Journalisme au Burkina Faso : se soumettre ou disparaître

Parti pris · Le 24 mars 2025, comme une dizaine d’autres journalistes avant eux, Guézouma Sanogo et Boukari Ouoba ont été enlevés par le régime burkinabè et emmenés vers une destination inconnue. Les deux principales organisations professionnelles du pays qu’ils dirigeaient, l’Association des journalistes du Burkina Faso et le Centre national de presse Norbert Zongo, se voient ainsi décapitées.

L'image montre un événement lié à la Journée nationale de la liberté de la presse, qui se déroule le 20 octobre 2024. En arrière-plan, un grand panneau rouge présente le thème de la journée : "Ne brisons pas le rempart : alerte sur la mise à mort du journalisme". Au premier plan, un homme debout s'apprête à s'adresser à l'audience. Il porte une chemise à rayures noires et blanches et se tient près d'une table équipée de plusieurs microphones et de bouteilles d'eau. L'ambiance est sérieuse et engageante, soulignant l'importance de la liberté d'expression.
Guézouma Sanogo (en 2024), président de l’Association des journalistes du Burkina Faso, a été enlevé le 24 mars.
© Centre national de presse Norbert Zongo

Comme une graine que l’on sème, qui germe et qui grandit, la haine et le mépris à l’égard des médias indépendants et des journalistes professionnels au Burkina Faso ont atteint leur paroxysme. Le danger est venu de là où les hommes et les femmes de médias l’attendaient le moins : plutôt que des groupes armés djihadistes, qui opèrent sur le territoire depuis 2015, ce sont les militaires au pouvoir à Ouagadougou depuis 2022 qui kidnappent et font disparaître les voix critiques.

Le matin du 24 mars 2025, deux responsables d’organisations professionnelles des médias ont été enlevés par des individus se présentant comme des agents du service des renseignements du Burkina Faso : Guézouma Sanogo et Boukari Ouoba, respectivement président et vice-président de l’Association des journalistes du Burkina (AJB).

Ce n’est, certes, pas la première fois que des journalistes sont enlevés dans ce Burkina devenu une sorte de prison à ciel ouvert. Une bonne dizaine ont déjà été victimes de disparitions forcées. Et, jusqu’au moment où nous écrivons ces lignes, ni leurs familles ni leurs rédactions ne savent avec certitude où ils ont été conduits1.

Pour autant, ce énième enlèvement de professionnels de la presse restera gravé dans les annales de l’histoire des assauts répétés contre la liberté de presse. En forçant jusqu’aux locaux du Centre national de presse Norbert Zongo (CNP-NZ) pour y cueillir manu militari les deux responsables syndicaux, le pouvoir d’Ibrahim Traoré vient d’appuyer sur la gâchette de l’arme qui anéantira durablement la liberté de presse si chèrement conquise.

Un refuge, un sanctuaire inviolable

Le CNP-NZ est le symbole de la liberté d’expression et de la presse au Burkina Faso. Il porte le nom du plus célèbre de ses journalistes, Norbert Zongo, assassiné le 13 décembre 1998 par des militaires du Régiment de sécurité présidentielle, la garde prétorienne du président de l’époque, Blaise Compaoré, lui aussi capitaine de l’armée burkinabè2.

Le Centre est aussi le refuge, par excellence, de tous les défenseurs de la liberté, de la démocratie et des droits humains. Il est le havre et le lieu d’où partent, pour se faire entendre dans les médias, toutes les voix critiques des damnés de la société. En pénétrant dans ce sanctuaire de la liberté pour y arrêter Boukari Ouoba et Guézouma Sanogo, le pouvoir d’Ibrahim Traoré franchit une nouvelle ligne rouge.

