Membre du comité éditorial d’Afrique XXI, Agnès Faivre a été correspondante de Libération au Burkina Faso durant un an et demi. Elle y a notamment documenté les conditions de vie des populations dans les localités sous blocus des groupes djihadistes et le blocage par des manifestants burkinabè d’un convoi de l’armée française en novembre 2021. Elle a également réalisé pour Afrique XXI une série d’entretiens avec des acteurs du procès des assassins de Thomas Sankara et de douze de ses camarades.
Le 1er avril 2023, Agnès Faivre a été expulsée du Burkina Faso, en même temps que Sophie Douce, correspondante du Monde. Les deux journalistes avaient été convoquées la veille à la direction de la sûreté de l’État et avaient été interrogées sur leurs déplacements et leur travail au Burkina, ainsi que sur un article publié par Libération révélant l’exécution d’enfants et d’adolescents dans un camp militaire, sur fond d’enlèvements massifs de Peuls.
Dans l’article publié ci-dessous, Agnès Faivre témoigne, faits et citations à l’appui, de l’évolution du régime issu du coup d’État du 1er octobre 2022, qui a porté au pouvoir un jeune capitaine, Ibrahim Traoré. En sept épisodes qui ont selon elle marqué la transition, elle raconte comment les discours se sont radicalisés à Ouagadougou, et comment les méthodes se sont durcies dans les zones en conflit, contre les djihadistes mais aussi contre les civils, et tout particulièrement les Peuls ; comment, en somme, « IB » a entrepris de mener une guerre totale aux insurgés.
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De la répartie, un verbe facile et percutant, le ton libre. C’est ce que renvoie d’abord Ibrahim Traoré dans sa première interview, pour la radio, le 1er octobre 20221. L’homme qui tente d’entériner son coup d’État est un inconnu. À peine glane-t-on qu’il est capitaine, qu’il a 34 ans et qu’il commande depuis six mois le régiment d’artillerie de Kaya, capitale du centre-nord du Burkina Faso. La veille, quand des hommes en tenue militaire ont annoncé à la télévision publique avoir déchu le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba en raison de « la dégradation continue de la situation sécuritaire » et de la « restauration au forceps d’un ordre ancien », il se tenait à côté d’un autre capitaine chargé de lire le communiqué. Mais il était resté silencieux.
Sa prise de parole intervient en pleine tourmente. Des coups de feu ont éclaté au cœur de Ouagadougou ce midi du 1er octobre. Des hélicoptères traversent le ciel. Le pouvoir n’est pas encore tout à fait arraché, et c’est un orateur habile et désinvolte qui met cartes sur table. « Cette guerre ne se mène pas comme nous l’entendons, dit-il. Les hommes meurent comme des mouches mais on ne change jamais de méthode. » Une contradiction selon lui avec les objectifs du Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR), la junte militaire au pouvoir depuis le premier coup d’État du 24 janvier 2022 dont il dit être « un acteur majoritaire ». Ibrahim Traoré s’indigne du manque de considération vis-à-vis de la troupe, de l’inertie des chefs « assis » ou de la « bourgeoisie de la hiérarchie ». « On a tellement proposé de solutions », souffle-t-il. Puis l’artilleur se pare de l’étoffe du combattant en première ligne dans la lutte « antiterroriste » : il raconte aussi ces villageois avec « la peau sur les os », « comme en Somalie ».
