Un⸱e artiste raconte une œuvre

Rashid Koraïshi. « Le Jardin d’Afrique est une offrande aux défunts »

Le corps africain et la mondialisation (3) · De l’esclavage à nos jours, le corps des Africain⸱es a toujours servi les intérêts du capitalisme mondial. Des Marocain⸱es vêtu⸱es de copies de marques de luxe européennes aux « migrant⸱es économiques » rejetées par la mer ou exploité⸱es, en passant par les déchets industriels déversés par l’Occident et triés à mains nues... Des artistes expliquent leur travail à travers une de leurs œuvres et confient leur rapport à cette mondialisation asymétrique.

Imaginez un lieu paisible et accueillant, avec une grande porte jaune ornée de motifs géométriques. Cette porte s'ouvre sur un jardin magnifique, symbolisant la beauté et la diversité de la nature. Deux bancs placés de chaque côté de l'entrée, recouverts de carrelage coloré, invitent à la détente. Au-dessus de la porte, une inscription en arabe et en français nous invite à découvrir ce jardin, intitulé "Jardin d'Afrique, Jardin du Paradis". De chaque côté, un drapeau flotte, ajoutant une touche de couleur vive à la scène. Le ciel est lumineux et parsemé de nuages, apportant une lumière douce qui souligne la sérénité de cet endroit. L'ambiance générale est calme et harmonieuse, évoquant un espace de ressourcement et de contemplation.
L’entrée du Jardin d’Afrique, à Zarzis, en Tunisie.
© Rosa Issa

Rashid Koraïshi est un artiste algérien touche-à-tout : peintre, sculpteur, graveur, installateur, photographe, céramiste et calligraphe. Ses œuvres sont exposées à Paris, Londres, New York, Caracas, Limoges, Madrid, Abou Dhabi, Delhi, Munich, Tunis, Beyrouth, et en Algérie, son pays natal, où il a fait ses premières études d’art avant de se rendre à Paris, tandis que sa famille s’est installée à Aïn Beïda, dans les Aurès, dans l’est du pays. Il a également vécu à Beyrouth, au Liban, où il a noué d’étroites amitiés et des collaborations avec des poètes et des artistes, dont Mahmoud Darwish, le célèbre poète palestinien décédé en 2008. Aujourd’hui, il vit et travaille principalement entre Paris et Tunis, mais ses studios s’installent dans différents pays à la faveur de ses projets.

Sa vie est enracinée dans une longue et riche tradition intellectuelle soufie transmise sur plusieurs générations avec une profonde aversion pour l’injustice. Sa famille descendrait du prophète Mahomet, et les traces de ses ancêtres sont encore visibles en Tunisie depuis le VIIe siècle, dans la ville de Kairouan et sa grande mosquée, centre de l’érudition islamique et site du patrimoine mondial de l’Unesco, ainsi que dans l’actuelle république russe du Caucase du Nord, le Daghestan, où des stèles en pierre sculptées de façon complexe, datant du XIIe siècle, marquent les tombes de la famille de l’artiste. Des copies des originaux ont été apportées dans la ville portuaire de Zarzis, dans le sud de la Tunisie, où Rashid a créé un chef d’œuvre : Jardin d’Afrique, un cimetière unique pour les exilés sans papiers qui se sont noyés dans la mer Méditerranée en tentant d’atteindre l’Europe avec l’espoir d’une vie meilleure, digne et sûre.

Mekki Louraiedh, le maire de Zarzis, Audrey Azoulay, la directrice générale de l’Unesco, la Fondation Aga Khan et une petite armée d’artisans « magiciens » ont soutenu l’étonnante œuvre d’art de Rachid, inaugurée en 2021 avec les plus hauts représentants des trois religions monothéistes de Tunisie. Un an plus tard, une équipe de chercheurs américains des universités Harvard et Colombia, soutenue par la Fondation Getty, s’est rendue sur place dans le cadre d’un séminaire de recherche pluriannuel intitulé « Méditerranée noire : rencontres artistiques et contre-récits ». Ils ont rapporté que le cimetière et ses jardins « évoquent d’anciennes descriptions du paradis ».
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« J’AVAIS ENTENDU PARLER D’UNECHARGE PUBLIQUE où étaient déposés les corps des migrants rejetés par la mer, près du port de Zarzis, et cela me paraissait tellement improbable que j’ai voulu voir de mes propres yeux. J’y suis allé avec Mongi Slim, du Croissant-Rouge tunisien. J’ai été tellement choqué : la vue de cette montagne de cadavres inconnus, jetés comme des poubelles, était inimaginable. J’ai pensé aussi à la Libye et ses milices, les atrocités et les viols commis sur les exilés... Mais aussi la politique européenne scandaleuse sur l’immigration... Quel monde de cruauté et de souffrance humaine nous avons aujourd’hui ! Là, j’ai eu la vision des Jardins du Paradis [décrits dans le Coran]. J’ai décidé d’acheter un terrain et de créer un lieu de sépulture décent. Dès le lendemain, j’ai dessiné l’ensemble du projet dans les moindres détails en faisant abstraction de toutes les tracasseries administratives, juridiques et judiciaires. Je l’ai appelé Jardin d’Afrique, voulant effacer l’image de la décharge et en faire une offrande aux défunts, à leurs familles, à leurs tribus – totalement non confessionnelle, sans discrimination de religion.

