
Le 10 décembre, les rebelles de l’AFC/M23, soutenus par l’armée rwandaise et qui occupent une large partie du territoire de l’est de la République démocratique du Congo (RD Congo), se sont emparés de la ville d’Uvira, dans le Sud-Kivu, à la frontière burundaise. Selon l’ONU, les combats ont fait au moins 74 morts parmi les civils et 83 blessés, tandis que 200 000 personnes ont fui les combats, dont plus de 30 000 se sont réfugiés au Burundi.
Pourtant, quelques jours plus tôt, la diplomatie états-unienne, impliquée dans les pourparlers de paix, annonçait avoir conclu un accord avec le Rwanda et la RD Congo, qui impliquait notamment un cessez-le-feu. Le 17 décembre, l’AFC/M23 aurait finalement décidé de quitter la ville... Explications.
1. Pourquoi les rebelles du M23 ont-ils annoncé leur retrait de la ville d’Uvira alors qu’ils venaient de la conquérir ?
L’arrêt de la « descente vers le sud » d’un mouvement qui contrôle déjà une immense région s’étendant depuis la frontière ougandaise jusqu’à la rive du lac Tanganyika est le résultat d’une pression états-unienne maximale, directement exercée sur le président rwandais Paul Kagame.
Pour mesurer le poids de Washington sur Kigali, il faut se souvenir qu’au début des années 1990, lorsque le Front patriotique rwandais (FPR) a entrepris de renverser le régime hutu du président Juvénal Habyarimana, les combattants, qui étaient encore des réfugiés tutsis opérant depuis l’Ouganda, ont bénéficié de l’appui des Britanniques et des démocrates états-uniens.
L’horreur inspirée par le génocide des Tutsis du Rwanda (près de 1 million de morts) a conforté le soutien états-unien au nouveau régime, et l’argument sécuritaire – la nécessité de protéger le pays d’un retour offensif des auteurs du génocide – a justifié les guerres successives menées dans l’ex-Zaïre devenu la République démocratique du Congo (RD Congo). Au fil des années, l’armée rwandaise a appuyé des « proxys » locaux, recrutés parmi les Tutsis du Congo et parmi des personnalités politiques en rupture avec Kinshasa.
Cependant, aux yeux de Donald Trump, le « crédit génocide » est épuisé depuis longtemps, et l’homme d’affaires devenu président considère que l’accès au « tout », c’est-à-dire à l’immense et richissime Congo, vaut mieux que le contrôle de sa seule partie orientale, fût-elle la mieux dotée en minerais. Menacé d’être traité comme un autre Jonas Savimbi, le maître de Kigali semble avoir été obligé de stopper l’avancée de ses alliés du M23. Ces derniers menaçaient de descendre vers le Maniéma – et ses gisements de lithium –, puis le Katanga et ses réserves de cuivre et de cobalt, tandis que leur chef, Corneille Nangaa, rêvait déjà de se retrouver à Kinshasa.
2. L’argument sécuritaire du Rwanda pour mener la guerre dans l’est de la RD Congo est-il fondé ?
Malgré un développement spectaculaire, qui se remarque surtout dans la capitale, Kigali, le Rwanda, au-delà des apparences de l’ordre et de la stabilité, demeure l’un des pays les plus pauvres d’Afrique. Il est classé 159e sur 189 sur l’Indice du développement humain et les inégalités subsistent, qu’il s’agisse du revenu des paysans ou du degré d’instruction dans les campagnes. Ces disparités sociales coïncident souvent avec le clivage ethnique séparant Hutus et Tutsis, malgré les efforts – ou le déni – des autorités pour effacer cette distinction. Quant aux opposants, qu’il s’agisse de Hutus partisans de l’ancien régime ou de Tutsis ayant rompu avec le FPR, ils demeurent nombreux à l’extérieur du pays, actifs sur les réseaux sociaux et dans la diaspora. Certains d’entre eux collaborent avec l’armée congolaise ou entretiennent des contacts avec l’entourage du président congolais Félix Tshisekedi.
Certes, le Rwanda dispose de l’une des meilleures armées du continent, aussi efficiente en Centrafrique qu’au Mozambique, il dispose d’équipements sophistiqués décrits par les experts de l’ONU (des drones, des instruments de brouillage des communications), il produit des armes et des uniformes et garde le secret sur le nombre de morts au combat, et les rapporteurs de l’ONU estiment que quelque 7 000 soldats rwandais auraient été engagés sur des lignes de front s’étirant tout le long de la frontière orientale du Congo.
Cependant, si le « parapluie » états-unien devait se refermer, ces forces déployées en milieu hostile seraient confrontées à l’armée congolaise, peu performante, mais surtout à des adversaires imprévisibles, tels que les « wazalendo » (« enfants du pays »), des milices locales, des Hutus ayant grandi au Congo après 1994, et aussi à des soldats envoyés par le Burundi et dont le nombre oscillerait entre 8 000 et 12 000 hommes. Tous ces groupes évoluent sur le patchwork d’une guerre régionale.
