Paru aux éditions Maisonneuve & Larose / Hémisphères, l’ouvrage Histoire de la Haute-Volta de 1897 à 1947, création, dislocation et reconstitution, rassemble les actes d’un colloque organisé à Ouagadougou en mars 2019, à l’occasion du centenaire de la création de la Haute-Volta. Codirigé par Magloire Somé, professeur d’histoire contemporaine à l’université Joseph-Ki-Zerbo de Ouagadougou, et par Yacouba Banhoro, maître de conférences d’histoire contemporaine à l’Université Joseph-Ki-Zerbo, il se compose de vingt-huit chapitres qui éclairent l’histoire complexe de ce territoire – devenu le Burkina Faso en 1984.
À travers ces trois moments que constituent la création de « la première Haute-Volta » en 1919, sa dislocation en 1932, et sa reconstitution en 1947, Magloire Somé retrace dans cet entretien le fil d’une histoire mouvante et singulière au sein de l’Afrique-Occidentale française (AOF), « un long processus de réorganisation territoriale itérative », selon lui.
« Un espace que lorgnaient aussi les Britanniques et les Allemands »
Agnès Faivre : Quand débute la conquête coloniale sur le territoire voltaïque ?
Magloire Somé : Le processus commence au moment du « scramble » [la « ruée vers l’Afrique », 1878-1882, NDLR] puis s’accélère après la conférence de Berlin de 1885. En 1895, Britanniques, Français et Allemands engagent une course au clocher vers l’espace voltaïque. Conquérir l’Afrique de l’Atlantique jusqu’à la mer Rouge pour en faire un grand marché réservé à l’économie française, comme le préconisait l’économiste Paul Leroy-Beaulieu (1843-1916), nécessitait de prendre cet espace que lorgnaient également les Britanniques depuis la Gold Coast [le Ghana actuel], et les Allemands, qui remontaient d’Aného, la capitale du Togoland [le Togo actuel]. Les Français y ont donc dépêché plusieurs missions. Le capitaine Destenave, établi à Bandiagara, a notamment précipité la mission Voulet-Chanoine au nord de l’actuel Burkina Faso1.
Le Yatenga [dans le nord du Burkina actuel] devient en mai 1895 un protectorat français, les pays mossis [dans le Centre], et gourounsi [dans le Sud] passent sous domination française l’année suivante. La prise de possession se poursuit au Sahel [au nord-est]. Puis une deuxième mission partie du Haut-Dahomey [dans l’actuel Bénin] et conduite par le lieutenant Baud prend le pays gourmantché [dans l’est du Burkina actuel] en 1897.
Dans l’Ouest, la conquête débute en 1897. Partie du Soudan français, une colonne conduite par le chef de bataillon Paul Caudrelier prend possession, avec l’aide des Dioulas, de la cité commerciale de Sya, rebaptisée Bobo-Dioulasso. L’accélération de la conquête est motivée par l’avancée des Anglais et par la traque de Samory Touré [fondateur de l’empire Wassoulou et résistant à la conquête française]. Bobo-Dioulasso tombe le 25 septembre 1897. Un poste militaire y est installé trois mois plus tard. Des officiers d’infanterie militaire se succèdent pour commander le cercle de Bobo-Dioulasso. Ils sont chargés de pacifier les zones conquises et d’instaurer les bases de l’administration coloniale. Paul Caudrelier établit des postes militaires à Boromo, Léo, Diébougou, puis à Lokhosso en vue d’occuper le pays lobi [dans le sud-ouest], où il va rencontrer une farouche résistance.
Agnès Faivre : Vous indiquez que la capture de l’almamy Samory Touré en septembre 1898 a galvanisé l’armée coloniale française, qui estime ensuite avoir le champ libre...
Magloire Somé : Oui, c’est un fait symbolique. Autre fait symbolique, la prise de Sikasso [dans le sud du Mali] par les forces françaises, en mai 1898. Le roi [du Kénédougou] Tiéba Traoré avait construit une haute muraille pour protéger sa ville, un tata. Samory Touré lui-même était parti à l’assaut de Sikasso en 1888 après que Tiéba Traoré eut tergiversé à s’allier avec lui pour résister au conquérant français. Mais Samory Touré avait échoué, malgré un long siège de plusieurs mois, si bien que Sikasso était considérée comme une cité imprenable. Les forces françaises, victorieuses, vont toutefois se heurter à l’insoumission des Lobis.