Le CNP-NZ se prononce régulièrement sur toutes les actions qui marquent le rétrécissement des espaces de liberté. Ainsi, les menaces contre les journalistes, l’expulsion de journalistes étrangers, la fermeture de médias nationaux et internationaux, les réformes antidémocratiques et antipresse initiées par le gouvernement y étaient régulièrement dénoncées. Le Centre prenait position contre les atteintes aux libertés, s’entourait d’avocats pour judiciariser les dossiers des journalistes portés disparus. Il y avait comme un consensus national pour faire de ce lieu un abri, une sorte d’enclave diplomatique, un sanctuaire inviolable, infranchissable par les forces de l’ordre. Le Centre était, de ce fait, devenu un parapluie pour tous les journalistes indépendants. Il dérangeait les autorités burkinabè. Il constituait un rideau de fer qui n’empêchait pas, certes, mais qui ralentissait les putschistes dans leur volonté de briser l’esprit d’indépendance persistant dans certains médias au Burkina Faso.

Faire des médias publics des médias de service public

Par la force des choses, Boukari Ouoba et Guézouma Sanogo étaient devenus les deux hommes- orchestres de l’institution. Le premier assurait, depuis plusieurs mois, l’intérim du coordonnateur du Centre, Abdoulaye Diallo. Ce dernier est contraint à l’exil depuis février 2024. Il lui est reproché, notamment, d’être « un valet local de l’impérialisme », de défendre des valeurs occidentales telle que la liberté d’expression et l’État de droit et de dénoncer les violations massives des droits humains perpétrés par des soldats burkinabè.

Quant à Guézouma, il assurait la présidence du CNP-NZ. Son prédécesseur, Inoussa Ouédraogo (également président de la Société des éditeurs de la presse privée du Burkina), a dû, lui aussi, partir en exil, en octobre 2023, après avoir été menacé de mort pour avoir dénoncé les dérives autoritaires de la junte, les violations répétées de la liberté de presse, les fermetures tous azimuts de médias locaux et internationaux et l’expulsion de journalistes étrangers.

En enlevant Guézouma Sanogo et Boukari Ouoba, les militaires au pouvoir ont fait d’une pierre deux coups : décapiter l’AJB, l’une des organisations professionnelles de presse les plus dynamiques du Burkina, et anéantir le CNP-NZ.

Guézouma Sanogo exerçait à la Radio Télevision du Burkina (RTB) depuis près de deux décennies. Élu président de l’AJB en 2014, il s’est illustré, avec son équipe, à travers le combat pour l’amélioration des conditions de vie et de travail des journalistes du Burkina, l’amélioration des textes régissant la pratique du journalisme ainsi que la formation et la protection des journalistes. Il s’est également battu avec ses camarades pour faire des médias publics, longtemps considérés comme la voix du gouvernement, des médias de service public au service de tous les Burkinabè.

En tant que président de l’AJB, Guézouma était très soucieux du respect, par les journalistes, des règles éthiques et déontologiques. Défenseur acharné d’une presse libre et indépendante, il était toujours présent dans les tribunaux aux côtés des journalistes professionnels en procès. Son statut de fonctionnaire ne l’empêchait pas de dénoncer la pratique du journalisme dans les médias publics, transformés depuis l’avènement du pouvoir des militaires en outil de propagande et de manipulation des masses, dans le contexte de la guerre contre le terrorisme.

« Nous ne sommes pas des web-activistes »

Aux journalistes présents à l’assemblée générale de l’AJB qui s’est tenue quarante-huit heures avant son enlèvement, Guézouma Sanogo avait lancé un appel à davantage de solidarité au sein de la corporation. Malgré toutes les formes de répression que subissent les journalistes au Burkina Faso, le métier doit survivre, avait-il dit. Et, avait-il prévenu, « tout cela ne peut se faire que dans un esprit de solidarité et de respect strict de la déontologie ». Il avait mis en garde ses confrères tentés de s’éloigner des principes du métier pour gagner plus de likes ou de vues sur les réseaux sociaux : « Nous ne sommes pas des web-activistes. Nous sommes des journalistes. » Et d’insister : « Nous ne devons pas nous dénaturer à cause des pressions en tout genre que nous subissons. Le respect des règles de notre métier est la seule chose qui pourrait nous épargner des pressions et de la répression. »

Feignant d’ignorer que la junte militaire était plutôt vent debout contre les professionnels attachés aux règles du métier, Guézouma a donc omis d’ajouter que les principes du journalisme se pratiquaient désormais selon la vision et les orientations des idéologues du Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR), le mouvement qui a porté Ibrahim Traoré au pouvoir.

