
Remise en cause d’accords commerciaux, arrêt de l’aide états-unienne, boycott de la présidence sud-africaine du G20, proposition d’accueil des fermiers afrikaners souhaitant émigrer aux États-Unis : Donald Trump s’est beaucoup démené, ces dernières semaines, pour fustiger l’Afrique du Sud après l’adoption d’une nouvelle loi foncière1 « pour promouvoir l’inclusivité et l’accès aux ressources naturelles » qui permet, au nom de l’intérêt général, des expropriations sans compensations financières de terres à l’abandon.
Peut-être faut-il voir dans cette colère, réelle ou feinte, l’influence d’Elon Musk et de Peter Thiel, deux grands patrons illibéraux très proches du président états-unien, qui ont grandi dans les régimes d’apartheid d’Afrique du Sud et de Namibie. Ou bien le fruit d’un lobbying intense mené par une mouvance afrikaner revancharde, très active en Europe et aux États-Unis, qui invoque un prétendu « apartheid à l’envers ». Ou encore, un prétexte pour sanctionner des choix politiques internationaux.
Mais au-delà des outrances états-uniennes, traduction d’une « campagne de désinformation et de propagande » dénoncée le 8 février par un communiqué du ministère sud-africain des Affaires étrangères, la nouvelle loi foncière en vigueur se voit plutôt reprocher, en Afrique du Sud, sa timidité et son incapacité à redessiner en profondeur la géographie héritée de l’apartheid. La réparation des injustices foncières, qui a toujours été au cœur du combat contre le régime de ségrégation raciale, est, en effet, très difficile.
Chercheuse associée au laboratoire scientifique « Les Afriques dans le monde » (LAM), à Bordeaux, dans le sud-ouest de la France, Marianne Séverin est spécialiste du contexte politique sud-africain. Elle est l’autrice d’une thèse2 sur les réseaux du Congrès national africain (African National Congress, ANC).
« Les Afrikaners ont éliminé la concurrence des fermiers noirs »
Nathalie Prévost : Pouvez-vous nous parler de l’histoire de la politique agraire de l’Afrique du Sud, notamment des lois sur les terres indigènes de 1913 et 1936 qui ont limité à 8 % puis 13 % seulement du territoire sud-africain les terres des Africains non blancs ?

Marianne Séverin : Il faut remonter au-delà de l’apartheid, à la fin de la période coloniale et à la rivalité entre les descendants des premiers colons néerlandais et les Britanniques. La deuxième guerre anglo-boer, de 1899 à 1902, s’achève à l’avantage des Britanniques, avec un traité de paix qui exprime la volonté de réconcilier la population blanche et de renforcer son contrôle politique et économique sur le pays, naturellement au détriment de la majorité africaine de la population. C’était une façon de protéger les acquis sociaux des Afrikaners et, en même temps, de disposer d’une main-d’œuvre bon marché au service de l’expansion minière et industrielle du pays après la découverte, entre le milieu et la fin du XIXe siècle, des mines d’or et de diamants.
L’Union sud-africaine est formée le 31 mai 1910. Elle scelle l’union des deux communautés blanches, auxquelles elle attribue plus de 90 % des terres, grâce aux premières lois discriminatoires qu’elle vote presque immédiatement, parmi lesquelles la loi sur les terres indigènes de 1913.
Nathalie Prévost : Chassés de leurs terres et cantonnés dans des réserves, les fermiers africains deviennent alors une main-d’œuvre forcée pour les fermiers blancs ?
Marianne Séverin : Oui. Ils deviennent la main-d’œuvre des fermes, la main-d’œuvre des mines, puis les femmes de ménage, les maids. En fait, une main-d’œuvre au service de la population blanche. Privés de terre, ils n’ont plus d’autre choix ! Par ailleurs, l’accaparement des terres par les Afrikaners permet d’éliminer la concurrence des fermiers noirs.
L’objectif, à la création de l’Afrique du Sud moderne, est de développer les intérêts agricoles et commerciaux des Blancs, particulièrement des Afrikaners. La loi de 1913 interdit aux Africains d’acheter ou de vendre des terres hors des réserves3 où ils sont désormais confinés. Évidemment, cela pose beaucoup de problèmes aux Africains dans leur vie quotidienne. Certains, par exemple, se voient privés de l’accès aux sépultures de membres de leur famille enterrés sur des terres désormais dévolues aux Blancs.