Les Dioulas, lorsqu’ils ont signé des accords avec les colonisateurs, ont affirmé aux Français qu’ils commandaient la région ouest de la future Haute-Volta, alors qu’ils n’avaient pas d’emprise sur les Lobis. Ils avaient en réalité créé une « zone d’hégémonie », selon les termes de l’historien Yves Person, constituée de stations intermédiaires pour le commerce de l’or avec les Ashantis, ou de la noix de cola avec la Côte d’Ivoire actuelle. Ils avaient établi des centres commerciaux qui favorisaient les échanges jusqu’à Djenné [centre du Mali actuel], et avaient posté sur ces axes des sofas, des soldats chargés de la sécurité des axes.
Mais ils ne constituaient pas véritablement une armée de combat capable de repousser une invasion. Les Dioulas étaient donc dans une fiction d’empire, une fiction de domination, comme l’a montré Yves Person. Et, surtout, ils ne contrôlaient ni les Bobos, ni les Lobis – ces derniers considéraient l’arrivée des Français à Lokhosso comme une invasion de leur pays. Or quand les Lobis ont vu les Dioulas pactiser avec cet envahisseur, ils ont déclenché une guérilla. Cette résistance a débuté dès 1898, et les Lobis ne se sont jamais véritablement soumis au colonisateur.
Les garde-chiourmes, « relais de l’oppression coloniale »
Agnès Faivre : Durant la Première Guerre mondiale éclatent également des révoltes armées dans l’ouest de l’actuel Burkina Faso...
Magloire Somé : Elles ont lieu dans la quasi-totalité des cercles de Bobo-Dioulasso et de Dédougou de 1914 à 1916. En 1904, le Soudan français, restructuré, disparaît au profit du Haut-Sénégal-Niger, auquel le territoire de la future Haute-Volta est rattaché. Le régime civil y est instauré, à l’exception des cercles non encore pacifiés (les pays touareg et lobi). Des Dioulas et des Peuls, intermédiaires de la conquête, sont nommés comme auxiliaires de l’administration. Ils sont chargés du recensement, de la collecte de l’impôt de capitation2 et des recrutements dans les villages pour les prestations de travail forcé.
Ces prestations, placées sous l’égide du code de l’indigénat appliqué à l’ensemble des colonies dès 1887, nécessitaient de fortes ponctions de main-d’œuvre pour les constructions et l’entretien d’infrastructures (bâtiments officiels, routes, ponts, chemins de fer). Ces travaux s’effectuaient sous le contrôle des garde-chiourmes, qui faisaient office de police sur les chantiers coloniaux. Or ces auxiliaires de l’administration étaient très zélés. Les ponctions de main-d’œuvre, par exemple, étaient souvent menées de façon abusive. Pour dix personnes réclamées sur les chantiers de l’administration coloniale, les garde-chiourmes pouvaient en mobiliser le double, sinon le triple. Par ailleurs, ils bastonnaient, rançonnaient... Ils étaient en somme un relais de l’oppression coloniale.
La révolte a débuté dès le quatrième trimestre de 1913 chez les Toussians du cercle de Bobo-Dioulasso. Elle a essaimé auprès des Samos dans la zone d’Orodara, puis en 1914 chez les Touaregs, qui ne s’étaient jamais vraiment soumis au colonisateur. Une nouvelle mobilisation pour l’effort de guerre en 1915 va par ailleurs créer une révolte chez les Markas. Comme d’autres Voltaïques, ils avaient vu des premières vagues de tirailleurs partir au front sans en revenir.
Puis les Bwabas se sont à leur tour soulevés à la suite de l’abus d’un garde-chiourme. Une femme enceinte avait été réquisitionnée pour la construction de la route devant relier Bobo-Dioulasso à Dédougou. Il a refusé de la laisser retourner accoucher dans son village, et elle a mis son enfant au monde sur le chantier, sous les yeux de tous, ce qui constitue un sacrilège chez de nombreux peuples africains, notamment les Bwas. Le garde-chiourme a été tué par les corvéables du chantier, qui ont ensuite appelé les Bwas à la révolte. Le pays bwa s’est embrasé puis, dans la foulée, les pays gourounsi et san. Ces soulèvements ont fait tâche d’huile, et la répression, qui a duré plusieurs mois, a mis à l’épreuve l’administration française.