Entre proximité avec le peuple, rejet de la classe bourgeoise et ambition de « révolutionner » la production agricole, il manie en quelques minutes une rhétorique familière aux Burkinabè. Si Paul-Henri Sandaogo Damiba avait été étiqueté pro-français et pro-Blaise Compaoré2, et même comparé à Jean-Baptiste Ouedraogo3, Ibrahim Traoré semble personnifier dès ce 1er octobre un nouveau Sankara, porteur d’espoir. Alors que le Burkina Faso et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) se sont entendus sur une transition de vingt-quatre mois à compter du 1er juillet 2022, il affirme : « On n’a pas besoin de deux ans [pour reconquérir le territoire.] »
5 NOVEMBRE 2022, « ÇA VA CHAUFFER »
Celui que l’on surnomme très vite « IB » effectue son premier déplacement et s’envole vers Djibo, ville sahélienne aux portes du Mali. Entre-temps, le capitaine est devenu président de la transition à l’issue d’une journée d’assises nationales et a prêté serment face aux sages du Conseil constitutionnel. Le président de l’institution a rappelé à l’occasion « la brève période de vie constitutionnelle normale » au Burkina Faso, de 2016 à janvier 2022, et a cité à son tour Thomas Sankara : « Celui qui n’a pas mieux fait que ses prédécesseurs n’a rien fait. »
L’homme qui se présente au 14e régiment interarmes de Djibo (14e RIA) est un chef de guerre. Kalachnikov à l’épaule, gilet pare-balles aux poches fournies, il promet une relève « désormais effective » de ce détachement militaire, la formation des plus jeunes, un renforcement du renseignement. Mais surtout, répète-t-il aux quelque 200 hommes réunis en cercle autour de lui, « il faut accepter de marcher » sur un territoire « infesté ». « Peu importe le rythme qu’on prend durant les incidents, acceptez cette souffrance pour minimiser ces incidents. Nous allons récupérer nos terres et nous allons vivre, mais en attendant, ça va chauffer. »
Le camp du 14e RIA, forteresse installée depuis moins de deux ans à la lisière de Djibo, a été frappé au cœur le 24 octobre 2022. Au moins 10 militaires sont tombés et une cinquantaine d’autres ont été blessés, selon un bilan provisoire de l’état-major des armées, lors de l’assaut de cette caserne par les insurgés d’Ansarul Islam. Ces derniers sont liés au JNIM (acronyme en arabe du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, affilié à Al-Qaïda), qui a revendiqué l’attaque au cours de laquelle les assaillants affirment avoir saisi 400 kalachnikovs et 12 lance-roquettes, et libéré 67 prisonniers. Le coup est dur. Un mois plus tôt, le 26 septembre, le 14e RIA avait déjà perdu des hommes parmi les 27 militaires tués lors de l’attaque d’un convoi de ravitaillement de Djibo, soumise à un intense blocus depuis février 2022.
« Préparez-vous au combat, poursuit le chef de la transition. Je ne les appelle pas des terroristes, je les appelle des petits bandits égarés qui viennent pour vous emmerder. » Les termes tranchent avec ceux de son prédécesseur. Ce sont « nos frères », avait admis le lieutenant-colonel Damiba le 1er avril 2022, pour désigner « ceux qui par naïveté, par appât du gain, par contrainte ou par désir de vengeance ont été entraînés dans une spirale extrémiste ». Décidé à combiner actions civiles et militaires, il annonçait alors la création de comités locaux de dialogue avec certains groupes armés.
Ibrahim Traoré, lui, ne mise que sur la force. Exit le dialogue local, le ministère de la Réconciliation ainsi que celui des Affaires religieuses et coutumières créé huit mois plus tôt. Fin octobre, les autorités organisent un recrutement exceptionnel de 3 000 militaires du rang4 ainsi que l’enrôlement de 50 000 Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), des supplétifs de l’armée.
Le statut de ces civils armés, créé en janvier 2020, a évolué. Les voici en principe mieux formés5, mieux équipés, mieux encadrés, mieux rémunérés. Surtout, ils bénéficient d’un soutien populaire et de la considération du chef de la transition. « Désormais, c’est ensemble qu’on va agir », leur dit-il le 15 novembre. Boudé par les hauts gradés, Ibrahim Traoré affiche sa proximité avec les VDP. Un contingent de ces supplétifs du Centre-Nord l’a d’ailleurs accompagné dans son putsch aux côtés des Cobras, unité d’élite de l’armée initialement créée pour sécuriser les convois reliant les sites miniers. À la fois garde prétorienne et déployés en opération, les Cobras, dont les effectifs seront étoffés au fil des mois, sont notamment répartis dans les six bataillons d’intervention rapide (BIR) créés le 14 novembre 2022 – tous commandés par des capitaines proches du président de la transition.
4 DÉCEMBRE 2022, « D’ABORD TUER LES ENNEMIS DE L’INTÉRIEUR »
Autre pilier du « MPSR2 », les groupuscules dits panafricains qui ne cessent de germer, de faire et défaire des coalitions. Ils vouent un culte à « IB » et ne jurent que par les « boyz » (un terme qui désigne l’association entre les forces armées nationales et les VDP). À trois reprises, les plus radicaux attaquent l’ambassade de France à l’issue de marches réclamant le départ de la force spéciale française Sabre, installée depuis 2010 en périphérie de Ouagadougou, et de l’ambassadeur de France, Luc Hallade.