L’ANC est né à la même époque, en 1912. On l’appelle « l’ANC des pères fondateurs ». Alors que les royaumes bantous avaient été vaincus par les colons, les Noirs éduqués avaient compris la nécessité de s’organiser pour réclamer une grande nation africaine en Afrique du Sud et dénoncer les lois raciales. La terre a été leur première bataille. On peut reprocher beaucoup de choses à l’ANC, mais la redistribution des terres a toujours été son combat.
« La loi foncière gère tout l’espace, rural et urbain »
Nathalie Prévost : Quelle évolution l’apartheid a-t-il imprimée ensuite ?
Marianne Séverin : En 1949, le régime d’apartheid arrive au pouvoir et, en 1950, il adopte une batterie de lois pour garantir la pureté de la race, la séparation physique des populations, la domination politique et le contrôle de la population. La même année, une loi détermine les zones géographiques dans lesquelles doivent vivre les Sud-Africains en fonction de leur couleur de peau. Avec cette loi, on exproprie les Africains, les métis et les Indiens au profit des Blancs. À partir de 1950, si vous êtes Africain et que vous vivez dans ce que les autorités considèrent être une zone blanche, on vous force à déménager.
Trois lois importantes sont adoptées dans ces années-là : en 1950, celle sur la délimitation des zones géographiques ; en 1951, celle sur la législation discriminante dans les campagnes, qui limite la capacité et la volonté des Africains à maintenir une existence agricole indépendante hors des réserves ; et en 1954, la loi sur les indigènes, qui restreint le nombre d’Africains dans les zones urbaines : les Africains ne peuvent plus vivre dans les centres-villes considérés comme des zones blanches.
La loi sur le foncier ne s’intéresse pas qu’aux terres agricoles. Elle gère tout l’espace, rural et urbain. Et chaque groupe se voit attribuer un ratio en fonction de sa couleur de peau et de son ethnie. À la suite de la création des Bantoustans, dans les années 1960 et 1970, des Sud-Africains noirs perdent leur nationalité parce que certains Bantoustans deviennent indépendants. Dès lors, on ne pense plus l’Afrique du Sud que blanche. Pour les non-Blancs, il n’y a plus de libre circulation : il faut un pass pour se déplacer.
Nathalie Prévost : Après la chute de l’apartheid, en 1994, une loi sur la restitution des droits fonciers aux personnes dépossédées de leur propriété après le 19 juin 1913 est adoptée. Cette loi prévoit également la réforme de la tenue foncière dans les ex-Bantoustans et une redistribution permettant l’acquisition foncière avec le soutien de subventions publiques. Qu’est-ce que cette loi a changé ?
Marianne Séverin : Cette loi de 1994 n’a pas été très bien ficelée. Il y a eu des débats à l’intérieur de l’ANC. Ce dernier n’est pas un parti politique homogène. Différents courants s’y affrontent, certains plus populistes, et d’autres plus raisonnables qui estiment que l’Afrique du Sud doit appartenir à tout le monde. L’exemple du Zimbabwe4, qu’on leur ressasse à longueur de temps, a aussi conduit l’ANC à rester très prudent.
La redistribution des terres n’a pas été effective. Les Blancs n’ont pas forcément voulu vendre et, quand ils vendaient, les prix étaient élevés. Et lorsque les fermiers noirs pouvaient acquérir ces terres, parfois, par manque d’expérience, ils n’ont pas fait du bon travail. C’était aussi très difficile de rapporter la preuve de leur dépossession en 1913 pour ceux qui prétendaient bénéficier des dispositions de la loi de restitution des terres. Et puis il y a eu de la corruption au niveau des subventions publiques prévues pour acquérir les terres. Actuellement, 72 % des terres agricoles sont toujours entre les mains des fermiers blancs (contre 87 % après la loi de 1936). Vous comprenez le malaise quand on entend Donald Trump dire qu’on exproprie les Afrikaners ! Bref, cette loi n’a pas produit de grands effets. On a beaucoup parlé mais peu agi. Et certaines des terres mises en vente n’étaient même pas cultivables.
« La terre doit être partagée entre ceux qui la travaillent »
Nathalie Prévost : Quelle était la vision de l’ANC sur cette question ?
