinée qui ont beaucoup souffert pour préserver la dignité de l’Afrique et soutenir sa volonté de survivre. »
Par ailleurs, Sékou Touré a toujours cherché à faire traduire ses textes en anglais. Dès 1959 paraît chez Présence africaine en anglais l’ouvrage Toward Full Re-Africanisation ; Policy and Principles of the Guinea Democratic Party. Mais avec la présence de Kwame Ture en Guinée, un tournant est pris : on trouve des traces de négociations de ce dernier pour des parutions américaines des textes de Sékou Touré, qui n’aboutissent certes pas, mais sont néanmoins le signe qu’il était l’intermédiaire de ses publications anglophones9. En revanche d’autres traductions en langue anglaise sont publiées, soit par l’Imprimerie d’État de Conakry, soit par Panaf Books, à Londres, avec davantage d’audience. Tous ces ouvrages sont disponibles dans la bibliothèque de Kwame Ture à Conakry.
La publication en anglais des discours de Sékou Touré est essentielle pour comprendre l’internationalisation de sa pensée. Imprimés d’abord à Conakry, ces textes sont vraisemblablement destinés en premier lieu aux intellectuels étrangers présents sur le territoire. Comment expliquer autrement un lectorat anglophone en Guinée ? Mais c’est aux États-Unis qu’ils trouvent réellement une audience internationale. Et c’est là que Kwame Ture joue son rôle fondamental de passeur entre les continents.
Sékou Touré comme boussole, Kwame Ture comme promoteur
La mort de Kwame Nkrumah en 1972 constitue un tournant pour le parti international qu’il avait fondé, le All African People’s Revolutionary Party (AAPRP). C’est Kwame Ture qui en devient la cheville ouvrière, depuis Conakry. Il va opérer une mutation fondamentale : si le parti se veut toujours panafricain, il va se fondre dans les anciennes sociabilités militantes de Kwame Ture et devenir progressivement un parti antiraciste états-unien. En réutilisant les capacités d’organisation qu’il avait pu mettre en action au sein du SNCC et du Black Panther Party, Ture se met cette fois au service de l’AAPRP. Se trouvent dans ses archives les minutes des réunions du parti, dont le siège est établi, depuis le début des années 1970, à Washington. Se noue alors un dialogue transatlantique entre Kwame Ture à Conakry et ses amis aux États-Unis.
Si le panafricanisme est encore professé, il se vide progressivement de sa substance politique pour ne plus recouvrir qu’un idéal de dialogue culturel : l’ancrage réellement africain ne tient plus en réalité qu’à la seule présence de Kwame Ture en Guinée. Peu à peu, l’AAPRP ouvre des cellules un peu partout aux États-Unis, à Washington ou à Saint-Louis, dans le Missouri, pour ne nommer que les plus importantes ; et ces cellules militantes, actives dans les luttes autour des droits civiques américains des années 1970, finissent par prendre le pas sur la cellule d’origine, en Guinée. Comme Kwame Ture dispose toujours d’une aura imposante dans les milieux activistes africains-américains, l’étiquette du panafricanisme transatlantique est néanmoins conservée.
L’organigramme de l’AAPRP montre clairement le rôle majeur attribué à une « armée » (ce qui n’est pas sans rappeler les organisations au sein desquelles Kwame Ture a milité antérieurement, comme le Black Panther Party), en lutte contre le colonialisme et le néocolonialisme, articulée à une administration centrale et à des séries de comités de base. Progressivement pourtant, le parti glisse vers des objectifs purement états-uniens : que faire lorsque l’on se fait arrêter par la police ? Comment manifester ? Quels sont nos droits en garde à vue ? Faut-il garder le silence ? Comment disposer d’un avocat ? Telles sont les questions abordées lors des réunions des comités.
Le parti milite en faveur du socialisme scientifique et de l’unité africaine, en se revendiquant de l’antisionisme et de l’anticolonialisme. De plus en plus, les minutes des réunions décrivent la place prépondérante que prend l’organisation de l’African Liberation Day. Initialement fondée par Nkrumah, à l’origine en mars puis décalée en avril, cette journée commémore la lutte d’émancipation panafricaine. Oubliée en Afrique, elle prend de l’ampleur aux États-Unis dans les années 1960 et 1970. Dans les discussions relevées lors de ces réunions de l’AAPRP, la parole de Sékou Touré est considérablement amplifiée via la personne de Kwame Ture. Que ce soit sur des questions très concrètes de politique internationale (quelle position adopter envers le Front Polisario10) ou sur des questions générales de signification du panafricanisme, ce sont les discours publics de Sékou Touré, ses textes publiés en anglais et ses liens diplomatiques qui constituent la boussole du parti.