L’historien Marc Michel, dans Les Africains et la Grande Guerre. L’appel à l’Afrique (1914-1918) [Karthala, 2014], a détaillé la mobilisation des troupes coloniales pour venir à bout des rebelles. Les anthropologues Mahir Şaul et Patrick Royer, dans West African Challenge to Empire, Culture and History in the Volta-Bani Anticolonial War [Ohio University Press, 2002], ont quant à eux requalifié le terme de « révolte » en « guerre coloniale ». Selon eux, la résistance à la répression coloniale a été menée par des armées organisées qui avaient construit des fortifications et noué des alliances intervillageoises et intercommunautaires pour lutter contre l’envahisseur.
« La loyauté du Mogho Naaba a beaucoup pesé »
Agnès Faivre : Ces révoltes précipitent la création de ce que vous appelez la « première Haute-Volta » en 1919...
Magloire Somé : Oui, elles révèlent l’insuffisance de l’encadrement, talon d’Achille de l’administration française. En pays mossi, il y avait deux fonctionnaires pour 350 000 habitants. Sur le territoire voltaïque en général, on comptait un administrateur pour 80 000 à 100 000 habitants.
Après la Grande Guerre, le gouverneur général de l’AOF, Gabriel Angoulvant, a demandé à ses lieutenants-gouverneurs des territoires coloniaux de lui soumettre des propositions pour juguler la crise. Il a opté pour la subdivision du Haut-Sénégal-Niger en suggérant la création d’un nouveau territoire. Selon lui, cela permettrait de donner une nouvelle impulsion au développement économique et politique, et de rapprocher l’administration des administrés. La Haute-Volta fut créée par décret du 3 mars 1919, avec pour capitale Ouagadougou.
La loyauté du Mogho Naaba Koom II a beaucoup pesé dans la balance. En 1908, l’administration coloniale s’était appuyée sur ce souverain ouagalais pour réprimer une rébellion à Ramongo, dans la région de Koudougou. Par ailleurs, après la mission de Blaise Diagne dans l’AOF en 1918, désigné sous la présidence de Georges Clémenceau [alors président du Conseil des ministres, NDLR] pour convaincre les chefs locaux de participer à l’effort de guerre, Koom II avait mobilisé près de 10 000 hommes au sein du pays mossi, la zone la plus peuplée du Haut-Sénégal-Niger - dont son propre frère ! Cela a joué en faveur de Ouagadougou, la capitale de son royaume, au moment de choisir la capitale du nouveau territoire.
Agnès Faivre : Quels sont les grands changements organisationnels après 1919 ?
Magloire Somé : Le principal changement est l’abandon de la politique d’administration directe en faveur de la politique d’association. Créée en 1919 et mise en place dès 1921 lors de l’adoption du plan Sarraut [du nom d’Albert Sarraut, ministre des Colonies, NDLR] de mise en valeur des colonies, cette politique consistait à créer des conseils de notables, composés surtout d’influents chefs de canton, et présidés par les commandants de cercle. Ils contribuaient à la mise en œuvre de la politique coloniale. Les chefs de canton désignaient également leurs représentants dans les villages, ce qui accentuait l’emprise de l’administration coloniale sur les populations.
C’est une inflexion majeure par rapport à la politique d’administration directe, car, jusque-là, les chefs locaux n’étaient pas associés à la prise de décision. À cet égard, il convient de nuancer la caractérisation d’« administration directe » avant 1919. S’il y avait une volonté de l’administration d’entrer en contact direct avec les populations à travers la collecte de l’impôt, le recensement et des tournées de police, les chefs nommés (chefs de province au lendemain de la conquête et chefs de canton à partir de 1910) n’avaient pas de pouvoir réel.
Le choix de « fermer les yeux sur les abus des chefs de canton »
Agnès Faivre : Cette réorganisation du système administratif se traduit-elle par une une atténuation de l’oppression des colonisés ?
Magloire Somé : Pas véritablement en ce qui concerne la Haute-Volta. Dans le cadre du Plan de mise en valeur coloniale, Albert Sarraut avait envisagé la mise en place du Crédit national des colonies, qui devait être constitué à partir de l’épargne publique et garanti par l’État. Comme il ne fut pas soutenu, l’administration revint au vieux principe des lendemains de la conquête, selon lequel les colonies devaient s’autofinancer. Mais cela ne fonctionnait pas, selon une évaluation conduite en 1925. L’année suivante, en 1926, germe une crise économique due à la faible contribution de la Haute-Volta – et également du Soudan français – à travers l’impôt de capitation. Difficilement supportable, l’impôt avait été différencié en fonction des zones. Par exemple, dans les cercles frontaliers de la Gold Coast britannique, où migraient les Voltaïques pour fuir l’oppression coloniale française, l’impôt avait été allégé pour juguler la saignée démographique. Mais les populations soumises au plus fort taux de prélèvements envoyaient elles aussi des bras valides en Gold Coast, où le travail dans les plantations était rémunéré.
