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Dix ans après l’insurrection

Au Burkina Faso, retour à la case départ pour la justice

C’était l’un des principaux acquis de l’insurrection des 30 et 31 octobre 2014 qui avait abouti à la chute de Blaise Compaoré : l’indépendance de la justice. Mais, dix ans après, les magistrats déplorent un inquiétant retour en arrière. Leur liberté d’action a été réduite à peau de chagrin par les nouveaux maîtres du pays.

L'image montre un groupe de personnes posant ensemble dans un cadre formel. Au centre, il y a un homme en tenue militaire, entouré par un groupe de personnes habillées en robes hautes avec des motifs distinctifs et des chapeaux colorés. Les vêtements semblent refléter une certaine tradition ou un statut élevé, avec des éléments de couleur rouge, vert et jaune. Les membres du groupe arborent aussi des écharpes qui traversent leur poitrine, ajoutant une touche de distinction. En arrière-plan, il y a des décorations murales et une scène de cérémonie qui donne une atmosphère solennelle à l'ensemble. Le sol est recouvert d'un tapis rouge, contribuant à l'élégance du moment.
Le président du Burkina Faso, Ibrahim Traoré, lors de la prestation de serment de trois nouveaux membres du Conseil constitutionnel, le 15 avril 2024.
© Présidence du Faso

Sale temps pour des acteurs judiciaires au Burkina Faso. Au moins cinq magistrats sont actuellement déployés sur le front de la lutte « antiterroriste ». Le procureur du Faso près le tribunal de grande instance (TGI) de Ouagadougou 1 Harouna Yoda, son collègue du TGI de Bobo-Dioulasso Roger Zoungrana, et trois autres magistrats sont hors des prétoires depuis le 14 août 2024. Ils ont été réquisitionnés par le régime du Mouvement patriotique pour la sauvegarde et de la restauration 2 (MPSR 2), la junte qui a pris le pouvoir le 30 septembre 2022, au prétexte de renforcer la lutte contre les groupes djihadistes1. Depuis deux ans, des dizaines d’hommes – des opposants politiques, des activistes, des syndicalistes – ont été arrêtés et envoyés de force sur le théâtre des opérations.

Les décisions des juridictions administratives de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso interdisant le déploiement au front de ces magistrats et d’autres personnes avant eux ont été foulées au pied comme plusieurs autres décisions de justice qui n’arrangent pas les nouveaux maîtres du Burkina Faso. Face au refus d’exécuter les décisions de justice, l’ordre des avocats a observé un arrêt de travail de cinq jours du 4 au 8 juin 2024. Sans « le respect et l’exécution des décisions de justice à l’égard de toute personne [...] notre mission et celle de l’État de droit sont vaines », indique le communiqué du bâtonnier d’alors, Siaka Niamba.

« Nettoyer la justice »

La tension entre les acteurs judiciaires et le pouvoir est apparue au grand jour le 28 juillet 2023. Ce jour-là, des militaires de l’Agence nationale des renseignements (ANR) font irruption au tribunal de grande instance de Ouagadougou 2 pour exfiltrer Larissa Amsetou Nikiema, une guérisseuse qui venait d’être placée sous mandat de dépôt par le bureau du procureur après des violences exercées par certains de ses proches sur un individu. Cette irruption armée dans l’enceinte judiciaire avait fait l’effet d’une bombe au sein de l’opinion et surtout dans l’appareil judiciaire. Depuis, celui-ci était dans le viseur du pouvoir.

Si la guérisseuse a indiqué dans une interview accordée au média burkinabè minute.bf, n’avoir « aucun lien avec le chef de l’État », répondant ainsi à des rumeurs lui prêtant une influence sur Ibrahim Traoré (« IB »), plusieurs personnes s’interrogent toujours sur les raisons de cette exfiltration. Le 11 juillet, quelques jours avant cet épisode, le chef de l’État (devenu président du Faso après s’être offert un bail de cinq ans supplémentaires à la tête du pays) avait appelé devant une foule de militants « à nettoyer la justice ».

Tous les magistrats qui avaient été pris la main dans le sac, qui ont des dossiers en justice vont être jugés… L’injustice est un fléau qui détruit la société. On les [les magistrats, NDLR] met en garde, a-t-il déclaré. […] Je ne comprends pas qu’il y ait une justice pour le pauvre et une justice pour le riche. Ça ne peut pas continuer. Quand un pauvre a un problème en justice, on peut l’attraper, le mettre en prison sans jugement, pendant longtemps. Lorsqu’un autre citoyen a un problème en justice, pour peu qu’il puisse mobiliser un ou trois avocats, son dossier est rapidement pris en compte. Pendant que le pauvre, lui, croupit en prison. On ne peut pas accepter ça.