Le 4 décembre 2022, une nouvelle figure de cette mouvance s’illustre par un appel au meurtre d’Alpha Barry, patron du groupe privé Omega Médias (et ancien ministre des Affaires étrangères de Roch Marc Christian Kaboré), et du journaliste (et ancien président de la Commission électorale nationale indépendante) Newton Ahmed Barry – deux figures de la communauté peule dans le pays. Il s’appelle Mohamed Sinon et est présenté comme le porte-parole de l’organisation Africa révolutionnaire. « Le capitaine Ibrahim Traoré doit d’abord tuer les ennemis de l’intérieur avant de s’occuper de l’extérieur. Newton Barry6, c’est un Peul avec un nom pareil. À la jeunesse burkinabè, il faut traiter Newton Ahmed Barry comme vous voulez, assène-t-il en mooré dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux. Il faut nettoyer Ouaga, tuer tous ceux qu’il faut tuer, sinon vous ne viendrez pas à bout du terrorisme. On s’en fout des droits de l’homme. »
Newton Ahmed Barry est harcelé depuis des mois par des activistes néopanafricains. Selon lui, ils se sont radicalisés vers la mi-2022, parallèlement à une poussée des groupes djihadistes jusqu’aux frontières du plateau mossi, région qui enserre Ouagadougou. « Alors que la population du centre se croyait épargnée par l’insécurité, une psychose a commencé à germer, et la stigmatisation de la communauté peule, assimilée aux terroristes, s’est renforcée. Je suis moi-même peul, et il se trouve aussi que j’émets des critiques sur la gouvernance », résume-t-il. Cette fois, il a argué, au sujet de la suspension sine die de RFI au Burkina Faso survenue le 3 décembre 2022, que la décision relevait en principe du Conseil supérieur de la communication et non du gouvernement. La riposte de Sinon a fusé, d’une violence inouïe. « Même nous qui sommes perçus comme un des mouvements panafricains les plus virils, nous bannissons ce genre de propos », réagit Boris Guissou, responsable de l’antenne burkinabè de l’ONG Urgences panafricanistes, de Kemi Seba, faisant soudain figure de vieux sage.
Ces messages de haine ont-ils la caution du pouvoir ? « On ne sait pas trop qui est derrière pour l’instant », élude alors, gêné, un haut fonctionnaire qui a l’oreille d’Ibrahim Traoré. Tout en assurant que le chef de la transition va « recadrer » ces groupuscules. Le 5 décembre, le gouvernement « condamne fermement » ces « propos qui font le lit de l’intolérance et de la désunion ». Pourtant, le même jour, les forces de l’ordre parties interpeller Mohamed Sinon sur instruction du procureur du Faso font demi-tour devant le siège de son organisation face au refus opposé par ses camarades. La scène, filmée, campe un Mohamed Sinon souriant et des policiers qui regagnent leur pick-up bredouilles. Le « recadrage » ne semble pas vraiment à l’agenda au sommet de l’État, et ces activistes vont exercer leur diktat sur les médias et les voix critiques. Ils nomment, diabolisent, menacent les « ennemis de la patrie » ou les « relais des terroristes ». Parmi leurs slogans : « IB ou rien ».
3 FÉVRIER 2023, « LA GUERRE N’A PAS ENCORE COMMENCÉ »
Ibrahim Traoré accorde un « grand entretien » à la télévision publique. Depuis son accession au pouvoir, quatre mois plus tôt, le conflit a fait plus de 1 400 morts selon les données de l’ONG Acled (Armed Conflict Location and Event Data Project), le nombre de déplacés internes se maintient à près de 2 millions, et les localités sous blocus des groupes djihadistes ont augmenté, tout comme les besoins humanitaires des populations assiégées. L’année 2023 s’amorce donc dans la continuité de 2022, annus horribilis (plus de 7 000 morts selon Acled).
Cent vingt jours pour inverser la tendance, c’est évidemment court, d’autant que les violences se sont étendues à douze régions sur treize (avec plus ou moins d’intensité). Mais Ibrahim Traoré assure que « les terroristes sont aux abois et s’attaquent de plus en plus aux civils désarmés ». « La guerre n’a pas encore commencé », insiste-t-il. Le président aux inamovibles mitaines militaires l’énonce d’autant plus sereinement qu’il jouit d’une certaine popularité. Il vient de bouter hors du pays la force Sabre. Le 25 janvier, le Quai d’Orsay a acté la demande de retrait par Ouagadougou du contingent français, puis a rappelé le lendemain son ambassadeur au Burkina Faso. Dans un pays qui a proscrit toute présence militaire étrangère sur son sol dès son indépendance, et alors que l’échec de l’opération Barkhane (qui n’intervenait que très rarement en territoire burkinabè) est intériorisé par une majorité de citoyens, cette décision est largement appréciée.
