Bonnes feuilles

Les combattants oubliés de la lutte antiapartheid

La résistance au régime raciste d’Afrique du Sud a mobilisé des soutiens dans le monde entier. Peu connues, les brigades internationales, composées de partisanes et de partisans occidentaux et africains, ont joué un rôle essentiel. Afrique XXI reproduit ici le chapitre d’un ouvrage publié en anglais en décembre 2021, qui raconte cette résistance depuis le royaume du Swaziland.

Manifestation antiapartheid au Hyde Park de Londres, en 1982.
(CC) Alan Denney / Flickr

Dans les années 1980, des dizaines de millions de personnes à travers le monde ont participé à une campagne internationale sans précédent, et couronnée de succès, visant à exercer des pressions sur les gouvernements occidentaux afin de faire tomber le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Ce mouvement a galvanisé le monde entier et fait connaître, au niveau international, le nouveau visage de la résistance à l’intérieur du pays, le Front démocratique uni. Cette histoire était connue de tous ou presque à l’époque. Mais elle est tombée dans l’oubli. Les nouvelles générations de Sud-Africains ont d’autres préoccupations : les luttes politiques intenses au sein et autour de l’African National Congress (ANC), la corruption, le sous-développement...

Un nouveau livre édité par Ronnie Kasrils, l’une des figures de proue de la lutte clandestine menée par l’ANC, remet cette histoire au goût du jour en révélant des secrets longtemps tus et en revenant sur le courage de militantes et de militants largement inconnus dans le pays – des Sud-Africains en exil, mais aussi des personnes venant d’aussi loin que la Nouvelle-Zélande et le Canada, ou encore des citoyens des États de la ligne de front1, eux-mêmes sous le feu des militaires sud-africains.

L’ouvrage collectif International Brigade Against Apartheid. Secrets of the People’s War that Liberated South Africa (que l’on pourrait traduire par : « Les brigades internationales contre l’apartheid. Les secrets de la guerre populaire qui a libéré l’Afrique du Sud ») compte soixante-deux auteurs et autrices choisi.es par Ronnie Kasrils [NDLR : parmi lesquels figure Victoria Brittain, qui signe cette introduction]. Cet ancien membre dirigeant de l’ANC et de son aile militaire clandestine, Umkhonto we Sizwe (littéralement « fer de lance de la nation », communément abrégé MK), qui fut également membre du Parti communiste sud-africain et ministre après l’indépendance en 1994, a lui-même recruté et formé un grand nombre de ces agents clandestins qui faisaient notamment passer en secret des cargaisons d’armes de l’Union soviétique, de l’Allemagne de l’Est et de la Chine jusqu’à des dépôts situés à l’intérieur du pays.

Cet ouvrage décrit les immenses sacrifices consentis par des individus et par des gouvernements d’Afrique australe (mais aussi par celui de Cuba), qui ont changé le cours de l’Histoire. Le prix à payer a été la destruction de l’Angola et du Mozambique par des armées soutenues par l’Occident (l’Unita et la Renamo), mais aussi des assassinats ciblés à l’intérieur du pays et sur tout le continent. Ces histoires de bravoure, d’ingéniosité et d’héroïsme extraordinaires ont eu un impact puissant en Afrique du Sud. Lors de réceptions publiques, la ministre des Affaires étrangères, Naledi Pandor, et d’autres éminents Sud-Africains ont souligné que le fait de tirer les leçons du passé, comme le fait ce livre, représente une chance - une arme même - pour les futurs dirigeants du pays.

Ci-dessous, nous reproduisons le chapitre 24, écrit par un ancien officier du MK, Damian de Lange, et intitulé : « African internationalists in the frontline underground ».

Entraînements militaires en Angola

« Les internationalistes swazis, si l’on veut utiliser ce terme2, étaient l’eau dans laquelle le MK nageait comme un poisson. Nous étions chez nous. Ils étaient nos camarades. Certains sont morts en combattant avec nous. D’autres ont perdu leurs biens ou ont été sanctionnés par le système conservateur du gouvernement swazi. Vingt ans après la naissance de la démocratie en Afrique du Sud, la plupart d’entre nous n’ont probablement plus en tête l’époque où le régime de l’apartheid chassait ses opposants comme des chiens dans le veld3. Parmi les chassés se trouvaient aussi ceux qui avaient choisi de les soutenir et de leur servir de compagnons d’armes. Sans ces internationalistes, la voie de la libération de l’Afrique du Sud aurait été beaucoup plus difficile.

