Rwanda. L’ancien colon face aux vérités oubliées à propos des Grands Lacs

La rupture diplomatique entre la Belgique et le Rwanda fait remonter de vieilles rancœurs historiques. Parmi celles-ci, le fait que le colonisateur belge aurait sciemment voulu couper Kigali d’une partie de son territoire, située dans le Nord-Kivu. De récents travaux tendent à prouver que cette accusation est tout à fait fondée.

Imaginez un vaste paysage naturel serein, où les collines verdoyantes et les rives d'un lac s'étendent à perte de vue. Au premier plan, des champs verdoyants semblent onduler sur le sol, parsemés de petites habitations rustiques. En arrière-plan, une immense colline se dresse majestueusement, recouverte de nuances de vert qui varient avec la lumière. Le lac, calme et réfléctif, capture le ciel gris clair au-dessus. À l'horizon, d'autres collines se dessinent, créant une impression de profondeur et de tranquillité dans ce cadre apaisant. L'ensemble dégage une atmosphère de paix et de beauté naturelle, accentuée par le murmure léger de l'eau.
Les berges du lac Kivu aux alentours de Goma (RD Congo).
© Monusco

« Go to hell ! » (« Allez au diable ! ») : le discours prononcé en avril par le président Paul Kagame à la veille des commémorations du génocide de 1994 au Rwanda a marqué les esprits. Le Rwanda reproche à la Belgique d’avoir incité les États membres de l’Union européenne à décréter des sanctions à son encontre (prises à l’unanimité le 17 mars). Ces accusations ont entraîné la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays.

À tel point que lorsque le ministre belge des Affaires étrangères, Maxime Prévot, s’est rendu en Afrique centrale durant le week-end du 1er mai (Ouganda, Burundi, RD Congo), il a soigneusement contourné un pays où il n’avait d’ailleurs pas été invité. Surtout, le passé est remonté à la surface : le colonisateur belge est accusé d’avoir voulu réduire le Rwanda à n’être qu’un « petit pays », à l’image de la Belgique, s’efforçant aussi de diviser une population naguère unie. Cette affirmation se base-t-elle sur des faits historiques ?

Il faut rappeler, en effet, que les citoyens de la Belgique, un petit pays industrieux qui n’a déclaré son indépendance qu’en 1830, ont dû s’incliner devant l’ambition de Léopold II, leur deuxième roi. Ce dernier, incompris de ses compatriotes, partageait le rêve des milieux dirigeants de l’époque et répétait comme une antienne « il faut que la Belgique elle aussi ait une colonie ». Cette ambition le conduit, après avoir rêvé des Philippines et de l’Indonésie, à soutenir le projet de l’explorateur Stanley, qui avait échoué à convaincre la couronne d’Angleterre de financer son expédition en Afrique centrale.

Léopold II, « sa » colonie et le partage des Grands Lacs

Au début de son périple, entamé en Afrique de l’Est, Henry Morton Stanley évite cependant de pénétrer dans deux royaumes que les Arabes de la côte, caravaniers et esclavagistes, lui avaient décrits comme particulièrement inhospitaliers : le Rwanda et le Burundi. L’explorateur, bénéficiant de l’affaiblissement des populations du centre de l’Afrique provoqué par la traite négrière, s’empare de territoires tels que l’empire Lunda et l’ancien royaume Kongo.

C’est à l’issue de la conférence de Berlin (1884-1885) que le roi des Belges fait établir une carte précisant les frontières de « sa » colonie, une propriété privée qui allait devenir l’État indépendant du Congo (EIC). Le document est immédiatement contesté : les Britanniques estiment avoir été lésés lors du tracé de la frontière du Katanga, où un morceau du territoire zambien d’aujourd’hui, riche en gisements de cuivre, a été incorporé dans l’EIC. En outre, au nord-est de la future colonie, une partie du territoire est revendiquée par deux autres puissances coloniales : la Grande-Bretagne, qui a l’ambition de relier Le Caire au Cap, et l’Allemagne, qui a envoyé le comte Von Götzen explorer la région des Grands Lacs et prendre contact avec le Mwami (le roi) du Rwanda.

Par la suite, l’Afrique orientale allemande s’est étendue sur les territoires du Burundi, d’une partie de la Tanzanie et du Rwanda, des régions jusque-là réputées hostiles aux Européens. Il a fallu attendre 1910 pour que des conventions soient signées entre les États rivaux, la Belgique acceptant de céder une partie de l’Ouganda d’alors aux Britanniques en échange du territoire katangais, dont elle connaissait déjà les richesses, tandis qu’un accord était conclu avec l’Allemagne à propos du Rwanda.