Si « le combat au sol n’a pas encore commencé », selon Ibrahim Traoré, c’est parce qu’« il faut d’abord gagner la guerre du renseignement » en vue d’opérations aéroterrestres et acquérir du matériel militaire. Il invite donc « la population à garder le moral parce que ce sera dur mais pas pour longtemps », et rappelle à la presse son rôle : « galvaniser les combattants ». Les requêtes de soutien militaire se heurtent toutefois au silence de la Cedeao et de l’Union européenne. « On se bat avec nos moyens », déplore-t-il7. La France, par exemple, retoque les diverses demandes d’appui aux VDP par crainte d’être associée aux exactions imputées à ces civils armés (lire l’encadré au pied de l’article), selon une source diplomatique française.
Cette question brûlante est abordée lors du « grand entretien » accordé à la RTB. Ibrahim Traoré est invité à réagir « sur le cas de Nouna, où on dit que des VDP s’en sont pris à des citoyens peuls ». Selon le procureur du Faso, 28 morts ont été découverts le 30 décembre à Nouna, commune de l’Ouest proche de la frontière malienne. Des sources locales font quant à elles état de 88 corps inhumés après une tuerie perpétrée par des dozos (chasseurs traditionnellement issus de l’Empire mandingue) et des VDP, peu après une attaque d’Ansarul Islam.
Imperturbable, le président de la transition renvoie à l’enquête en cours, puis évoque pour la première fois la tactique de la « perfidie », un stratagème selon lequel les insurgés djihadistes se pareraient des tenues des forces armées burkinabè en vue de commettre des exactions et de les leur imputer. Cette tentation de dédouaner les miliciens pro-gouvernement et de nier les faits a un goût amer pour les habitants des secteurs 4 et 6 de Nouna, les deux quartiers peuls ciblés par les assaillants.
Eux racontent la migration des dozos du « pays dogon », au Mali, vers les villages voisins burkinabè de Djibasso et Bomborokuy vers 2019, puis leur installation dès 2020 à Nouna, où « très vite ils ont commencé à être menaçants envers les Peuls », selon un témoin du massacre. « Avec certains, ajoute-t-il, on se connaît, on a bu du thé ensemble. » Ce matin du 30 décembre, vers 8 h 45, il s’apprête à rejoindre son grin8 au secteur 4 quand résonne une première détonation. « Ils ont d’abord abattu un éleveur qui tournait dans la ville pour soigner les animaux, poursuit-il. Ensuite les VDP et les dozos sont sortis sur des motos, mélangés. Ils tournaient partout à la recherche des Peuls, dans les maisons, les boutiques. Tout homme peul qu’ils voient, enfant ou grand, ils le tuent. Sans sélectionner. Pendant la tuerie, les maquis de Nouna étaient remplis, avec la musique à fond de jour comme de nuit, alors qu’on entendait les coups de feu, tada, tadada. »
19 FÉVRIER 2023, LA GUERRE SANS BRUIT
Au soir du 17 février, une rafale d’alertes fait biper les téléphones. Une colonne militaire serait tombée dans une embuscade à Tin-Edjar, dans la province de l’Oudalan, frontalière avec le Mali et le Niger. Le bilan oscille entre 70 et 100 morts selon les sources sécuritaires. Tin-Edjar est située à mi-chemin entre Déou et Oursi, deux localités disputées par le JNIM et le groupe État islamique au Sahel (EIS). Cantonné au nord-est de la province à l’issue de violents combats avec son rival en 2020, l’EIS revenait en force depuis quelques mois. En pleine reconquête du territoire, il a donc piégé la relève du détachement militaire de Déou au niveau de Tin-Edjar.
L’état-major général des armées, dont les communiqués se raréfient, annonce trois jours plus tard un bilan de 51 morts. C’est le plus lourd revers subi par les forces armées burkinabè depuis l’arrivée au pouvoir d’Ibrahim Traoré. Dans une communication en trois temps visiblement délicate, il mentionne « une attaque complexe » et « une intensification des actions aériennes qui a permis de neutraliser une centaine de terroristes et de détruire leurs matériels. Ce chiffre s’ajoute à la soixantaine de terroristes neutralisés depuis le début de la riposte ».
