
Même ceux qui connaissent les colères du « Boss » ont été surpris par la virulence des propos de Paul Kagame. Le 7 avril, lors de l’ouverture des commémorations du génocide des Tutsis du Rwanda – qui a fait près de 1 million de victimes entre avril et août 1994 –, Paul Kagame s’en est pris aux pays qui ont décidé de prendre des mesures contre Kigali pour sanctionner son soutien au groupe rebelle M23, qui sévit dans l’est de la République démocratique du Congo (RD Congo) : « Si quelqu’un vient […] et dit : “Hé, nous allons vous sanctionner”. Quoi ? Allez au diable », a lâché le président rwandais.
La Belgique est particulièrement visée, elle qui est accusée par Kigali d’avoir œuvré pour que l’Union européenne décide, à l’unanimité, le 17 mars, d’infliger à son tour des sanctions – après notamment la Grande-Bretagne et les États-Unis. La veille de ce vote, Paul Kagame était déjà sorti de ses gonds : « L’un de nos malheurs est d’avoir été colonisés par un petit pays, la Belgique, qui a divisé notre nation pour la faire paraître aussi petite que lui. » Ces propos avaient été tenus devant une foule convoquée à un meeting matinal organisé à Kigali.
La décision de l’Union européenne a sans doute contribué à l’échec de la médiation angolaise mise en place en 2022. Celle-ci avait convoqué pour le lendemain, à Luanda, une réunion rassemblant les protagonistes du conflit, dont le M23. Également visé par les sanctions européennes, le groupe armé avait aussitôt annulé sa participation à la rencontre. L’Angola a finalement jeté l’éponge le 24 mars.
Le président rwandais a également rompu les relations diplomatiques avec l’ancienne « métropole » dès le 17 mars. Les diplomates et les fonctionnaires de l’ambassade de Belgique à Kigali ont été priés de quitter le pays des Mille Collines, et, à Bruxelles, l’ambassade du Rwanda s’est vidée à son tour.
En outre, selon le quotidien belge De Standaard, le Rwanda a interdit toute aide belge à des organisations rwandaises : des projets liés à la coopération belge, aux universités, à de nombreuses ONG, comme la Croix-Rouge de Belgique ou Vétérinaires sans frontières, sont désormais interdits. Cette décision a été prise après des mesures décidées en Belgique et jugées vexatoires : un colloque sur le génocide des Tutsis du Rwanda, qui devait être organisé au Parlement belge par l’association Ibuka (fondée par des rescapés), a été retiré de l’agenda à la dernière minute. L’association est considérée comme trop proche des autorités de Kigali. Une cérémonie prévue à Liège en mémoire du génocide a également été annulée.
Une enfance dans les camps en Ouganda
Le ressentiment de Kagame à l’égard de la Belgique est très ancien : en 1959, alors qu’il était âgé de 3 ans, sa mère et lui sont chassés du Rwanda par les Hutus. Il passe ensuite son enfance dans un camp de réfugiés en Ouganda. À l’époque, ce que l’on appelle la « révolution sociale » des Hutus, évènement qui va voir ces derniers prendre le pouvoir aux Tutsis, est soutenue par le colonisateur belge. À cette période, la Belgique est sommée de mettre fin au régime de tutelle que lui avait confié la Société des Nations après la Première Guerre mondiale au détriment du colonisateur allemand. Après avoir longtemps collaboré avec les Tutsis, qui étaient les seuls à pouvoir envoyer leurs enfants dans les écoles des colonisateurs, les Belges avaient soudainement pris le parti du « petit peuple » hutu dit « majoritaire », sous la pression de la démocratie chrétienne, très influente à la fin des années 1950.
À la tête du Parmehutu, un ancien séminariste, Grégoire Kayibanda, devient le premier président du Rwanda indépendant en 1961. À cette époque, à quelques exceptions près, les Belges ne sont guère émus par les huttes incendiées des familles tutsies chassées de leur pays, les persécutions et les massacres à caractère ethnique qui préfiguraient le génocide des Tutsis.
Les tragédies de l’exil, de la dépossession et de l’exclusion sont demeurées gravées dans la mémoire des réfugiés des années 1960. Par la suite, nul n’a oublié qu’en 1994 la Belgique, traumatisée par l’assassinat de dix Casques bleus belges par des militaires rwandais, le 7 avril, premier jour du génocide, et se sentant impuissante face aux premiers massacres, a pris la décision de retirer le contingent de 500 paracommandos qui avaient été mis à la disposition de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar). En quittant le pays, les soldats de la paix avaient déchiré leurs insignes de l’ONU en signe de protestation car, la mort dans l’âme, ils savaient qu’ils abandonnaient les Tutsis du Rwanda aux mains de leurs bourreaux.
