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Un⸱e artiste raconte une œuvre

Abraham Oghobase. « Le corps africain est dévalorisé »

Le corps africain et la mondialisation (4) · De l’esclavage à nos jours, le corps des Africains a toujours servi les intérêts du capitalisme mondial. Des Marocains vêtus de copies de marques de luxe occidentales aux « migrants économiques » rejetées par la mer ou exploités en Europe, en passant par les déchets industriels déversés par l’Occident et triés à mains nues... Des artistes expliquent leur travail à travers une de leurs œuvres et confient leur rapport à cette mondialisation asymétrique.

L'image en noir et blanc présente un homme nu, debout sur un terrain accidenté et aride. Il semble être en milieu rural, entouré de terres sèches, avec quelques monticules de terre autour de lui. À l'arrière-plan, on aperçoit des esquisses techniques en superposition, illustrant des plans et des élévations d'une structure. Ces schémas ajoutent une dimension conceptuelle à la scène, suggérant une connexion entre l'homme et un projet architectural ou mécanique. L'ensemble émane une atmosphère contemplative et industrielle, où le corps humain se confronte à des idées de construction et de conception.
«  Metallurgical Practice : miners  », n°2 (2019).
© Abraham Oghobase

Abraham O. Oghobase est un artiste né en 1979 à Lagos, au Nigeria, où il a grandi et fait une grande partie de ses études avant de s’installer à Toronto (Canada) où il a obtenu, en 2022, un diplôme en art visuel à l’Université de York. Ses œuvres ont été exposées un peu partout dans le monde (Vienne, Bruxelles, Paris, Londres, New York, Helsinki…), et notamment en Afrique (Bamako, Lagos…). Sa prochaine exposition aura lieu à la Biennale des arts de Toronto, de septembre à décembre 2024.

Issu de la photographie documentaire, Abraham O. Oghobase dit avoir voulu « développer [son] propre récit, et chercher [son] langage visuel et [son] identité ». Il s’est également tourné vers la lithographie, technique qu’il utilise principalement aujourd’hui. Ses différents projets l’ont amené à s’intéresser à la colonisation britannique, notamment à travers les anciennes exploitations minières dans l’État du Plateau (centre du Nigeria). Pour lui, la photographie est un moyen d’explorer les géographies socio-économiques, historiques et environnementales.

Pour Afrique XXI, l’artiste a accepté de parler de son projet « Metallurgical Practice : Miners », présenté en 2019, et en particulier de la deuxième œuvre de cette série (qui illustre cet article).
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« CELLE-CI EST L’UNE DE MES ŒUVRES PRÉFÉRÉES DE LARIE. L’œuvre a été inspirée par mon manque de conscience de l’extraction coloniale dans la partie nord du Nigeria et c’est juste par hasard que j’ai eu une rencontre avec elle.

J’étais en voyage avec ma petite amie de l’époque, qui est aujourd’hui ma femme. Elle est née à Jos [capitale de l’État du Plateau, NDLR] et s’y rendait pour voir ses parents. Depuis l’avion, j’ai vu de nombreux lacs et je me souviens avoir dit : « Wow ! Cet endroit a beaucoup de lacs, je vais beaucoup me baigner ! » Puis elle m’a dit : « Ce ne sont pas des lacs, ce sont des bassins miniers. »

Ces étangs sont des résidus de l’exploitation minière, lorsque les Britanniques exploitaient les mines de Jos-Plateau entre le XIXe et le XXe siècle. Malheureusement, nous n’avons pas appris cette partie de l’histoire à l’école, elle était en quelque sorte exclue de celle qu’on nous enseignait. Je me sentais très mal de ne pas connaître suffisamment l’histoire : être un artiste et ne pas connaître l’histoire, c’est presque embarrassant.

« Parler d’extraction, c’est parler d’exploitation »

Je me souviens donc que j’ai commencé à faire des recherches et je suis allé sur ce bassin minier à de nombreuses reprises. Je me suis renseigné sur la façon dont Jos-Plateau est devenu le premier endroit à recevoir de l’énergie, dont l’électricité, parce qu’ils en avaient besoin pour alimenter les mines.