Un mois après, plusieurs magistrats appréciés au sein de l’opinion pour leur engagement dans la lutte contre la corruption et les crimes économiques ont été mis hors jeu. Ces dernières années, les procureurs Yoda et Zoungrana avaient piloté les parquets des pôles judiciaires économiques et financiers des tribunaux de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso avec des résultats tangibles. Ils avaient notamment obtenu le jugement de plusieurs affaires et la condamnation de personnalités des milieux politique, économique et même judiciaire2.

Un inquiétant retour en arrière

Un tournant a été pris le 6 décembre 2023. Ce jour-là, le Conseil des ministres donne son accord pour la transmission d’un projet de loi portant révision de la Constitution. Mais les trois syndicats de magistrats burkinabè, le Syndicat autonome des magistrats du Burkina (Samab), le Syndicat burkinabè de magistrats (SBM) et le Syndicat des magistrats burkinabè (SMB), font connaître leur désapprobation quant à ce processus, et déplorent son caractère irrégulier et non consensuel. La nouvelle réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) est malgré tout validée le 30 décembre 2023.

Elle permet à des personnes qui ne sont pas magistrates de siéger au sein du Conseil. Elle remet les magistrats du parquet sous la coupe du ministre de la justice, qui (re)devient leur autorité hiérarchique. Si la présence de « non magistrats » était débattue depuis longtemps pour éviter le corporatisme au sein du CSM, la soumission des membres du parquet à l’autorité du ministre de la Justice sonne comme un recul.

Pour les magistrats, il s’agit d’un retour en arrière très inquiétant. Après l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014, qui s’était conclue par la chute de Blaise Compaoré après vingt-sept ans au pouvoir, les Burkinabè avaient arraché plusieurs avancées, notamment dans le domaine de la justice. Plusieurs dossiers emblématiques avaient été rouverts, dont l’assassinat, en 1987, de l’ancien chef de l’État Thomas Sankara et de douze de ses camarades.

En 2015, le gouvernement de Transition avait convoqué des assises qui avaient abouti à l’adoption du Pacte national pour le renouveau de la justice. Ce texte avait notamment déconnecté le pouvoir judiciaire de l’exécutif en éjectant le président du Faso et le ministre de la Justice du CSM. Avant 2015, cet organe était présidé par le président du Faso. Avec cette réforme, cette fonction était désormais dévolue au premier président de la Cour de cassation, et la vice-présidence revenait au premier président du Conseil d’État.

Une cible habituelle

C’était d’autant plus une avancée, à l’époque, que la justice burkinabè, qui s’inspire du système judiciaire français, a toujours été la cible des différents dirigeants politiques qui se sont succédé à la tête du pays. Sous le régime du Conseil national de la révolution (CNR), dirigé par le capitaine Thomas Sankara de 1983 à 1987, des Tribunaux populaires de la révolution sont créés. Le professeur de droit public Salif Yonaba, dans son ouvrage Indépendance de la justice et droits de l’homme (PIOOM, 1997), explique ainsi leur genèse :

L’appareil judiciaire en place est présenté comme un instrument néo-colonial, anachronique, permettant à une classe minoritaire de conserver ses privilèges illégitimes et iniques. Le ton étant dès lors donné, il fallait donc procéder à la mise en place des nouvelles institutions qui soient conformes, dans leur conception et inspiration, à la philosophie révolutionnaire. Le premier acte fondateur de cette nouvelle organisation [...] fut la création des Tribunaux populaires de la révolution (TPR) par une ordonnance du 19 octobre 1983.

À cette époque, des magistrats comme Abdouramane Boly (secrétaire général du ministre de la Justice) et Christophe Compaoré (juge d’instruction au tribunal de grande instance de Ouagadougou) sont licenciés. Le magistrat Boly a même dû prendre la route de l’exil.

Après le coup d’État du 15 octobre 1987 qui a mis fin à la révolution sankariste, Blaise Compaoré prend les rênes du pays. Sous son règne de vingt-sept ans, l’indépendance de la justice est à nouveau mise à mal. Les crimes de sang à caractère politique - notamment les assassinats de Thomas Sankara, du journaliste Norbert Zongo le 13 décembre 1998 et de l’étudiant Dabo Boukari le 19 mai 1990 - ne sont pas résolus. C’est Blaise Compaoré qui préside le Conseil supérieur de la magistrature, et son ministre de la Justice en est également membre. Les chefs de juridiction, les procureurs et les chefs de greffe sont directement nommés par le ministère. En outre, les procureurs et leurs substituts sont soumis à l’autorité du ministre. Le droit de grève est interdit aux magistrats. L’expression « juges acquis » est sur toutes les lèvres à cette époque.

La Transition instaurée après l’insurrection d’octobre 2014 permet à la justice burkinabè de se hisser à la hauteur des attentes populaires. Après son élection, en novembre 2015, le président Roch Marc Christian Kaboré est contraint par les grèves historiques des magistrats de janvier et février 2016 à mettre en œuvre les réformes issues du Pacte national pour le renouveau de la justice. Cela n’a pas empêché son gouvernement de s’immiscer dans certaines affaires judiciaires. L’exécutif s’est ainsi opposé au mandat d’arrêt lancé contre Guillaume Soro, alors président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, par les juges d’instruction en charge du dossier du putsch manqué de septembre 20153.