Marianne Séverin : La Freedom Charter (Charte de la Liberté), écrite en 1955 par l’ANC, est le cœur même de la Constitution sud-africaine. Voici ce qu’elle proclame : « La terre doit être partagée entre ceux qui la travaillent ! Les restrictions à la propriété foncière sur une base raciale doivent être supprimées et toutes les terres doivent être redistribuées entre ceux qui les travaillent afin de bannir la famine et le manque de terres. L’État doit aider les paysans en leur fournissant des outils, des semences, des tracteurs et des barrages afin de préserver le sol et d’aider les cultivateurs ; la liberté de mouvement est garantie à tous ceux qui travaillent la terre ; chacun a le droit d’occuper la terre où il le choisit ; les gens ne seront pas dépouillés de leur bétail ; le travail forcé et les prisons agricoles seront abolis. »
La Constitution sud-africaine de 1996 parle dans son préambule de la nécessité de reconnaître les injustices du passé (« recognize the injustices of our past »). Cet aspect est très important. Parfois, je suis étonnée de lire ce qu’écrivent certains Sud-Africains blancs. Il y a une Constitution en Afrique du Sud. Elle a été écrite, négociée et gravée dans le marbre. Et la première chose qu’on y lit, c’est : « Reconnaître les injustices de notre passé. » Certains dénoncent des expropriations à venir.
En réalité, il s’agit d’une tentative de réparation de l’Histoire.
Quand vous voyez des organisations de la société civile liées à l’extrême droite qui racontent je ne sais quoi, ces personnes semblent ignorer leur propre Constitution. Elles le font parce que, dans leur inconscient, l’Afrique du Sud appartient toujours à la minorité blanche. On ne peut pas demander aux Sud-Africains d’oublier cette histoire sous prétexte que l’apartheid est terminé. Oui, l’apartheid est terminé, mais le cancer même de ce pays c’est le problème foncier, qui remonte à plus de cent ans. L’enjeu, c’est de parvenir à redistribuer des terres tout en préservant celles des Afrikaners, qui sont des citoyens de ce pays depuis des générations et qui assurent la sécurité alimentaire du pays. Personne n’a demandé aux Afrikaners d’abandonner leurs terres. D’ailleurs, les Africains n’ont pas tous envie de travailler dans l’agriculture.
Nathalie Prévost : Alors, qu’est-ce qui a présidé à l’élaboration de la nouvelle loi, et quels sont ses objectifs ?
Marianne Séverin : L’objectif de la loi de 2025 est d’aligner les lois sud-africaines sur l’expropriation sur la Constitution du pays, en particulier l’article 25. L’article 25 autorise l’expropriation dans l’intérêt public. C’est l’intérêt public qui a été ajouté à la loi foncière de 1994. Cette loi élargit la définition de la propriété pour inclure les biens mobiliers et immobiliers. Cela signifie que si vous avez une terre qui est abandonnée et qui n’est plus valorisée, l’État peut la préempter pour s’en servir. On a le même système en France ! Et on dit bien que la loi est stricte, prévoit des obligations claires en matière de consultations et de notifications aux propriétaires de terres concernés, qui ont le droit de faire des observations. Il faut suivre les règles, et il y a des mécanismes pour résoudre les litiges.
Nathalie Prévost : Quelle était la nécessité de cette loi ?
Marianne Séverin : En fait, lorsque vous avez des terres qui ne sont pas vendues et qui n’ont plus d’autre intérêt que spéculatif, l’État considère que ces terres peuvent être utilisées pour des projets utiles pour le bien de tous. C’est une façon aussi de réparer les injustices. Le débat sur la terre est un débat qui pourrit l’Afrique du Sud et empêche la réconciliation. Il n’y a pas de partage des richesses, ni des terres. Et ce sont toujours les mêmes qui ont le pouvoir économique au détriment de la majorité.
« Si l’Afrique du Sud ne s’aligne pas derrière les États-Unis, elle est punie »
Nathalie Prévost : Comment interprétez-vous la charge impromptue de Donald Trump ?
Marianne Séverin : Le problème de la terre est un prétexte pour Donald Trump. Il parle d’un génocide, de violations des droits humains. Je ne vous dis pas qu’il n’y a pas de meurtres de fermiers blancs, mais il y en a aussi de fermiers noirs. L’Afrique du Sud est l’un des pays les plus violents du monde. Certains Blancs, en particulier afrikaners, considèrent que l’Afrique du Sud n’a pas lieu d’être noire, multiraciale ni inclusive. Il faut faire un parallèle entre ce qui se passe aux États-Unis actuellement et cette attaque contre l’Afrique du Sud.