Dans les années 1980, MK était devenu une force plus organisée et mieux commandée, avec plusieurs camps d’entraînement militaire officiels en Angola et des zones d’entraînement informelles dans les États de la ligne de front. La structure de commandement du MK se trouvait à Lusaka, en Zambie, avec des structures régionales dans les FLS et des structures opérationnelles clairement définies dans les zones avancées qui étaient liées aux opérations en Afrique du Sud. En 1985, le Swaziland était en première ligne de la bataille contre le régime d’apartheid sud-africain. Cette bataille a mutilé, coûté des vies, détruit des maisons et des familles en Afrique du Sud et dans les États voisins.

Le Swaziland, zone avancée et coincée entre l’Afrique du Sud et le Mozambique, est l’un des plus petits pays d’Afrique, un ancien protectorat britannique et l’une des dernières monarchies du continent. En 1985, la reine mère Ntombi Tfwala était à la tête du Swaziland, mais le pays était dirigé dans les faits par un conseil d’hommes qui semblait s’être éloigné de la tentative du défunt roi Sobhuza de trouver une voie médiane entre les exigences de l’Afrique du Sud de l’apartheid, riche en ressources, et le programme nationaliste africain. Ce revirement a permis une plus grande collaboration entre les forces de sécurité sud-africaines et certains éléments de l’establishment sécuritaire swazi.

Traquer, capturer et tuer

Au milieu des années 1980, l’accord de Nkomati4 a coupé le soutien opérationnel des opérations militaires et politiques à travers le Swaziland vers les régions centrales et orientales de l’Afrique du Sud. Le gouvernement de l’apartheid a fait grand usage de l’espace de manœuvre tactique qu’il avait créé grâce à l’accord de Nkomati, en intensifiant ses opérations au Swaziland pour traquer, capturer et tuer les membres de l’African National Congress, ses soldats du MK et ses partisans. Avec l’arrogance qui le caractérisait, le régime de Pretoria a piétiné les lois internationales, faisant des descentes dans les maisons à volonté et tuant tous ceux qu’il considérait comme des ennemis de l’État, sachant que l’Occident émettrait au pire une déclaration d’inquiétude. C’est dans ce Swaziland que je me suis rendu à la fin de 1985.

Je n’étais jamais allé au Swaziland auparavant, et, grâce à mon travail, j’ai pu découvrir la beauté du pays et j’ai pu rencontrer et connaître de nombreux ressortissants swazis. J’ai eu l’occasion de travailler avec ceux qui ont soutenu notre cause, ont vécu avec nos espoirs et nos rêves, et ont souvent sacrifié beaucoup pour nous apporter soutien, amitié, amour et, d’une certaine manière, un aperçu d’une vie normale.

Déployé en tant que soldat de l’Umkhonto we Sizwe, j’ai travaillé au Swaziland pendant un peu plus d’un an. C’était une période très courte par rapport à d’autres personnes qui travaillaient dans des domaines similaires et par rapport aux ressortissants qui soutenaient l’ANC et le MK. Pendant mon court séjour au Swaziland, d’innombrables raids transfrontaliers ont été menés par Pretoria. Des membres du MK ont été tués ou ramenés de l’autre côté de la frontière pour être torturés et, quand ils avaient de la chance, pour être jugés et emprisonnés. Les maisons que les Boers pensaient être utilisées par l’ANC, le MK ou leurs partisans, étaient perquisitionnées et détruites. Souvent, des maisons qui n’avaient rien à voir avec la résistance étaient perquisitionnées, et des innocents, généralement des Swazis, étaient capturés, mutilés ou tués. Lorsqu’ils travaillaient dans la clandestinité, les agents du MK avaient souvent « une légende ». La légende était un élément essentiel du camouflage d’un agent clandestin.

« La peur, une vitesse qui me faisait avancer »

Pour moi, la vie était une étrange contradiction. J’étais Mike Lang, un ressortissant zambien travaillant légalement comme photographe indépendant et participant en même temps à des opérations militaires illégales. Cela signifiait de longues heures de travail le jour, puis la nuit. Notre travail clandestin consistait à déplacer des personnes et du matériel jusqu’à la frontière sud-africaine, à rencontrer des Sud-Africains qui apportaient des nouvelles, des informations importantes ou qui étaient venus chercher du matériel pour des opérations en Afrique du Sud. Nous dormions armés. J’avais souvent peur, et la peur est devenue une sorte de vitesse qui me faisait avancer, bouger et travailler sans cesse.

Manifestation contre l’apartheid à Amsterdam, aux Pays-Bas, en 1980.
© Hans van Dijk / Anefo

Grâce aux enseignements politiques dispensés dans les camps en Angola, j’ai appris ce qu’étaient les internationalistes, c’est-à-dire des gens qui n’étaient pas de votre pays mais qui étaient prêts à se battre pour votre cause par principe et par conviction. En Angola, j’ai rencontré des Finlandais, des Britanniques et des Portugais qui avaient trouvé leur place pour soutenir le mouvement de libération de ce pays. Ils nous ont aidés par leur compréhension et leur opposition au colonialisme et aux maux du tribalisme et du racisme dont le colonialisme est le porteur. Il y avait des Russes, des Cubains et des Allemands de l’Est en Angola qui accomplissaient leur devoir internationaliste. Et en Tanzanie, il y avait des Britanniques, des Suédois, des Danois, des Hollandais, des Irlandais et des Finlandais qui travaillaient ensemble aux côtés des membres de l’ANC.