« La Guinée est le pays d’Afrique le plus révolutionnaire »
C’est sans conteste la grande réussite de Kwame Ture en Guinée : avoir réussi à donner une audience inégalée à Sékou Touré, en faisant de l’AAPRP une caisse de résonance de ses écrits. Si Sékou Touré est encore aujourd’hui considéré comme un ardent panafricain, c’est sans réserve grâce au travail patient de Kwame Ture, un rôle discret s’il en est mais néanmoins fondamental. L’AAPRP joue aussi le rôle d’école du soir dans les comités de base états-uniens, de lieu de conscientisation politique tout autant que d’apprentissage de l’histoire du panafricanisme.
Cette éducation populaire passe par tout un arsenal de matériaux. Des listes de lecture conseillées sont établies – et invariablement y figurent les textes de Sékou Touré – de même que de toutes petites brochures, qui peuvent aisément être distribuées aux militants ou même aux passants. Ces brochures accueillent des textes de Nkrumah, ce qui est légitime puisqu’il est le fondateur du parti, mais également, et surtout, de Sékou Touré. Au cours de ces réunions, il est fait mention de l’aile « panafricaine » du parti, qui n’est en réalité constituée que d’une sous-section, celle de Guinée. On peut y suivre la trace effective de l’action politique de Kwame Ture. Ainsi en 1980 :
Projet Guinée : La Guinée est le pays d’Afrique le plus révolutionnaire aujourd’hui. Nous sommes des révolutionnaires, des panafricanistes qui doivent faire tout leur possible pour établir une présence en Guinée et lutter pour n’y faire qu’un avec le peuple. L’AAPRP considère comme une nécessité d’avoir un représentant vivant et travaillant en Guinée. Les projets particuliers que l’AAPRP développera en relation avec la Guinée reposeront sur les forces du parti à ce moment-là. Le PDG a toujours été panafricain. Est inscrit dans la Constitution le droit de tous les Africains à revenir et à être traités sur un pied d’égalité.
Les liens entre l’AAPRP et le PDG sont manifestes. Plus loin, dans le même mémorandum, la fusion des deux organisations est même évoquée comme objectif explicite :
Stratégie panafricaine d’expansion de l’AAPRP : Guinée : L’objectif de l’AAPRP est de s’intégrer dans le PDG. Les activités spécifiques de l’AAPRP en Guinée dépendent de la réalité objective et subjective de l’AAPRP. Aujourd’hui, notre lutte est d’établir et de maintenir une présence en Guinée. Le projet Guinée est le projet primordial de l’AAPRP.
Mentionnant sans le nommer Kwame Ture comme « un représentant vivant et travaillant en Guinée », le rapport rappelle la prééminence du projet guinéen dans l’histoire même du parti : il est le « projet primordial » dans tous les sens du terme, tout à la fois premier et fondamental. Néanmoins, avec la croissance américaine du parti, la dimension africaine tend à se réduire. Le rôle de Kwame Ture est désormais avant tout de diffuser la pensée de Sékou Touré outre-Atlantique : il constitue un maillon essentiel dans le passage et la circulation des idées d’Afrique vers les États-Unis, à contre-courant de la circulation dominante, qui irait des centres occidentaux vers les périphéries mondiales.
Réseaux clandestins et dialogue transnational
La sociabilité du couple Makeba-Ture, à l’époque, intègre les dimensions militantes de l’AAPRP. Le couple côtoie les leaders du PAIGC comme Amílcar Cabral – on retrouve de larges posters du PAIGC dans ses archives, au design typique du mouvement tricontinentaliste des années 1970 – aussi bien que ceux des mouvements indépendantistes ZANU et ZAPU du Zimbabwe et leur bibliothèque contient d’ailleurs de nombreux textes de combat zimbabwéens. Toute une diplomatie militante globale passe à un moment par Conakry, soit en visite, soit en appui ponctuel, soit en exil plus prolongé. Ces bibliothèques et ces archives personnelles permettent d’attester de ces réseaux clandestins, où s’élaborent un dialogue transnational.
En 1978, après dix ans de vie commune, le couple divorce. Ture épouse une femme peule, Marlyatou Barry, et ils ont ensemble un fils, Bokar Biro Ture, nommé d’après le résistant à la colonisation du Fouta-Djalon, Bokar Biro. Kwame Ture conserve néanmoins de très bonnes relations avec Makeba. La maison secondaire de Dalaba, dans le Fouta-Djalon, reste un point de repère familial : Bokar Biro y passait souvent ses vacances et une partie des archives du couple y est encore conservée. À partir des années 1980, comme Makeba, Kwame Ture est plus souvent à l’extérieur qu’en Guinée.