« Au nom de mon pays, je vous demande pardon »
Paul Kagame n’hésite jamais à rappeler le passé colonial et ce changement d’alliance des Belges. Il affirme que « les responsables du problème [en RD Congo] sont ceux-là mêmes qui réclament des sanctions ». Visant l’actuel ministre des Affaires étrangères de la Belgique, le social-chrétien Maxime Prévot, le soupçonnant de se trouver sous l’influence des anciens lobbies catholiques proches de l’ancien régime rwandais et de Kinshasa, le président du Rwanda oublie cependant que la Belgique a été le premier pays, au lendemain du génocide, à mettre sur pied une commission d’enquête parlementaire qui, durant de longs mois, a passé au crible les responsabilités de l’ancien colonisateur.
À l’issue des travaux, le président de la commission d’enquête, le libéral flamand Guy Verhofstadt, devenu entre-temps Premier ministre, a été le premier dirigeant occidental à participer aux cérémonies de commémoration du génocide, en 2000. S’adressant à une foule compacte réunie dans le stade de Kigali, il a soudain lâché : « Au nom de mon pays, au nom de mon peuple, je vous demande pardon. » Ce discours a fait sursauter un Paul Kagame, qui ne s’attendait pas à une telle contrition et qui a qualifié ces propos d’« héroïques ».
Par la suite, les relations entre Kigali et Bruxelles ont connu des hauts et des bas : la Belgique a été le premier pays à organiser le procès de grandes figures du génocide, à coopérer avec Kigali sur le plan judiciaire et même en matière de renseignement, ou encore à soutenir la reconstruction du Rwanda. Mais en même temps, l’ancienne métropole, dès la fin du génocide, a accueilli de nombreux responsables de l’ancien régime. Considérés comme des réfugiés politiques, ils ont trouvé, surtout dans les milieux catholiques, assistance matérielle et judiciaire, et leurs enfants se sont rapidement intégrés dans le système d’enseignement jusqu’au niveau universitaire. Aujourd’hui, la diaspora rwandaise en Belgique est nombreuse, bien organisée, mais… radicalement séparée : l’organisation Jambo réunit de jeunes Hutus – souvent naturalisés Belges, qui disent se démarquer de l’idéologie de leurs pères sans convaincre – tandis que les rescapés du génocide se sont retrouvés dans l’association Ibuka, qui subit les ingérences de l’ambassade du Rwanda, ce qui crée parfois des dissensions internes.
Une diaspora congolaise très active
Au fil des années, des incidents ont émaillé les relations entre Bruxelles et Kigali : le père Guy Theunis, arrêté au Rwanda en 2005 et accusé de complicité avec les génocidaires, a été libéré moyennant la promesse de le voir comparaître devant les tribunaux belges, ce qui lui a été épargné. Le religieux a ensuite été autorisé à se rendre au Vatican, au grand dam des Rwandais qui soupçonnent cet informateur de l’ambassade de Belgique, qui comprenait parfaitement le kinyarwanda et écoutait tous les jours le média extrémiste Radio télévision des mille collines (RTLM), d’avoir délibérément minimisé les signes avant-coureurs du génocide. Quant à Paul Rusesabagina, le héros du film Hôtel Rwanda (sorti en 2004 et dans lequel il est présenté comme un Juste ayant sauvé de nombreux Tutsis), accusé, alors qu’il vivait en Belgique, d’entretenir des relations épistolaires et financières avec les groupes armés hutus, il a été arrêté à Kigali en 2020 à l’issue d’une opération rocambolesque. En raison de sa notoriété, il a finalement été extradé vers les États-Unis, où il a repris ses attaques contre le régime.
Sur le plan politique, la crise entre les deux pays s’est exacerbée depuis 2023 : cette année-là, Bruxelles a refusé d’accréditer Vincent Karega comme nouvel ambassadeur du Rwanda en Belgique. Considéré comme très proche de Kagame, l’homme n’était pas un inconnu : avant d’avoir été en poste à Kinshasa (d’où il a été expulsé en 2022), il avait été ambassadeur en Afrique du Sud au moment de l’assassinat de Patrick Karegeya, en 2014. Ce dernier était l’un des fondateurs du Front patriotique rwandais (FPR, qui a mis fin au génocide et qui est au pouvoir depuis) passé à l’opposition. Vincent Karega était déjà en poste lors des tentatives d’attentat qui ont visé le général Kayumba en 2010. Ancien chef d’état-major de l’armée rwandaise, l’officier, issu d’une lignée royale, se trouve aujourd’hui à la tête du Rwanda National Congress, un mouvement d’opposition armé. L’envoi de Karega à Bruxelles, après ses déboires en Afrique du Sud et en RD Congo, a été vécu comme une provocation, et le refus de son accréditation a déclenché une réaction en chaîne : depuis lors, seuls des chargés d’affaires sont en poste dans les deux pays.