Abraham O. Oghobase
Abraham O. Oghobase
© DR

J’ai élargi mes études sur l’État du Plateau et c’est à partir de là que j’ai voulu aborder le sujet. Mon intérêt s’est porté sur la terre, qui est devenue un élément central de ma réflexion, mais aussi l’extraction qui en fait partie intégrante : c’est presque comme une chaîne. On ne peut pas parler d’extraction si on ne parle pas d’exploitation, de travail, de personnes, ou de la façon dont l’écosystème de cette terre a été perturbé par l’extraction de l’étain. C’est ce qui a inspiré mon approche du travail.

L’autre partie s’est déroulée à Johannesburg [en Afrique du Sud, NDLR], en 2014 et en 2015. J’ai rencontré des photographes. L’un d’eux, Akinbode Akinbiyi, est britannico-nigérian. Je me souviens avoir marché avec lui pendant qu’il me parlait de ce qu’il pensait de l’exploitation minière et il m’a donné deux livres : l’un d’eux était On the Mines (Steidl, 2012), de David Goldblatt et Nadine Gordimer ; et l’autre, je ne me souviens plus de son titre, traitait de l’utilisation des dessins et des photographies dans l’exploitation minière. C’était plus abstrait.

« J’essaie de réunir le passé et le présent »

Nous sommes ensuite allés dans une librairie, et c’est là que je suis tombé sur un autre livre particulier intitulé Rand Metallurgical Practice1. C’est un ouvrage britannique en deux volumes publié en 1911, avec des dessins schématiques qui constituaient essentiellement un modèle de politiques coloniales, de plans et de guides manuels pour l’extraction dans les mines de Johannesburg, mais aussi dans d’autres colonies britanniques.

Dans mon esprit, j’ai commencé à réfléchir au temps et à l’espace, au mécanisme du colonialisme et à sa science, à la complexité de l’histoire coloniale et à ses conséquences sur les corps et les terres. Ici, j’utilise la stratification comme pratique pour aborder cette histoire complexe et ses liens avec le présent. Je travaille avec des archives, mais l’homme que vous voyez sur l’œuvre a été photographié par moi, au Plateau. Lorsque vous regardez mes œuvres, vous ne pouvez pas distinguer ce qui est une archive et ce qui ne l’est pas.

J’essayais ici de réunir le passé et le présent, d’engager l’histoire et de parler du présent. Cet homme et d’autres, qui étaient là avec lui, continuent d’extraire des minerais parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire : ce sont des mineurs illégaux mais, bien sûr, il y a un marché pour eux. L’héritage de cette exploitation minière s’est donc perpétué dans le corps et la vie de ces gens. L’effet de l’énorme exploitation minière britannique jusqu’aux années 1950 est qu’il y a des gens qui continuent à pratiquer cette activité, même illégalement et sans aucune assurance.

« Une expérience de survie »

Je pense toujours, en tant qu’artiste, à dépasser les limites que le colonialisme nous a données pour provoquer une réponse émotionnelle chez ceux qui regardent mes œuvres. Je m’engage dans cette histoire de manière nuancée, en superposant l’esthétique et l’histoire pour pouvoir passer le message selon lequel nous pouvons dépasser ces limites, ces diagrammes, ces nombres et ces chiffres, afin de les placer sur la terre, sur ces humains qui ont été marginalisés, ainsi que dans l’histoire de la photographie.

L’histoire coloniale est une histoire qui a trait à l’oppression, à la soumission. Tous ces concepts perdurent aujourd’hui. Il s’agit de s’engager dans la connaissance et d’avoir la capacité de remettre en question, de perturber ces structures existantes qui alimentent le système d’exploitation continu du continent africain. Il s’agit de voir comment le corps africain est dévalorisé et alimente les structures de la suprématie blanche.

Je raconte ici une expérience de survie : les gens soumettent leur corps à un travail intense et risqué, devant creuser profondément dans le sol – parfois les gens meurent en faisant cela – pour chercher des minerais pour de grandes entreprises et n’en tirer que quelques centimes. »

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1Ralph S. G. Stokes, James E. Thomas, G. O. Smart, W. R. Dowling, H. A. White, E. H. Johnson, W. A. Caldecott, A. McArthur Johnston, C. O. Schmitt, A text-book of Rand metallurgical practice, designed as a « working tool » and practical guide for metallurgists upon the Witwatersrand and other similar fields, C. Griffin & Co., London, 1911.