Au Kenya, les élites déconnectées du peuple

Depuis le 18 juin, les Kényans se mobilisent contre le projet de loi de finances qui prévoit notamment une forte augmentation des taxes sur les produits de première nécessité.

L'image montre une scène de protestation urbaine. Au premier plan, deux hommes sont engagés dans une altercation. L'un d'eux semble essayer de saisir l'autre qui tient une pancarte. Sur cette pancarte, on peut lire une question écrite en lettres noires : "WILL MORE TAXATION LEAD TO LOW COST OF LIVING?" (Plus de taxation conduira-t-elle à un coût de la vie plus bas ?). En arrière-plan, on aperçoit d'autres personnes, certaines les regardent, tandis que d'autres semblent prendre des photos. Des véhicules sont garés sur le côté, ajoutant à l'ambiance animée de la scène. Les expressions des hommes montrent des émotions vives, reflétant l'intensité de la situation.
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Depuis le 18 juin, jour où le président du Kenya, William Ruto, a annoncé publiquement qu’il maintiendrait son très controversé projet loi de finances (Finance Bill 2024), qui prévoit notamment une augmentation des taxes sur de nombreux produits de première nécessité, des manifestations massives ont lieu dans tout le pays.

Le moment est historique pour les Kényans, notamment pour les jeunes, les protagonistes de cette mobilisation qui sont aussi les plus touchés par ce projet de loi. Au Kenya, 80 % de la population a moins de 35 ans (chiffres 2017). Très vite, ce sont eux – des étudiants, des travailleurs salariés ou des chômeurs – qui se sont engagés pour demander le retrait du texte. Mais la répression a été féroce : malgré le déroulement pacifique de ces marches, les forces de l’ordre ont procédé à des arrestations arbitraires et à des enlèvements de personnalités et d’activistes.

Depuis le 18 juin, des manifestations ont lieu dans tout le Kenya.
© Marta Perotti / Afrique XXI

Elle a atteint son paroxysme mardi 25 juin : alors que les députés se réunissaient pour adopter la loi en troisième lecture, des centaines de milliers de personnes se sont mobilisées dans la capitale, Nairobi, et dans l’ensemble du pays. Face à l’ampleur des cortèges, qui ont brièvement investi le Parlement, le pouvoir a déployé la police et l’armée, qui n’ont pas hésité à tirer sur la foule à balles réelles. Bilan : 22 morts (selon la Kenya Human Rights Commission), plus de 300 blessés, au moins 50 arrestations et 22 enlèvements de personnalités influentes. De nombreux témoignages ont également fait part d’un massacre à Githurai, au nord de Nairobi, où la police aurait ouvert le feu et tué des manifestants qui rentraient chez eux dans la nuit de mardi à mercredi.

Cette violente répression rappelle celle des protestations durant la période postélectorale de 2007-2008, quand plus de 1 100 personnes avaient été tuées et 650 000 déplacées, selon Human Rights Watch. Mais cette fois, les considérations ethnicistes et politiques, qui avaient joué un rôle dans les violences de 2008, sont absentes des cortèges : les manifestants semblent tous unis contre le projet de loi et contre une démocratie qu’ils considèrent défaillante.

Témoignage de John*, 26 ans, jeune entrepreneur :

Au début de la journée [25 juin, NDLR], nous étions plutôt en train de danser, pour être honnête les gens étaient juste... c’était plus comme un collectif, nous tous qui nous rassemblons indépendamment de la race, de la classe, de l’emploi... Avec la femme à qui j’achète habituellement mon déjeuner en ville [on] se tenait côte à côte, nous protestions contre le même projet de loi, parce que nous comprenons tous les deux comment il nous affecte. Mais personne ne s’attendait aux représailles du gouvernement : personne ne s’attendait à ce qu’il tire à balles réelles, personne ne s’attendait à ce qu’il installe des tireurs d’élite sur les toits et qu’il commence à assassiner des gens. Il y a cette photo vraiment troublante d’un homme qui se fait tirer dessus en plein milieu de la tête, comme si le tireur avait visé juste entre ses deux yeux, et l’homme a été tué et il y a un drapeau kényan dans sa main.

En effet, les enjeux de la mobilisation ne se réduisent pas au nouveau projet de loi. Pour beaucoup, il n’est que le symbole des contradictions qui caractérisent la gouvernance de ce pays, où les dirigeants sont de plus en plus déconnectés de la réalité des citoyens. Officiellement, le texte, qui établit le budget pour les années 2024 et 2025, doit permettre de réduire une dette publique abyssale (79,5 milliards d’euros) et les emprunts extérieurs de l’État, en réponse aux injonctions du Fonds monétaire international (FMI). En plus d’alourdir les taxes sur des produits de base, comme le pain, l’huile de cuisson, le pétrole ou encore les produits d’hygiène féminine, ainsi que sur l’utilisation d’internet, le texte prévoit des changements concernant la propriété des terres.

Déjà, en 2023, les taxes avaient augmenté sans que, en contrepartie, les services publics (hôpitaux, éducation primaire et universitaire) et les infrastructures de base ne s’améliorent. Ce projet intervient dans un contexte difficile : le taux de chômage des jeunes est toujours très élevé (67 %, selon la Fédération des employeurs du Kenya), et le gouvernement s’est montré incapable de gérer les conséquences des inondations dramatiques de mars et avril derniers (plus de 200 morts). En outre, la corruption structurelle parmi les hauts cadres politiques et économiques du pays, au cœur de nombreux scandales ces dernières années, ne cesse de désespérer les Kényans, qui se demandent où va l’argent public.

Témoignage de Andrew*, 25 ans, diplômé en anthropologie à l’université de Nairobi :

C’est à cause du contenu du projet de loi de finances, parce que si vous voyez, prenons par exemple l’éducation, le secteur de la santé : il y a des choses qui n’ont même pas été réglées par le gouvernement actuel et ils veulent que nous payions plus d’impôts ! Pourtant, nous avons [déjà] payé des impôts et ils n’ont pas réglé les problèmes... Alors pourquoi ? C’est comme si quelqu’un vous demandait plus d’argent et qu’il ne pouvait pas rendre compte de l’argent que vous lui avez déjà donné. Comment pouvez-vous donner [encore] cet argent ?

Mercredi 26 juin, le président Ruto a annoncé qu’il ne signerait pas le projet de loi. Une victoire pour le mouvement, mais qui n’est que partielle : l’Assemblée nationale peut encore le modifier, le proposer à nouveau au chef de l’État ou le faire directement entrer en vigueur si les deux tiers des parlementaires votent en sa faveur.

*Les prénoms ont été changés