Quant à Boukari Ouoba, il est un fruit de la presse privée burkinabè. Ses confrères retiennent de lui l’image d’un brillant enquêteur qui a fait ses premiers pas en 2008 au journal d’investigation L’Évènement. En 2011, il cofonde avec d’autres confrères (dont Idrissa Barry, enlevé une semaine plus tôt) le bimensuel Mutations, un journal d’investigation et d’analyse aujourd’hui disparu faute de moyens financiers. Le journal ne faisait pas de publicité et vivait seulement des ventes. Malheureusement, ce positionnement n’a pas permis au titre de survivre. Ouoba et ses camarades ont été obligés de mettre la clé sous le paillasson après neuf ans d’existence. En 2021, Ouoba rejoint donc le bimensuel Le Reporter. Il ne se trouve pas dépaysé puisque ce journal évolue dans le même registre que les deux précédents.

Rester pour aider malgré l’étau qui se resserre

Ouoba Boukari était régulièrement invité sur les plateaux de télévision pour analyser et commenter l’actualité. Malgré les pressions et les intimidations des partisans de la junte, il est toujours resté critique, notamment en ce qui concerne la gouvernance du secteur de la sécurité et les violations massives des droits humains régulièrement perpétrées par les forces de défense et de sécurité et les volontaires civils.

Ces derniers mois, voyant l’étau se resserrer sur les journalistes indépendants, il avait pensé prendre à son tour le chemin de l’exil, avant de se décider à rester sur place pour aider au bon fonctionnement du CNP-NZ. Plusieurs fois lauréat du prix anticorruption décerné par le réseau national de lutte anticorruption au Burkina, Ouoba est incontestablement l’un des meilleurs journalistes de sa génération. Très sociable, humble et toujours à l’écoute, il était régulièrement sollicité pour animer des conférences, le plus souvent à titre gracieux.

Dans le contexte de menace accrue contre ses confrères et camarades, Boukari Ouoba avait décidé de faire profil bas les derniers temps, conscient de sa responsabilité de garantir un service minimum à la Maison de la presse du Burkina Faso. Malheureusement, malgré sa prudence, il n’a pas pu échapper au filet des militaires, qui attendaient seulement la meilleure opportunité pour réduire au silence les derniers résistants. Quelques heures après la disparition de Sanogo et de Ouoba, Luc Pagbelguem, journaliste à la télévision privée BF1, a, lui aussi, été enlevé. Son crime ? Avoir diffusé un reportage sur le congrès de l’AJB.

Ce qui est constant aujourd’hui au Burkina, c’est que les hommes au pouvoir ne peuvent plus s’accommoder des esprits brillants ou susceptibles de dénoncer les travers de leur gouvernance. Ces putschistes particulièrement violents ont choisi de s’attaquer au thermomètre qui indique le niveau de la fièvre, plutôt que de trouver des remèdes pour soigner le mal qui ronge le pays. Guézouma et Boukari ne l’ignoraient pas. Ces deux dernières années, ils ont subi toutes les formes de pression. Mais en bons soldats de la plume et du micro, ils ont choisi de poursuivre la bataille, dans la dignité et l’honneur.

1Les deux journalistes, ainsi que leur confrère Luc Pagbelguem, journaliste à la télévision privée BF1 enlevé quelques heures plus tard, sont réapparus le 3 avril sur une vidéo, vêtus d’uniformes militaires, probablement réquisitionnés pour combattre aux côtés des forces de défense et de sécurité et de leurs supplétifs civils.

2Outre l’attentat spectaculaire dans lequel il a péri avec son frère et deux collaborateurs, Norbert Zongo est célèbre pour son engagement et ses investigations publiées dans le journal qu’il avait fondé : L’Indépendant. Sa dernière enquête, sur l’implication de François Compaoré, le frère du président, dans la disparition de l’un de ses chauffeurs, lui a coûté la vie. L’assassinat de Zongo a été suivi de manifestations de protestation géantes à Ouagadougou.