Cette crise économique, comme le montre l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, rendait encore plus problématique l’autofinancement des colonies. En Haute-Volta particulièrement, les chefs de canton n’étaient rémunérés que par de modiques appointements alloués par l’administration selon les remises d’impôt, qui ne satisfaisaient pas leurs besoins. Et pour le lieutenant-gouverneur Albéric Fournier, il n’était pas question de revaloriser leurs soldes. Afin de compenser leur manque à gagner, l’autorité administrative avait donc décidé de fermer les yeux sur les abus des chefs de canton, qui surexploitaient les populations. Dans son rapport de tournée dans le cercle de Dédougou en 1932, l’inspecteur des affaires administratives Chrestien de Beauminy, qualifie cette situation de « régime d’exactions exceptionnel ». Il en attribue la responsabilité à l’autorité administrative française.
Agnès Faivre : Durant la période 1919-1932 se déroule aussi ce que vous appelez « la colonisation morale des esprits ». Comment s’opère-t-elle, dans l’éducation et la santé notamment ?
Magloire Somé : Dans les années 1920, le rôle des missionnaires - arrivés en 1900 à Koupéla [dans le Centre-Est] et en 1901 à Ouagadougou - a été pratiquement insignifiant. Dans le sillage de la loi de 1905 consacrant la séparation des Églises et de l’État, l’administration coloniale avait ordonné la fermeture des écoles des missions chrétiennes. Mais, à partir de 1922, elles ont été autorisées à rouvrir des écoles cléricales, dans le contexte de l’expansion des évangéliques américains. Pour contrer leur influence, l’AOF a adopté en février 1922 un décret qui, tout en institutionnalisant l’enseignement privé, l’autorisait exclusivement en français et en langue locale. Les missionnaires catholiques de Haute-Volta n’ayant pas le brevet d’instituteur, ils se limitaient donc pour l’essentiel à l’ouverture d’écoles cléricales de formation des catéchistes en langues locales. Une section française de formation du clergé a cependant été ouverte, débouchant sur la création du petit séminaire de Pabré en 1925, puis du grand séminaire de Koumi en 1933. En décembre 1927 a également été créée la préfecture apostolique de Bobo-Dioulasso.
Mais l’influence des missions chrétiennes françaises se diffuse surtout après la Deuxième Guerre mondiale, avec la mise en place dès 1943 d’un système d’enseignement privé catholique géré depuis Dakar.
Entre 1919 et 1932, c’est donc surtout l’école « officielle » de l’administration coloniale qui prévaut. Mais, parallèlement, les centres de santé avaient pour mission de former un capital humain. Jules Carde, gouverneur général de l’AOF de 1923 à 1930, parlait de « faire du noir ». « Faire du noir », cela signifiait assainir l’environnement, soigner et créer un capital de bras valides aptes à être mobilisés sur les chantiers coloniaux. C’est en ce sens que les centres et les dispensaires de santé établis à travers le territoire contribuaient à cette conquête morale.
Une dislocation « téléguidée »
Agnès Faivre : Comment la politique de « mise en valeur » du ministre des colonies Albert Sarraut se traduit-elle sur les systèmes de production en Haute-Volta ?
Magloire Somé : Ce plan Sarraut avait créé des spécialisations selon les colonies : la production d’arachide au Sénégal, les plantations [de café et de cacao notamment] en Guinée et en Côte d’Ivoire, les céréales et la cotonculture dans l’Office du Niger [le Mali actuel]. Mais la Haute-Volta n’était pas identifiée comme un territoire à fort potentiel économique. Elle était plutôt perçue comme un réservoir de main-d’œuvre. Les lieutenants-gouverneurs de Côte d’Ivoire, du Sénégal et du Soudan français demandaient au lieutenant-gouverneur de Haute-Volta, Édouard Hesling, des travailleurs voltaïques. En vue de freiner les demandes, ce dernier a initié la production de coton et de kapokier en Haute-Volta, car la métropole avait besoin de fibres textiles.