Une frontière naturelle facile à défendre

Le Mwami du Rwanda, Yuhi IV Musinga (qui a régné entre 1896 et 1931), assurait être originaire de Sake, dans le Nord-Kivu, dans ce qui était devenu l’État indépendant du Congo et où la toponymie de plusieurs lieux était établie en kinyarwanda, la langue locale. C’est à Nyanza, la capitale du royaume du Rwanda, que le Mwami accepte finalement de recevoir les émissaires allemands accompagnés d’une escorte lourdement armée.

Par la suite, l’établissement des frontières se révèle problématique : le tracé de celles du Burundi et de la Tanzanie passe au milieu du lac Tanganyika, et, dans le cas du Rwanda, la frontière part de la rivière Ruzizi (par laquelle le lac Kivu se jette dans le lac Tanganyika) pour aboutir, au nord, en un point situé à égale distance des villes de Gisenyi (aujourd’hui Rubavu, au Rwanda) et Goma, aujourd’hui capitale du Nord-Kivu, en RD Congo.

L’historien congolais Tshibangu Kalala (auteur de La République du Congo et ses 11 frontières internationales, éditions Bruylant, 2023) rappelle que le roi Léopold aurait souhaité que la frontière traverse le royaume du Rwanda, ce qui aurait coupé le pays actuel en deux. Mais le souverain se heurte au gouvernement belge de l’époque. Ce dernier se rallie à la thèse allemande, fondée sur le respect de l’unité politique et de l’intégrité territoriale du royaume, qui soutenait l’idée d’une frontière naturelle facile à défendre.

Hutus et Tutsis partie intégrante du peuple congolais

Aux yeux du Mwami, cependant, cette frontière, tracée par des étrangers qui s’imposent grâce à la Force publique congolaise, l’armée de l’époque composée de soldats congolais dirigés par des officiers belges, est factice, artificielle. Tshibangu rappelle que, comme le Mwami ne souhaite pas que ses sujets soient arbitrairement séparés, il est décidé que ces derniers, dans un délai de six mois, quitteront les territoires dévolus à l’État indépendant du Congo pour regagner le royaume du Rwanda avec leurs biens et leurs troupeaux.

Prenant le contrôle de ce qui allait devenir le Nord-Kivu, des militaires belges, dont le commandant, Emile Derche, confirment que la région limitée au nord par la rivière Rutshuru et au sud par la ligne des volcans était occupée jusque-là par des chefs et sous-chefs tutsis qui reconnaissaient l’autorité du roi Musinga. Mais le militaire relève aussi deux points importants : « Les autorités territoriales (belges) ont saisi toutes les occasions d’abaisser l’autorité des chefs Watutsi afin d’augmenter celles des chefs Bahutu. » Derche précise aussi que les « Watutsi », peuples de pasteurs, recherchaient les bons pâturages jusqu’aux rives du lac Victoria mais qu’ils ne s’aventuraient pas plus loin.

De plus, le capitaine note que les « indigènes de race Bahutu passant sous [leur] administration se dirent très heureux de relever de l’administration belge dans l’espoir d’être enfin délivrés de la tyrannie des chefs et sous-chefs de race Watutsi, qui, sous prétexte d’imposition, commettaient des exactions de toute nature sur les populations Bahutu conquises par les Watutsi. » Aux yeux de l’historien Tshibanda, ces remarques (citées page 609) signifient aussi que des Hutus habitant dans la région frontalière du Nord-Kivu font partie intégrante du peuple congolais depuis 1911.

Le témoignage de Jean Derscheid, un biologiste oublié

Quelques évidences découlent de ces observations glanées dans des écrits remontant au début du siècle dernier : il apparaît que des populations d’origine rwandaise, Tutsis et Hutus, vivaient déjà au Congo à l’époque coloniale et qu’ils y pratiquaient leurs activités respectives, l’élevage et l’agriculture. On sait par ailleurs que dans l’est du Congo, comme au Rwanda et au Burundi, l’autorité belge de l’époque avait creusé la division entre les Tutsis et les Hutus. Dans un premier temps, le pouvoir colonial s’est appuyé sur une élite tutsie convertie au catholicisme à la suite du Mwami, avant de l’abandonner à la veille de l’indépendance (en 1962) au bénéfice des Hutus, présentés comme plus dociles et surtout majoritaires en nombre.

Un autre témoignage, longtemps demeuré sous le boisseau et reconstitué par André Possot, un universitaire belge, rappelle également la politique de l’époque. Le document, sous forme de notes et d’observations détaillées, émane de Jean Derscheid, un biologiste né en 1901, descendant d’une famille de notables bruxellois (son père était pneumologue et a fondé une clinique qui porte toujours son nom).