Une riposte d’envergure difficilement vérifiable. En revanche, de violents combats entre les Forces de défense et de sécurité (FDS) et l’EIS sont signalés ce même jour, le 20 février, à Tin-Akoff, à 60 km au nord-est à vol d’oiseau. Dans ce village côtoyant le fleuve Niger et prisé des éleveurs pour ses aires de pâturage, « les assaillants sont arrivés vers 15 heures, témoigne un rescapé. C’est le camp militaire qui était leur principale cible, mais ils ont commencé par la population. Ils ont encerclé le village et ils ont brûlé toutes les maisons, une à une. Des vieux et surtout des enfants sont morts calcinés. La façon dont ils agissaient, c’était pour ne laisser personne. » Comme de nombreux habitants, il court se réfugier dans la caserne sous le feu d’intenses tirs croisés. L’aviation intervient, et les combats prennent fin vers 18 heures, après avoir occasionné de lourdes pertes dans chaque camp. Le lendemain matin, ce rescapé dit avoir participé à l’inhumation de 67 civils. Des dizaines de militaires et de VDP ont également péri.
À Ouagadougou, cette hécatombe est passée sous silence. Il n’y a ni parole publique ni deuil national ou drapeaux en berne pour ces soldats « morts pour la patrie ». Encore moins de commentaires sur la situation de la population dans cette province, dont une partie est totalement abandonnée par l’État. Trois camps (Tin-Akoff, Déou et Oursi) ont été évacués. Il ne reste plus que deux détachements militaires dans cette zone stratégique des trois frontières : Gorom-Gorom et Markoye. Dans ces communes affluent des centaines de civils sans abri. Les territoires désertés, eux, passent sous contrôle des franchises sahéliennes d’Al-Qaïda et du groupe État islamique, qui continuent de s’y affronter. Jour après jour, le silence sur ces événements tragiques perdure, écrasant. « Opter pour la politique de la dissimulation est suicidaire », écrit L’Evénement, rare journal à traiter ces attaques dans l’Oudalan.
Le couvercle semble s’être refermé sur la guerre. Enfin, presque : le 19 février, l’état-major général des armées diffuse des images de frappes aériennes localisées vers Déou (voir le tweet ci-dessous9).
Séquence des frappes de drone ayant visé les terroristes auteurs de l'attaque de Oursi au Burkina Faso. Plus de 300 terroristes morts aujourd'hui. pic.twitter.com/MIONeWu0NG
— Ibrahima Maiga (@Ibrahimamaigaa) February 19, 2023
La publication de cette vidéo inaugure une nouvelle rubrique du JT de 20 heures de la RTB : « Échos du front » (voir la vidéo ci-dessous). Traduites en plusieurs langues, ces séquences quasi quotidiennes louent les prouesses des drones de combat de fabrication turque acquis ces deux dernières années, surnommés « avion sans bruit » par les Burkinabè. Sur les images, l’identification de la cible, son bombardement, la traque de l’« ennemi » en fuite, et parfois aussi des individus calcinés dans les flammes. Le commentaire du journaliste salue une frappe « en plein dans le mille », des « terroristes pulvérisés » ou « traités avec succès », et chute de façon redondante sur cette formule : « Déposer les armes ou périr ».
6 MAI 2023, « COMPLOT INTERNATIONAL » CONTRE LE FASO
« Non aux massacres terroristes planifiés par l’ONU, l’Otan, l’UE, les États-Unis, la France », « Oui à la Russie ». Depuis l’annonce du retrait de la force Sabre, fin janvier, les slogans hostiles à la France n’avaient plus guère été agités dans la rue burkinabè. Certains activistes néopanafricains s’étaient improvisés plantons, se regroupant chaque nuit à l’extrémité de l’avenue de l’Indépendance, qui débouche sur la présidence du Faso, sonnant le tocsin à chaque rumeur de tentative de déstabilisation du régime. Voilà qu’ils vitupèrent à nouveau contre la France, et, plus inédit, contre l’Union européenne et l’Otan. De nouveaux mouvements fleurissent, les mobilisations ponctuent le mois de mai. Cette fois, il ne s’agit plus de dénoncer des accords de coopération iniques mais un « complot international » et « des mensonges construits sur Karma », selon Ghislain Somé, membre du Cadre national des organisations de la société civile à l’initiative du rassemblement.
Le 20 avril, Karma, village mossi situé à une quinzaine de kilomètres de la grande ville du Nord, Ouahigouya, a été le théâtre d’une tuerie de masse. Au moins 147 villageois ont été exécutés, selon les ressortissants et rescapés de cette localité10. Ils imputent aux FDS ce massacre qui est intervenu une semaine après l’attaque par des djihadistes d’une base des VDP située à quelques kilomètres. Leurs témoignages sont accablants, et ces manifestations apparaissent d’emblée comme une manœuvre de diversion.