Rashid Koraïshi
Rashid Koraïshi
DR

Il y a un dôme surmonté de trois boules vertes symbolisant le judaïsme, le christianisme et l’islam, au sommet duquel se trouve un croissant ouvert vers le ciel, comme une coupe recevant l’abondance du ciel. Il y a également une salle de prière ouverte à toutes les religions. Comme symbole de protection pour accompagner les morts, j’ai incorporé des reproductions de grandes stèles commémorant deux rois, père et fils, de ma propre famille Koraïchi, qui a régné au XIIe siècle au Daghestan, dans le Caucase. Cela permet de faire le lien avec d’autres ancêtres qui sont enterrés dans le cimetière de Koraïchi, contre le mur d’enceinte de la grande mosquée de Kairouan.

Au tout début de l’islam, ma famille faisait partie de ceux qui partaient de La Mecque pour répandre la bonne parole, un groupe se dirigeant vers Bagdad, Jérusalem, Le Caire, Tripoli, d’autres passant par Bassorah, Tabriz, au nord de la Caspienne. Les frontières étaient alors ouvertes. Ceux de Kairouan ont fondé la ville et construit la grande mosquée. Ce sont eux qui nous ont légué le fameux Coran bleu1. C’est une véritable œuvre d’art, le papier est fait main, teinté à l’indigo et écrit en or et en coufique – coufique kairouanais. Il se trouve en partie au musée de Kairouan et en partie dans les musées du monde mais, de manière scandaleuse, au fil des ans, des pages ont disparu, probablement vendues : une page [d’une collection privée] mise aux enchères il y a quelques années a été vendue 500 000 dollars.

« Les palmiers du désert sont comme des humains »

Ce nouveau bâtiment est empreint d’histoire. La porte principale, achetée à un antiquaire, date du XVIIe siècle et a la couleur de la lumière et du soleil. Un long couloir de carreaux de céramique, fabriqués à la main dans le style des palais tunisiens du XVIIe siècle, s’étend devant nous. L’atmosphère est empreinte de dignité, de respect et d’amour. Les tombes sont blanches, chacune surmontée d’un bol en céramique incrusté, le vert symbolisant l’abondance et le jaune la lumière. Les coupes se remplissent d’eau de pluie, pour les oiseaux, qui naissent et s’envolent pour rejoindre les anges. Symboliquement, les oiseaux accompagnent les âmes des défunts.

Les plantes choisies sont très symboliques. Nous avons apporté un olivier de 130 ans pour l’entrée – un symbole de paix. Sur le côté de l’entrée, 5 oliviers représentent les 5 piliers de l’islam, et 12 grandes vignes se font face sur les murs d’enceinte et représentent les 12 apôtres du Christ. Aux quatre coins, j’ai placé 4 grands palmiers du désert qui représentent la protection contre la chaleur du Sahara. Les maîtres soufis les comparent à des êtres humains car ils vivent jusqu’à 90 ans. Ensuite, nous avons des orangers amers qui représentent à la fois l’amertume de la mort, la douceur des fruits et le parfum de l’eau de fleur d’oranger. Les grenades, dont les graines ressemblent à des rubis, incarnent la force de l’humanité si elle était unie, et les débuts d’une forêt de jasmins et de bougainvilliers rouges sont soutenus par des tuteurs en bambou pour devenir des arbres. Les visiteurs peuvent profiter des senteurs et des couleurs depuis les bancs et les deux tables en marbre olive que j’ai prévus pour des moments de méditation, de prière et de convivialité.

Mais à l’automne 2022, cette paix a volé en éclats. J’ai vécu cauchemar sur cauchemar, y compris des menaces à mon encontre. Le Jardin d’Afrique a été attaqué, les tombes ont été ouvertes et détruites, des plantes ont été arrachées car les proches de dix-huit migrants tunisiens, qui s’étaient noyés dans une embarcation partie de Zarzis pour l’Italie, croyaient que leurs proches y avaient été enterrés. Une tension intense s’est emparée de la région. Les enquêtes judiciaires se poursuivent mais je n’ai même plus les clés. Un jour, le Jardin d’Afrique sera restauré. Je l’espère avec tout mon cœur. »

1Ce manuscrit est daté de la fin du IXe siècle.