Jean Derscheid, scientifique aimant l’aventure, s’embarque pour le Congo dans les années 1920 avec pour mission de mettre en œuvre un autre projet royal : Albert 1, successeur de Léopold II et auréolé de la résistance opposée aux Allemands durant la Première Guerre mondiale, souhaite créer au Congo un office de protection de la nature et dégager un vaste espace dans le nord du Kivu. Le « Parc Albert », devenu aujourd’hui le Parc des Virunga, est le premier du genre en Afrique1. Cette vaste étendue de 780 000 hectares est convoitée par les populations riveraines qui manquent de terres cultivables. Après avoir accueilli des Hutus au lendemain du génocide des Tutsis en 1994, elle abrite désormais les rebelles du M23 et, plus au nord, des islamistes venus d’Ouganda, les Allied Democratic Forces (ADF).

L’unité culturelle du peuple rwandais

Durant des années, André Possot a reconstitué la biographie de Derscheid. Il a fait le portrait d’un scientifique passionné par l’histoire des Grands Lacs, intéressé par la faune et la flore, mais essayant aussi d’en savoir plus sur les populations locales. À l’époque, Derscheid, esprit libre et intellectuel inclassable, n’avait pas hésité à se démarquer des vues de l’Église, ce qui avait suscité l’animosité de ses supérieurs ou de ses collègues, le plus souvent flamands et catholiques.

Noircissant des dizaines de carnets de notes, Derscheid n’était pas seulement un spécialiste des ressources naturelles : il s’était intéressé aux citoyens rwandophones, avait suivi de près les démêlés qui mettaient aux prises le colonisateur belge et le Mwami Musinga, et, dans ses notes, le scientifique révèle que le roi du Rwanda avait fini par être écarté car il était suspecté de collusion avec les Allemands, tout simplement parce que ces derniers respectaient davantage son autorité. Dans la biographie consacrée à Derscheid, André Possot explique que le biologiste belge, observateur averti et lucide, était souvent en contradiction avec le vicaire apostolique Mgr Classe. Ce dernier, considéré comme une référence par l’autorité coloniale, mettait l’accent sur la division entre Hutus et Tutsis et a longtemps imposé cette vision antagoniste.

André Possot relève que le scientifique dissident, récusé par l’élite coloniale, se passionnait pour les lignages. Il retraçait leur évolution, relevant les points de convergence entre Hutus et Tutsis. Il a été pratiquement le seul à démontrer à son époque la probabilité de la thèse qui est aujourd’hui défendue par Kigali, à savoir l’unité culturelle du peuple rwandais. Esprit libre et dissident, caractère difficile aussi, Derscheid finit par être remplacé par des fonctionnaires plus conformes aux vues officielles et il est obligé de regagner la métropole.

Une autre version de la réalité du Rwanda

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, ce chercheur non conventionnel a veillé à rapatrier en Belgique des dizaines de malles qui contenaient ses notes scientifiques sur la faune et la flore du Kivu mais aussi ses observations à propos des rapports réels entre Tutsis et Hutus, sujet de tant de controverses. Ces documents ont été numérisés à l’université de Gainsville, en Floride, et seul le professeur français René Lemarchand, auteur de plusieurs ouvrages universitaires sur le Rwanda et le Burundi, s’est soucié de les consulter.

En Belgique, il a fallu attendre les années 2000 pour que le Musée royal d’Afrique centrale, à Tervuren, entame l’inventaire des malles du chercheur oublié et qu’un auteur indépendant comme Possot se charge de revisiter des notes ramenées du terrain. Il en ressort une autre version de la réalité du Rwanda colonial mais aussi le portrait d’un homme qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, finit sa vie tragiquement, décapité par les Allemands pour s’être engagé dans la résistance.

Lorsque le président Paul Kagame invective les Belges, les accuse d’avoir contribué à diviser les Rwandais et d’avoir sous-estimé l’ancienneté de la présence de rwandophones dans le Kivu, ses contradicteurs, au-delà des joutes diplomatiques, devraient surtout relire quelques auteurs non conventionnels.

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1Le parc célèbre cette année son centième anniversaire dans la morosité : 220 écogardes ont été tués par divers groupes armés depuis vingt ans. Lire Josué Mutanava, «  100 ans du Parc des Virunga : près de 220 éco-gardes tués dans l’exercice de leur mission au cours des 20 dernières années  », actualite.cd, 22 avril 2025.