Aux États-Unis, ils sont en train d’essayer d’éliminer tout cet aspect de solidarité, d’inclusion. Vous avez, en face, un pays qui fait tout le contraire, ce qui ne correspond pas à la vision de Trump. Je ne parle même pas d’Elon Musk, qui a grandi dans le contexte de l’apartheid avec un père raciste notoire. On voit aussi des liens avec l’extrême droite états-unienne et la diffusion de fausses informations. Lors de son premier mandat, Donald Trump avait déjà parlé de génocide des Blancs. Ce monsieur n’a jamais mis les pieds dans ce pays ni ailleurs en Afrique, ça ne l’intéresse pas, et il se permet d’insulter tout le monde !
Autre source de mécontentement des États-Unis, l’Afrique du Sud fait partie des pays qui n’ont pas condamné la Russie pour la guerre en Ukraine. Les liens avec la Russie datent de la lutte contre l’apartheid.
Le fait que l’Afrique du Sud fasse partie des Brics déplaît également. Et, comble de l’horreur, Pretoria a porté plainte devant la Cour internationale de justice contre Israël. Les États-Unis lui ont demandé de faire marche arrière et elle a refusé de céder. Même sous Biden, il y a eu un incident diplomatique entre les deux pays. Peu de gens le savent, mais la Palestine a contribué à la lutte anti-apartheid. En 1994, à l’investiture de Nelson Mandela, Yasser Arafat avait été invité. Ça avait fait du bruit, mais Nelson Mandela avait dit : « Les Palestiniens nous ont aidés. »
Pour résumer, si l’Afrique du Sud ne s’aligne pas derrière les États-Unis ou derrière les Occidentaux en ce qui concerne Israël et ses actions dans la bande de Gaza, elle est punie.
Nathalie Prévost : Ils ne sont pas les seuls à avoir un pied dans chaque camp !
Marianne Séverin : Non, mais c’est tellement plus facile de s’attaquer à ce pays ! Tout cela est aussi le fruit de l’agitation menée par deux organisations de la société civile afrikaner5 proches des milieux trumpistes. Puis rétropédalage lorsque Trump a proposé de donner le statut de réfugiés aux Afrikaners. Tout ça, c’est basé sur des fake news ! Le ministre de l’Agriculture, John Henry Steenhuisen, a dit : « Pour l’instant, je ne vois pas de fermier [blanc] qui veut quitter l’Afrique du Sud. » Certains ont pensé : « Il y a des problèmes dans notre pays, mais on y vit confortablement. Qu’est-ce qu’on va aller faire aux États-Unis alors que les fermiers états-uniens se plaignent ? »
Rappelez-vous les paroles de l’ex-président Thabo Mbeki au sujet des États-Unis : « Ils n’ont pas à nous donner de leçons parce qu’ils ne nous ont pas soutenus durant l’apartheid. » La Constitution est écrite. La loi est votée. C’est une vraie démocratie, ce pays, même s’il y a des problèmes sociaux et économiques. Les États-Unis n’ont pas à s’ingérer dans la politique intérieure de l’Afrique du Sud pour lui dicter ce qu’elle doit faire ou pas et la punir. En suspendant, par exemple, l’accord économique entre les États-Unis et l’Afrique du Sud [l’African Growth and Opportunity Act, promulgué en 2000 par Washington, NDLR]. L’ironie de l’histoire, c’est que l’Europe, face aux attaques de Trump, soutient désormais Pretoria. L’avenir s’annonce mouvementé !
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2Marianne Séverin, « Les réseaux ANC (1910-2004) – Histoire de la constitution du leadership de la nouvelle Afrique », 2006.
3Créées à partir de 1850 à l’époque des guerres cafres (ou xhosas), les réserves deviennent des Bantoustans, ou Homelands, dans les années 1960 et 1970.
4En mai 2002, Robert Mugabe ordonne l’expulsion de 2 900 des 4 500 propriétaires blancs du pays, dans le cadre d’une réforme agraire ayant pour but de redistribuer une partie des 40 % des terres arables de l’ex-Rhodésie appartenant aux Blancs. Une grande crise politique et agricole s’ensuit.
5L’AfriForum, qui a pour ambition de protéger les droits et les intérêts de la communauté afrikaner, et le mouvement Solidarity, qui affirme que les Afrikaners sont traités comme des citoyens de seconde zone.