Sauf que les pressions des autres colonies s’accentuaient. L’Office du Niger avait besoin de bras, et, en 1931, le gouverneur de Côte d’Ivoire, Joseph-François Reste, avait ratissé toute la main-d’œuvre disponible dans le Nord pour les plantations de café, de cacao, et pour les chantiers forestiers. Par ailleurs, la production cotonnière initiée par Hesling en Haute-Volta, toujours sous la contrainte, avait incité la population à migrer davantage vers la Gold Coast. En 1932, dans une correspondance au gouverneur général de l’AOF, le consul de France à Accra évaluait à 200 000 le nombre de Voltaïques en Gold Coast. Agacée de voir cette main-d’oeuvre lui échapper au profit des Britanniques, l’administration coloniale française cherchait donc une solution pour la faire revenir dans ses territoires.
En 1932, une mission conduite par Bernard Sol, inspecteur des affaires administratives, est dépêchée en Haute-Volta. L’objectif est d’évaluer la viabilité économique de ce territoire. Bernard Sol établit un constat négatif et préconise la suppression de la Haute-Volta. On ne peut que conclure que la mission était téléguidée, et que Bernard Sol avait reçu des instructions en amont en vue d’orienter ses conclusions dans le sens de la difficulté de mise en valeur coloniale de ce territoire.
Agnès Faivre : Quels objectifs guident la reconfiguration régionale après la dislocation de la Haute-Volta en 1932 ?
Magloire Somé : Il s’agit d’objectifs économiques avant tout en faveur de la Côte d’Ivoire, qui était le fleuron des colonies de l’AOF, et de l’Office du Niger. Lors du démembrement de la Haute-Volta, une superficie de 153 650 km2 (environ 2,2 millions d’habitants) est rattachée à la Côte d’Ivoire, ce qui correspond à 56 % du territoire voltaïque. Entre 1934 et 1947, la courbe des migrations s’inverse. Elles chutent en direction de la Gold Coast, tandis que 100 000 Voltaïques migrent vers la Basse-Côte d’Ivoire. La production de café, de cacao, de bois et de bananes bondit. Cette fusion territoriale a permis la réorganisation administrative de la Haute-Côte d’Ivoire et de la Basse-Côte d’Ivoire, instituée par décret du 13 juillet 1937. Un administrateur supérieur de la Haute-Côte d’Ivoire est établi à Ouagadougou, mais le centre de gravité des activités économiques est Bobo-Dioulasso.
Les cercles de Dori et de Fada N’Gourma sont quant à eux rattachés au Niger (67 850 km2 et environ 280 000 habitants). Le cercle de Ouahigouya et une partie du cercle de Dédougou sont rattachés au Soudan français (50 700 km2 et 710 000 habitants).
« Une alliance de circonstance » en faveur de la reconstitution
Agnès Faivre : Les Voltaïques sont convoités pour mettre en valeur les colonies, mais également en tant que tirailleurs, quand éclate la Deuxième Guerre mondiale, en 1939...
Magloire Somé : Selon les représentations raciales coloniales, les Wolofs et les Bambaras étaient considérés comme de valeureux guerriers. Mais lors de la Première Guerre mondiale, l’administration s’est rendue compte qu’elle pouvait également compter sur les Voltaïques, et en particulier les Mossis, qui composent avec les populations de l’ouest de l’ex-Haute-Volta l’essentiel des tirailleurs recrutés lors la Deuxième Guerre mondiale.
Agnès Faivre : Quels sont les facteurs de la reconstitution de la Haute-Volta en 1947 ?
Magloire Somé : D’abord les revendications du Mogho Naaba Koom II. Il se plaignait que la voie ferrée reliant Abidjan à Bobo-Dioulasso depuis 1934 n’atteigne pas Ouagadougou, et il en faisait une condition de sa loyauté vis-à-vis de l’administration française. Par ailleurs, il se désolait de voir Ouagadougou décliner. Le centre de gravité du pouvoir s’était déplacé à Abidjan, les hommes d’affaires désertaient sa ville. Dès le milieu des années 1930, il a demandé la reconstitution de la Haute-Volta au gouverneur de l’AOF. Il était appuyé par monseigneur Joanny Thevenoud, chef de la mission catholique et vicaire apostolique de Ouagadougou, selon qui la dislocation de la Haute-Volta désorganisait l’évangélisation. Parmi les catéchumènes et les néophytes chrétiens recrutés en Côte d’Ivoire, certains d’entre eux revenaient convertis à l’islam.