« Il faut éviter d’accuser sans savoir ce qui s’est passé, tout est possible, réagit le 4 mai Ibrahim Traoré lors d’un nouveau « grand entretien » diffusé sur la RTB. Il y a ce qu’on appelle la perfidie. Et je pense que ça fait partie des modes d’action privilégiés de l’ennemi. » La rhétorique de la perfidie, désormais une composante de la propagande de guerre, pave la voie aux mobilisations. Déjà agitée la veille par l’Agence nationale du renseignement lors d’une rencontre avec les syndicats et des organisations de la société civile, elle s’accompagne d’un tir groupé du gouvernement. Sont dénoncés ce 3 mai les agissements d’« une coalition internationale contre le Burkina Faso » (ministre de la Défense), une « non-assistance à personne en danger » dans les refus de livraisons d’armes par certaines puissances étrangères (ministre du Travail) ou des « actions de communication coordonnées [de journalistes étrangers11] contre la dynamique enclenchée par la transition ».
La France, visée en creux, reste un bouc émissaire idéal par gros temps, même si « IB » l’attaque très rarement en public. « Dans ce contexte d’hostilité exprimée par de nombreux pays dans le giron de la France, il adopte un discours lisse. Il est très intelligent, fin et habile, résume un de ses conseillers. Comme avec l’armée, sa stratégie est d’avancer avec ceux qui veulent avancer. Ce qui l’importe au fond, ce sont les questions militaires, en particulier l’acquisition d’armes et de matériel, et de sécurité alimentaire. » Ibrahim Traoré évoque donc plutôt ce 4 mai les pays amis avec lesquels se construit ou se renforce la coopération militaire. Avec la Russie, « c’est franc », et « on continue d’acquérir du matériel », dit-il. Autre « allié majeur », la Turquie, qui fournit notamment des drones tactiques TB2 Bayraktar. Des achats d’armes auprès de Pyongyang sont également dans les tuyaux depuis le rétablissement, le 29 mars, des relations diplomatiques avec la Corée du Nord, qui augure aussi selon lui une coopération « dans d’autres domaines ».
Pas un mot en revanche sur le conflit russo-ukrainien, qui aurait pu lui permettre de comparer le soutien de la communauté internationale – le Burkina Faso est en tête de liste des crises humanitaires liées aux déplacements de populations les plus négligées au monde, selon le Conseil norvégien des réfugiés12. Enfin à la question « la guerre a-t-telle commencé ? », il répond cette fois être au stade de « l’introduction ». Pour entrer dans le vif, il faut terminer la formation des recrues militaires et de certains VDP, dont une partie seulement est « armée et équipée ». Mais, assure le conseiller, « la peur commence à changer de camp ».
26 MAI 2023, LA LISTE DE SENOKAEL
C’est une liste de noms, encore une, parmi une multitude d’autres qui circulent sur les réseaux sociaux pour signaler des disparitions d’individus ou leur exécution. Entre mi-décembre 2022 et février 2023, il ne se passait pas une semaine sans que les journalistes en reçoive une, voire plusieurs, concernant des familles peules de Ouahigouya.
Celle-ci comporte 55 noms, ou plutôt 55 prénoms qui ont en partage un patronyme peul, Diallo. La moitié (27) sont des prénoms féminins, et les deux tiers (36) ont moins de 15 ans. Cette liste correspond à 55 cadavres découverts à Senokael, un village de la commune de Thiou, à l’ouest de Ouahigouya. Selon des rescapés, ils ont été exécutés par des hommes armés en tenue militaire, à l’aube du 26 mai. La date correspond à une opération des forces armées burkinabè baptisée « Raid du Nord » et conduite du 26 au 30 mai pour « aseptiser les alentours de la ville de Ouahigouya », selon les mots de l’état-major général des armées. Elle a notamment concerné Thiou et aurait permis de « neutraliser » 17 terroristes.