Au sein de l’AAPRP, il reprend des tournées aux États-Unis. Avec la fin du programme Cointelpro en 1971, la menace du FBI s’est quelque peu relâchée, sans jamais disparaître pour autant. Il cesse d’être une cible prioritaire, même si les tensions entre les membres du Black Panther Party (celles et ceux qui ne sont ni morts ni en exil) continuent d’être vives. Si l’on prend seulement l’année 1980 comme exemple, entre septembre et décembre, il donne des conférences au nom de l’AAPRP à New York, dans le New Jersey, dans le Massachusetts, dans le Michigan, en Caroline du Nord, dans le Tennessee, en Géorgie, dans le Wyoming et le Nevada, et dans les campus de Californie. L’agenda est donc chargé : Conakry sert de base arrière, mais ses tournées américaines et, de plus en plus, internationales, sont extrêmement intenses.
Tout au long de ces années guinéennes, Kwame Ture est donc en dialogue prolongé avec Kwame Nkrumah et Sékou Touré. Il n’est pas évident de trouver des traces de son influence sur Sékou Touré, qui semble suivre son propre sillon ; des points de convergence sont néanmoins à la source de leur très bonne entente. Kwame Ture est le maillon qui permet de comprendre la très large réception de Sékou Touré dans le monde anglophone : facilitateur de l’édition de ses textes mais surtout ardent promoteur de sa pensée au sein de l’AAPRP. Paradoxalement, le rôle de Kwame Ture semble trouver plus d’échos aux États-Unis qu’à Conakry même : ce n’est pas le moindre des paradoxes de ces présences internationales en Afrique, dans le cadre d’un « retour » qui opère en réalité surtout comme un pont entre les cercles militants, entre les deux rives de l’Atlantique.
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1Aujourd’hui en ruine mais conservant de nombreux objets et archives, comme le montre cette vidéo du média Brut.
2Peniel E. Joseph, Stokely : A Life, New York, Hachette UK, 2014, très succinct sur la période guinéenne. Voir en revanche la thèse de Boniface Ofadjali, « Kwame Touré : le rêve africain de Stokely Carmichael (1941-1998) », thèse de doctorat sous la direction d’Isabelle Richet, Paris 7, 2012, qui est une excellente entrée sur cette partie guinéenne de la vie de Kwame Ture, à partir des entretiens publiés de l’auteur. Voir aussi Tunde Adeleke, Africa in Black Liberation Activism : Malcolm X, Stokely Carmichael and Walter Rodney, New York, Routledge, 2016.
3Philippe Decraene, « Malgré les efforts de l’OUA, le conflit entre le Ghana et la Guinée ne cesse de s’envenimer », Le Monde diplomatique, décembre 1966 ; Organisation internationale de la Francophonie, « Le Mouvement panafricaniste au vingtième siècle », Paris, OIF, 2006 ; Amzat Boukari-Yabara, Africa unite ! Une histoire du panafricanisme, Paris, La Découverte, 2014.
4Stokely Carmichael, « Marxism-Leninism and Nkrumahism », The Black Scholar, vol. 4, n° 5, février 1973, pp. 42‑44.
5Stokely Carmichael, Stokely Speaks : Black Power Back to Pan-Africanism, New York, Random House, 1971, pp. 221-227.
6Stokely Carmichael et Ekwueme Michael Thelwell, Ready for Revolution : The Life and Struggles of Stokely Carmichael (Kwame Ture), New York, Scribner, 2003.
7Mike McGovern, Unmasking the State. Making Guinea Modern, Chicago, The University of Chicago Press, 2012 ; Mike McGovern, A Socialist Peace ? Explaining the Absence of War in an African Country, Chicago, The University of Chicago Press, 2017.
8Stokely Carmichael et Ekwueme Michael Thelwell, Ready for Revolution, op. cit., pp. 685-687.
9Merci à Maëlle Gélin pour le signalement de cette lettre : IMEC, « Lettre de Stokely Carmichael à Sékou Touré », 23 septembre 1971, témoignant de ses efforts pour faire éditer les textes de Sékou Touré chez des éditeurs américains.
10« Decisions of the last Central Committee Meeting », memorandum de l’AAPRP daté du 1er janvier 1980, archives privées de Kwame Ture, p. 10.