« Porte ouverte à l’ingérence de l’exécutif »

La récente réforme constitutionnelle s’inscrit dans cette longue histoire de tentatives d’intrusions du politique dans le judiciaire. Elle « vise à soumettre les magistrats du parquet à l’autorité du ministre de la Justice, ouvre la voie à l’ingérence de l’exécutif dans l’action du pouvoir judiciaire, en ce sens que ce ministre pourrait freiner ou empêcher l’action de la Justice, voire intervenir ponctuellement dans les procédures judiciaires en cours », indique le Conseil supérieur de la magistrature dans une note du 29 décembre 2023.

Si le ministre de la Justice, Rodrigue Edasso Bayala, soutenait à cette époque que la réforme répondait au besoin d’efficacité dans la conduite de la politique pénale, le CSM, alors dirigé par le Premier président de la Cour de cassation, Jean Mazobé Kondé, estimait que la mise en œuvre des mécanismes prévus par le code de procédure pénale permettait déjà au gouvernement de faire appliquer sa politique pénale, sans qu’il soit besoin de lui attribuer le pouvoir de nomination, d’affectation, de notation ainsi que l’autorité sur les procureurs :

Cette disposition qui soumet la nomination et l’affectation des magistrats du parquet à la proposition du ministre de la Justice permet de relever, en souvenance de l’histoire récente de notre pays, qu’il s’agit d’une porte ouverte à l’ingérence de l’exécutif dans le judiciaire et à la promotion des magistrats à la solde de l’autorité politique qui les propose et les fait nommer.

Selon le CSM, sa « composition doit lui permettre de garantir son indépendance, comme le recommandent les différents instruments juridiques internationaux et régionaux relatifs à l’indépendance de la magistrature, qui s’accordent sur un Conseil composé exclusivement ou majoritairement de magistrats. En tout état de cause, dans tous les pays où il existe un organe similaire, les magistrats sont toujours majoritaires, en nombre, dans sa composition ».

Vent de fronde

Depuis lors, les avancées issues du Pacte pour le renouveau de la justice adopté en 2015 ne sont plus d’actualité. C’est le CSM version Ibrahim Traoré qui est en marche. Désormais, les structures syndicales ne sont plus représentées. Les magistrats élisent leurs représentants au sein du CSM. Résultat : l’élection organisée en juin 2024 a été boycottée par l’écrasante majorité des magistrats.

Sur les 647 magistrats composant I’ensemble des collèges électoraux, 53 ont pris part aux élections des représentants des différents grades - les 594 autres se sont abstenus4. « Cette abstention [est] historique en dépit des stratégies malsaines et multiformes utilisées par le ministère de la Justice et d’autres acteurs souterrains pour essayer de faire échec à l’appel au devoir adressé aux magistrats », ont déclaré les organisations syndicales le 30 juin.

Face au sort réservé à la justice, l’avocat burkinabè Prosper Farama avait lancé à la même époque cette boutade : « Si on veut, on peut même supprimer la justice au Burkina Faso. Qu’on décide : si on ne veut plus de justice, si on ne veut plus de droit au Burkina, faisons une concertation, supprimons la profession d’avocat, supprimons la magistrature, il n’y a plus rien, plus de greffier, chacun va aller [chercher] un autre boulot. Et puis, on va essayer pour voir si ça marche. »

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1Deux autres magistrats ont également été réquisitionnés, mais on ignore s’ils ont effectivement été envoyés au front. Lire à ce sujet le rapport de l’ONG Human Rights Watch.

2L’ancien ministre de la Défense, Jean-Claude Bouda, avait été incarcéré pour des infractions économiques. Le dernier ministre des Transports de Roch Marc Christian Kaboré, Vincent Dabilgou, avait été condamné le 17 août 2023 à onze ans de prison (peine réduite en appel) et à une forte amende pour des faits de détournement de deniers publics. L’ancien maire de Bobo-Dioulasso avait également été poursuivi et condamné.

3En septembre 2015, des éléments de l’armée fidèles à Blaise Compaoré et à son ex-bras droit, le général Gilbert Diendéré, tentent de prendre le pouvoir par les armes, sans succès, après avoir arrêté les principaux dirigeants de la Transition. Ils semblent avoir un temps bénéficié du soutien du pouvoir ivoirien.

4Selon les syndicats, aucun des 99 magistrats du 3e grade n’a pris part à ces élections professionnelles. Seuls 2 des 208 magistrats du 2e grade et 18 des 163 magistrats du 1er grade ont voté. Au grade exceptionnel, 33 magistrats sur 177 ont participé au scrutin. C’est un camouflet pour l’exécutif. Au Burkina Faso, les magistrats débutent leur carrière au 3e grade, passent par le 2e grade (au moins six ans d’expérience) avant d’arriver au 1er grade. Les magistrats les plus anciens sont au grade exceptionnel.