Si les persécutions contre les Peuls ne datent pas de l’arrivée au pouvoir d’Ibrahim Traoré, elles se sont accentuées graduellement, explique un responsable associatif en milieu rural :
Dans les années 2010, déjà, des Peuls pouvaient être chassés de leurs terres réputées fertiles et l’État ne réagissait pas. Avec l’avènement du terrorisme, les représailles contre cette communauté assimilée aux djihadistes se sont généralisées. Le pouvoir de Roch [Marc Christian Kaboré] a été laxiste, il a laissé prospérer l’idée que le Peul, c’est celui à qui on peut tout faire, sans qu’il y ait de réprimande ou de justice. Avec le MPSR2 ça a encore empiré. Les découvertes de cadavres d’hommes peuls se sont multipliées. La plupart du temps, [les auteurs] ne sont pas interpellés, il s’agit juste d’enlèvements suivis d’exécutions sommaires. La vision d’Ibrahim, c’est que les VDP sont les vrais patriotes, et que si on leur permet de tuer les Peuls, de prendre leurs animaux, les terroristes n’auront plus où aller pour préparer les attaques. La communauté est désemparée.
Le 20 février 2023, une délégation de leaders peuls est reçue par Ibrahim Traoré. Tout en condamnant l’extrémisme violent, ils lui exposent les difficultés de leur communauté et lui demandent de dénoncer, au minimum, les amalgames (tous les Peuls ne sont pas des « terroristes »). Sauf que cette rencontre, qui n’est pas rendue publique à la demande du président de la transition, débouche sur un monologue. Selon des participants, il concède d’abord que la communauté peule souffre particulièrement au Burkina Faso. D’ailleurs, il assure n’être pas foncièrement contre les Peuls : il a des collaborateurs et des VDP peuls... Reste qu’il a hérité de cette crise « à un niveau crucial », et que ce sont surtout des jeunes hommes peuls qui sont tués aujourd’hui. Et « il faut les tuer », répète-t-il en l’assumant, car il n’y aurait pas d’autre choix. Il affirme en avoir « tué près de 1 000 en deux jours » à la faveur du renforcement des opérations aériennes, et annonce l’intensification de la guerre. Ainsi lâche-t-il à ses visiteurs : « Demandez à vos parents de déposer les armes. »
Rarement déconstruite, cette semonce a la peau dure au Burkina Faso. Des citoyens peuls l’entendent sur leur lieu de travail, dans leur quartier. Elle est aussi discriminante que réductrice. Après cette rencontre du 20 février, un fonctionnaire peul explique que « le niveau de stigmatisation a atteint son paroxysme » dans l’administration. Parmi les remarques qu’on lui adresse alors : « Si on vous tue en masse, cela va amener vos parents à déposer les armes », « Tu as appris que les vautours se régalent ces derniers jours dans [la région administrative du] Sahel ? », « Les Peuls sont tous des apatrides ». Une haine qui se nourrit selon lui des discours des dirigeants successifs.
Ces questions sont profondément taboues au Burkina Faso. « Personne n’ose en parler, admet un des conseillers d’Ibrahim Traoré. Les rares qui s’expriment crient à l’extermination, au risque de génocide, ce qui ne fait qu’aggraver les choses. » L’ex-diplomate onusien Ismaël A. Diallo a pourtant dressé un constat de façon posée, le 16 juin 2023, dans un entretien accordé au site Le Faso : « La situation est tragique. Elle va laisser des traces profondes dans la mésentente entre ethnies. Principalement entre Peuls et Mossés. Il faut appeler les choses par leur nom. Il y a une déchirure qui est en train de s’approfondir et de s’élargir. »
Une succession d’exécutions sommaires
Dans un rapport publié le 29 juin 2023, Human Rights Watch (HRW) documente des exécutions sommaires qui auraient été commises le 15 février 2023 par des FDS accompagnées, selon un témoin, de « nombreux VDP », à Ekéou (région du Sahel). Seize hommes avaient été arrêtés dans ce village par les forces armées et leurs supplétifs civils. Le 26 mai, les dépouilles d’au moins neuf d’entre eux ont été retrouvées à l’intérieur de la base des VDP de Falagountou, chef-lieu du département dont relève Ekéou.
Le 8 mars 2023, le Collectif contre l’impunité et la stigmatisation des communautés (CISC) a dénoncé l’exécution sommaire d’au moins 20 personnes dans le village peul de Toessin-Foulbé (dans le Centre-Nord), à l’issue d’une descente d’une patrouille de FDS et de VDP. Quelques mois plus tôt, le 8 août 2022, cette organisation indiquait que plus de 40 corps avaient été retrouvés sur une route vers Tougouri (toujours dans le Centre-Nord), mains ligotées et yeux bandés. Peu avant, ils avaient été enlevés par des FDS « en tenue noire et cagoulées » accompagnées de VDP.