En Angola et en Tanzanie, les dirigeants locaux de l’ANC se donnaient régulièrement beaucoup de mal pour faire l’éloge des internationalistes et nous demander d’imiter le genre de sacrifice qu’ils avaient fait. Je suis sûr que, de temps en temps, les mêmes dirigeants locaux remerciaient également les ressortissants du pays où nous vivions, mais si je n’avais pas passé du temps au Swaziland, je serais probablement resté sur l’idée que les internationalistes (autres que les Cubains) étaient des Européens et de couleur blanche. Au Swaziland, j’ai appris à travailler et à vivre avec des Swazis qui étaient fiers de leur nationalité, qui s’excusaient parfois pour le système non démocratique du Swaziland et qui s’engageaient dans la lutte de libération des Sud-Africains avec une profonde compréhension de l’injustice de l’apartheid et peut-être avec l’espoir que la liberté en Afrique du Sud pourrait apporter une meilleure vie aux Swazis à l’avenir.

Des « collabos » swasis et rhodésiens

Selon la terminologie utilisée aujourd’hui par l’Afrique du Sud démocratique, ces Swazis étaient noirs, métis et blancs. Certains appartenaient à la classe moyenne ou même à la classe aisée. D’autres étaient des commerçants, des étudiants et des professeurs. Et certains étaient des gens ordinaires qui s’occupaient de leur bétail et de leur volaille dans les zones rurales.

Les Swazis qui ont soutenu la cause de l’ANC au Swaziland étaient des gens ordinaires qui avaient des familles et des foyers, qui souhaitaient une meilleure éducation pour leurs enfants ou de meilleures conditions de vie au Swaziland ou dans la région. Certains Swazis noirs avaient travaillé en Afrique du Sud, ils avaient connu la brutalité raciale du système d’apartheid. Certains métis étaient issus de mariages mixtes entre Swazis et anciens colons. Certains Blancs étaient les descendants d’Européens ou de Sud-Africains blancs qui s’étaient installés au Swaziland et en avaient fait leur foyer. Les Sud-Africains noirs, métis et blancs qui avaient fui l’Afrique du Sud pour des raisons politiques, sociales ou économiques constituaient un autre apport au Swaziland. Ces Sud-Africains ont souvent représenté un pont ou un lien avec les Swazis et la vie au Swaziland.

Il serait faux de prétendre que tous les Swazis, quelle que soit leur couleur, ont soutenu l’ANC ou la cause antiapartheid. De nombreux Swazis, noirs ou blancs, considéraient l’ANC et le MK comme un problème, et certains travaillaient activement contre l’ANC et collaboraient avec les forces de sécurité du régime de Pretoria.

Certains Swazis ont acquis une telle notoriété dans leur volonté de faire le sale boulot de Pretoria que certains d’entre nous ont voulu les punir. On peut dire la même chose des Rhodésiens blancs qui avaient fui le Zimbabwe libéré et s’étaient installés au Swaziland. Ce groupe de personnes était connu pour son soutien ouvert à Pretoria et était ouvertement raciste. Nous avions identifié certaines de leurs maisons comme des bases arrières des forces de sécurité sud-africaines et nous voulions mener notre propre attaque préventive. Seule la lucidité de nos commandants et de la direction politique nous a obligés à nous concentrer sur ce pour quoi nous étions au Swaziland : soutenir les opérations en Afrique du Sud.

Des recrutements à l’université

Lorsque les forces de sécurité sud-africaines ont effectué des raids dans nos maisons, nous nous sommes installés chez des Swazis. Nous loger chez eux était réellement dangereux. Plus d’une fois, les forces de sécurité sud-africaines ont fait une descente dans une maison swazie longtemps après que nous l’ayons utilisée. Elles ont laissé les morts derrière elles et ont parfois emmené les vivants pour les interroger en Afrique du Sud.