Il faut ajouter que, depuis longtemps, la diaspora congolaise sensibilise les Belges aux guerres du Kivu. Les manifestations de solidarité sont innombrables, les témoignages du docteur Mukwege, Prix Nobel de la paix 2018, sont entendus dans tous les milieux, la défense des droits humains et le principe du respect des frontières sont devenus des fondements de la diplomatie belge. S’y ajoute le fait que plusieurs élus au Parlement belge sont originaires du Kasaï (une province à l’est de Kinshasa), très proches du président de la RD Congo, Félix Tshisekedi. En souvenir du père de ce dernier, Étienne Tshisekedi, qui menait l’opposition contre l’ex-président du Zaïre Mobutu Sese Seko et qui est décédé à Bruxelles en 2017, les Kasaïens de la diaspora soutiennent son fils sans tenir compte de ses erreurs et de ses déboires à la tête de l’État.
La rupture est le fruit d’une déception
Cette proximité entre Congolais et Belges, produit de l’Histoire (la RD Congo, d’abord propriété du roi Léopold II à partir de 1885, a été une colonie belge de 1908 à 1960) et reflétant le poids de la diaspora, contraste avec la distanciation progressive à l’égard du pouvoir rwandais. Le président Kagame, ancien habitué des sommets de Davos, ami du président français Emmanuel Macron comme naguère familier du président états-unien Bill Clinton, soutenu par les importants financements de l’émir du Qatar, prestataire de services aux Nations unies, auxquelles il fournit de très efficaces contingents de Casques bleus, cité en exemple pour la reconstruction du Rwanda et sa transformation en « hub international », a pris l’habitude de traiter d’égal à égal avec les grands de ce monde. Il apparaît désormais bien éloigné du « petit pays » qui a si longtemps accueilli des membres de sa famille.
Lors de sa visite à Bruxelles, à la veille de la rupture diplomatique entre le Rwanda et la Belgique, le ministre rwandais des Affaires étrangères, Olivier Nduhungirehe, a refusé de rencontrer son homologue belge, Maxime Prévot. Il a privilégié d’autres interlocuteurs européens, qu’il a tenté de diviser sur le vote des sanctions, sinon de les convaincre de s’abstenir. Il a reproché aux Belges leur trop grande tolérance à l’égard de Kinshasa, dont le fait de fermer les yeux sur la collaboration entre l’armée congolaise et les miliciens hutus héritiers des génocidaires d’hier (réunis au sein des Forces démocratiques de libération du Rwanda) et sur le recours à des mercenaires venus entre autres de Roumanie.
La rupture avec Bruxelles est donc aussi le fruit d’une déception : les Rwandais estiment que les Belges se montrent trop réceptifs aux thèses de Kinshasa défendues par une diaspora congolaise très mobilisée et ils regrettent que le sort des Tutsis congolais, eux aussi victimes des guerres successives et obligés de se réfugier dans les pays voisins, suscite aussi peu d’émotion en Belgique.
La rupture brutale, les propos désobligeants voire méprisants ne sont cependant pas sans danger : même si les temps ont changé, sous-estimer la capacité d’influence de la Belgique, qui demeure écoutée sur les dossiers de l’Afrique centrale, représente peut-être une dangereuse erreur d’appréciation, surtout au regard de l’Histoire. Qu’il s’agisse de Jean-Baptiste Bagaza, président du Burundi de 1976 à 1987, qui s’était opposé à l’Église catholique à la fin des années 1980, du président Mobutu, qui avait spectaculairement renoncé à la coopération belge, de son homologue rwandais Juvénal Habyarimana lui-même, qui avait laissé le champ libre aux extrémistes hutus et préféré le soutien de la France à celui de la Belgique, la rupture avec Bruxelles, capitale de l’Europe et relais de l’Afrique centrale, avait à chaque fois précipité le déclin des chefs d’État concernés. La période de glaciation actuelle ne sera sans doute pas décisive, mais elle représente cependant un signal inquiétant.
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