Entre septembre 2021 et avril 2022, les forces de sécurité gouvernementales et les VDP « ont procédé à des exécutions illégales et à des disparitions forcées de dizaines de civils et de combattants islamistes présumés, principalement dans les régions de l’est et du sud du Burkina Faso », résumait HRW dans un autre rapport publié en mai 2022. Ces violations des droits humains interviennent souvent en représailles à des attaques de groupes extrémistes violents, qui ciblent en priorité les FDS et les VDP, mais aussi des communes dont les ressortissants se sont enrôlés comme auxiliaires des forces armées. Dans son rapport du 29 juin 2023, HRW déplore une spirale de la violence : « Les exécutions et disparitions forcées […] alimentent, parmi les populations ciblées, un ressentiment qui favorise le recrutement de certains de leurs membres par les groupes armés. »
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1Entretien avec le journaliste Lamine Traoré dont des extraits ont été diffusés sur la radio privée Omega Médias et sur Voice of Africa, service de Voice of America.
2Le 7 juillet 2022, Paul-Henri Sandaogo Damiba avait accueilli à Ouagadougou l’ex-président Blaise Compaoré, exilé en Côte d’Ivoire, le temps d’une visite très controversée. Trois mois plus tôt, Blaise Compaoré avait été condamné à la prison à perpétuité dans l’affaire de l’assassinat de Thomas Sankara.
3L’homme du consensus lors du coup d’État du 7 novembre 1982 perpétré par un groupe de militaires révolutionnaires plus ou moins radicaux, qui sera renversé à son tour le 4 août 1983, avènement de la révolution incarnée par Thomas Sankara.
4Un précédent recrutement de 3 000 militaires avait eu lieu en mai 2022, et un « recrutement exceptionnel » de 5 000 militaires a également été annoncé le 22 février 2023. Soit un total de 11 000 hommes recrutés en l’espace d’un an. Ces recrutements sont significatifs, étant donné que les effectifs des forces armées étaient estimés début 2022 à moins de 20 000 hommes. Le 15 février 2023, le Conseil des ministres a par ailleurs approuvé le recrutement de 4 000 agents des eaux et forêts (paramilitaires).
5Selon le décret du 22 juin 2022 sur le statut du VDP, sa « formation initiale accélérée », d’une durée de deux à quatre semaines, procure « les aptitudes suivantes : savoir tirer, savoir tenir une place de grenadier voltigeur au sein d’une équipe d’infanterie, avoir l’esprit et le comportement de protection d’une localité. En outre, les règles d’engagement, le respect des droits humains et la maîtrise des rudiments du combat au sein des populations constituent le socle de la formation ».
6Élu président de la Commission électorale nationale indépendante pour un mandat de cinq ans en 2016, Ahmed Newton Barry est journaliste de formation. Il a présenté le journal sur la télévision publique durant une vingtaine d’années. Après l’assassinat du journaliste d’investigation Norbert Zongo, en 1998, il a rejoint son journal, L’Indépendant, puis est devenu directeur de publication d’un autre journal d’investigation créé en 2001, L’Evénement.
7En janvier 2023, un fonds de soutien à l’effort de guerre et un prélèvement de 1 % du salaire dans le public et le privé, sur la base du volontariat, ont été mis en place.
8Le grin est, au Burkina comme dans d’autres pays de la région, un lieu de rencontre et de discussion autour du thé.
9« Des séquences des opérations aériennes de poursuite des auteurs de l’embuscade contre les FDS dans la zone de Déou. Les opérations se poursuivent... #vaincreleterrorismeensemble », indiquent la présidence du Faso et l’activiste pro-junte Ibrahim Maïga en commentaire de cette vidéo postée le même jour sur leurs réseaux sociaux respectifs.
10Conférence de presse des ressortissants et rescapés de Karma organisée le samedi 29 avril 2023 à Ouahigouya. Voir aussi les communiqués des organisations Amnesty International et Human Rights Watch.
11Libération, RFI et Le Monde ont été les premiers à couvrir le drame de Karma.
12Ce rapport fait état de 14 000 morts en cinq ans dans le conflit, 4,9 millions de personnes ayant besoin d’assistance alimentaire, soit une augmentation de 40 % en 2022, plus de 6 200 écoles fermées en 2022, 830 000 personnes dont les accès à l’eau ont été coupés par les groupes armés non étatiques, 23 villes sous blocus de ces groupes en 2022, soit 800 000 personnes assiégées, et une couverture médiatique de cette crise « limitée », « principalement concentrée sur les bouleversements politiques et sur les attaques les plus graves ».