Aux frontières du Swaziland vivaient des Swazis qui prêtaient leurs ânes pour transporter des équipements plus lourds à travers la frontière. À l’université, les professeurs avaient trouvé un espace où les agents du MK pouvaient vivre et se faire passer pour des étudiants. Les agents en profitaient souvent pour recruter des étudiants qui se rendaient ensuite légalement en Afrique du Sud en transportant des messages, du matériel politique ou des équipements militaires. À leur retour, ces Swazis fournissaient des rapports et les informations nécessaires à la conduite d’autres opérations militaires ou politiques en Afrique du Sud. Les Swazis nous ont fourni le matériel indispensable pour falsifier des permis de conduire et des passeports. Ils pouvaient le faire en raison de leur lieu de travail et en pleine connaissance des risques encourus : si un membre du MK craquait lors d’un interrogatoire, ils pourraient être démasqués, ce qui entraînerait des sanctions professionnelles et une descente des forces de sécurité sud-africaines chez eux.

Je sais que les agents de l’ANC et du MK au Lesotho, au Botswana, au Zimbabwe, au Mozambique et dans de nombreux autres pays ont vécu des expériences similaires à la mienne au Swaziland. Eux aussi ont trouvé des ressortissants de ces pays qui les ont soutenus et d’autres qui ont combattu à leurs côtés comme compagnons d’armes. Et il y avait ces braves gens de l’hémisphère Nord qui sont devenus nos compagnons en faisant passer clandestinement des armes et de l’argent, en traversant les frontières avec des messages et du matériel et en prenant le même genre de risque que nous pour une cause qu’ils soutenaient par principe.

« Je ne vois pas de reconnaissance »

Quand je regarde en arrière, presque vingt ans après l’avènement de la démocratie5, c’est avec une certaine tristesse et un certain cynisme. Il semble que maintenant que nous avons notre liberté, notre démocratie et notre propre gouvernement, nous nous concentrons étroitement sur l’amélioration de nos vies individuelles et nous avons, en tant que nation et en tant qu’individus, oublié certaines des personnes qui ont marché avec nous sur le long et difficile chemin de la libération.

Je ne sous-estime pas la valeur d’un discours politique au Parlement ou d’une inscription sur une pierre tombale dans l’un de nos pays voisins. Je ne souhaite pas non plus manquer de respect aux efforts de quelques personnes qui ont tenté de trouver des moyens de reconnaître les contributions des internationalistes africains. Mais je ne vois pas de reconnaissance réelle et substantielle du rôle des internationalistes africains dans notre lutte.

À l’école, mes enfants ne sont pas informés de ces contributions, il n’y a pas de mécanisme de reconnaissance de l’État qui soutienne les internationalistes qui ont perdu un père, une mère, un frère ou une sœur dans cette lutte. Les débordements populistes et xénophobes auxquels nous assistons aujourd’hui en Afrique du Sud ne sont pas condamnés assez fermement, et il faut faire beaucoup plus pour éduquer notre peuple sur le rôle que d’autres peuples ont joué dans la réalisation de notre démocratie. Si vous étiez un Swazi et que votre fils avait été abattu par des balles des forces de sécurité sud-africaines alors qu’il se tenait côte à côte avec un commandant du MK, ne vous demanderiez-vous pas aujourd’hui pour quoi et pourquoi il est mort ?

Je ne crois pas que nous puissions, en tant que nation, rembourser tout ce que nos amis et camarades internationalistes ont perdu ou subi, mais je pense que notre gouvernement, qui est arrivé au pouvoir avec le soutien des internationalistes, pourrait mettre en place des programmes spécifiques pour reconnaître le rôle joué par les internationalistes africains et mondiaux. Pour ma part, les Swazis avec lesquels nous avons travaillé en ces jours difficiles de 1985-1987 m’ont permis d’apprendre et de comprendre la valeur réelle de ceux qui sont prêts à se battre pour la cause des autres. »

1Le Front Line States (FLS) est un groupement informel d’États à majorité noire – le Botswana, le Mozambique, la Tanzanie et la Zambie – créé en 1974. Ce groupement vise à défendre ces États contre les États voisins gouvernés par la minorité blanche, en particulier la Rhodésie et l’Afrique du Sud. Dans le cadre de sa « total strategy », l’Afrique du Sud sous l’apartheid mena des sabotages et des actions armées contre les États membres du FLS.

2Partisans de l’internationalisme, doctrine préconisant l’union internationale des peuples par-delà les frontières.

3Le veld est un mot néerlandais désignant essentiellement, mais pas exclusivement, les larges espaces de la campagne en Afrique du Sud.

4L’accord de Nkomati était un pacte de non-agression signé le 16 mars 1984 entre le gouvernement communiste de la République populaire du Mozambique et le gouvernement d’Afrique du Sud. L’objectif du traité était d’empêcher le Mozambique de soutenir l’ANC d’une part, et l’Afrique du Sud de fournir des armes à la Renamo d’autre part. La signature de cet accord, qui finira par échouer, aura des répercussions dans toute la région.

5Ce texte de Damian de Lange a été publié pour la première fois en 2013 dans la revue The Thinker, Vol 58.