Ils ont donc formé une alliance de circonstance. Monseigneur Thévenoud conseillait le Mogho Naaba, rédigeait ses correspondances et l’introduisait dans les milieux coloniaux. Pendant la guerre, il a également mené un lobbying en métropole en faveur de la reconstitution. À Ouagadougou, il a conseillé au Mogho Naaba de rassembler les élites chrétiennes et intellectuelles au sein de l’Union pour la défense des intérêts de la Haute-Volta - qui deviendra en 1945 un parti politique, l’Union voltaïque. Les hommes d’affaires voyant l’économie décliner à Ouagadougou ont constitué la troisième composante de cette coalition.
Mais il y a eu un autre facteur : après la guerre, les formations politiques ont été autorisées. Lors de la campagne pour les élections à l’Assemblée constituante française de 1945, puis à l’Assemblée nationale de 1946, Félix Houphouët-Boigny, chef d’un syndicat agricole qui avait crée le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) et pris la tête du Rassemblement démocratique africain (RDA), s’est lui aussi positionné en faveur de la reconstitution de la Haute-Volta. Il a dû affronter de nombreux candidats soutenus par l’administration coloniale, mais il a pu rallier Ouezzin Coulibaly, leader politique de la Haute-Côte d’Ivoire – beaucoup plus peuplée que la Basse-Côte d’Ivoire. Houphouët-Boigny a été élu député en 1945, puis la liste du RDA (dans laquelle figuraient les deux hommes) est arrivée en tête des élections en novembre 1946.
Par la suite, des propositions de loi réclamant au gouvernement français la reconstitution de la Haute-Volta ont été déposées par Zinda Kaboré, un élu du RDA, ainsi que par des parlementaires français du Mouvement républicain populaire (MRP) et des rangs socialistes. Mais le rôle de monseigneur Thévenoud dans la reconstitution qui advient finalement en 1947 a été majeur. C’est lui qui a réussi à convaincre l’administration « aofienne » et les milieux politiques français.
« Le sentiment national demeure très relatif »
Agnès Faivre : Comment ces trois moments - création, dislocation, reconstitution - ont-ils mis à l’épreuve l’État-nation lorsque la Haute Volta a acquis son indépendance, en 1960, et pèsent-ils toujours aujourd’hui dans la marche du pays ?
Magloire Somé : Avec le recul, on peut s’interroger sur l’opportunité d’ouvrir ce territoire vers un débouché maritime, comme l’a fait le colonisateur britannique dans le cas du Nigeria, initialement scindé en deux colonies au nord et au sud. L’enclavement du Burkina Faso amène aujourd’hui à envisager des processus d’intégration régionale. Des traités d’amitié et de coopération ont été instaurés depuis deux décennies entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire, qui sont liés par cette communauté de destin. Entre les immigrants et les ressortissants naturalisés ivoiriens, on évalue à près de 7 millions le nombre de Burkinabè en Côte d’Ivoire, même si les statistiques officielles ivoiriennes minimisent ce chiffre et le ramènent légèrement au-dessous de 4 millions. Le président de la République ivoirienne [Alassane Ouattara] ainsi que le président de l’Assemblée nationale [Adama Bictogo] sont d’origine burkinabè.
Ces traités entre les deux pays pourraient-ils évoluer vers de véritables politiques d’intégration ? J’estime que nos États minuscules ne peuvent pas se développer individuellement. Quant à la construction de l’État-nation, des institutions étatiques ont été créées pour tenter d’imprimer un sentiment national aux Burkinabè, mais qui demeure très relatif. Ces trois grands moments ont révélé que des peuples ont lutté ensemble contre l’oppression coloniale. Ils se sont ensuite retrouvés sur des territoires distincts, mais ils partagent un destin commun. Il reste à trouver un processus d’intégration, certes complexe, mais réalisable sur la longue durée.
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1Cette mission a été placée en 1896 sous le commandement du lieutenant Paul Voulet, secondé par Julien Chanoine. Ces deux hommes feront reparler d’eux trois ans plus tard, en 1899, dans le cadre d’une autre mission : rejoindre au plus vite le lac Tchad depuis le Sénégal afin d’en assurer le contrôle par la France. La colonne Voulet-Chanoine commettra d’innombrables massacres de civils, au Niger notamment, avant que ses deux chefs soient tués par certains des combattants africains qui la composaient.
2Impôt d’abord payé par village, puis par tête d’homme. La loi d’autonomie financière votée en avril 1900 accentue la pression fiscale. À partir de 1903, l’impôt devait être payé en nature, mais à partir de 1904, et particulièrement de 1910, l’impôt était payé en numéraire.