3. Quelle est la stratégie du président congolais Félix Tshisekedi ?
Lors de son premier mandat, après sa victoire contestée à l’issue des élections de 2018, Félix Tshisekedi, fils d’un coriace opposant à Mobutu, a tenté de se rapprocher du Rwanda : il s’est rendu à Kigali, s’est incliné devant le mémorial du génocide, a conclu des accords de partenariat économique avec son voisin Paul Kagame. Mais, par la suite, c’est en direction de l’Ouganda qu’il a construit une route commerciale et réorienté les exportations d’or extrait dans le Sud-Kivu. Les relations avec Kigali se sont alors tendues, et le M23, composé de rebelles congolais liés au Rwanda, a repris les hostilités. Depuis lors, les relations entre les deux pays ont été marquées par la méfiance réciproque et par une détestation visible entre deux chefs d’État que tout sépare.
Les élections de 2024 en RD Congo ont été l’occasion de propos belliqueux tenus par le président sortant : « À la moindre escarmouche, j’attaque Kigali. » Ces déclarations matamoresques ont été suivies par un renforcement considérable et dispendieux de l’armée congolaise. Le recours à des mercenaires roumains n’a pas empêché cette armée minée par la corruption de s’effondrer devant le M23, qui s’est emparé de Goma en janvier 2025.
Angola, Togo, Kenya, Afrique du Sud… Au fil des années, Kinshasa a recouru aux médiations africaines avant d’ouvrir la porte au Qatar. L’émirat, rompu à la diplomatie, entretient d’excellentes relations avec le Rwanda : il est chargé de la construction d’un nouvel aéroport dans le Bugesera et de la création d’un centre de commerce international. Mais, surtout, il demeure très présent dans le raffinage et le commerce de l’or. En principe, le Qatar est aujourd’hui chargé du processus intérieur, c’est-à-dire de la négociation avec le M23, et l’émirat se trouve en phase avec la diplomatie états-unienne.
Encouragé par sa ministre des Affaires étrangères, Kayikwamba Wagner, qui avait défendu la cause de son pays dans toutes les instances internationales, le président congolais a finalement décidé de miser sur Donald Trump lui-même, sur son désir de mettre fin aux conflits dans le monde et de se voir décerner le prix Nobel de la paix, sur sa « diplomatie transactionnelle », celle du donnant-donnant. Tshisekedi n’est pas arrivé à Washington les mains vides : il n’ignorait rien du désir états-unien de supplanter la Chine qui domine le marché des nouvelles technologies et a obtenu l’accès à 70 % des minerais du Katanga (cuivre, cobalt, terres rares).
Du temps de Joe Biden déjà, les États-Uniens avaient montré leur intérêt pour le « corridor de Lobito », une voie alliant le chemin de fer et la route, qui devrait permettre d’acheminer les minerais du Katanga sur la côte atlantique, les usines états-uniennes supplantant ainsi leurs rivales chinoises.
L’accord signé le 4 décembre à Washington ouvre aux états-uniens l’accès aux ressources minières de la RD Congo, et les plus grandes sociétés états-uniennes sont désormais sur les rangs : Tesla et ses batteries de voitures électriques, HP pour le cobalt, Ko Bold Metals, prête à investir 1 milliard de dollars dans le lithium de Manono, sur les rives du lac Tanganyika, sans oublier Bloomberg et Bill Gates. Si elles sont respectées, les conventions sont valables durant un siècle et consignées dans un « accord-cadre » signé en grande pompe.
4. Quelles sont les faiblesses de l’accord ?
Les Congolais ne mesurent pas encore les dimensions et les conséquences de cet accord. Dans l’immédiat, les Congolais estiment que sa principale faiblesse d’avoir été conclu par un homme seul, le chef de l’État. Le docteur Mukwege résume un sentiment général lorsqu’il rappelle : « Un seul individu a négocié au nom de 100 millions de Congolais, ni le Parlement ni la société civile n’ont été associés, les victimes n’ont pas été évoquées, pas plus qu’une éventuelle réparation, alors que, selon le président Trump lui-même, les guerres successives ont entraîné 10 millions de morts [ce chiffre est contesté et ne repose sur aucune étude scientifique fiable, NDLR] en trente ans. »
En outre, cet accord transactionnel et commercial fait fi des contrats passés antérieurement, avec la Chine entre autres, et Pékin a déjà fait savoir, laconiquement, qu’il n’entendait pas utiliser le corridor de Lobito et demeurerait fidèle à ses ports d’exportation habituels, Dar es-Salaam en Tanzanie et Durban en Afrique du Sud. En outre, le texte ne mentionne guère le sort des populations concernées ni les éventuelles retombées économiques dont elles pourraient bénéficier.
Paradoxalement le seul partenaire à ne pas avoir été oublié ou trahi est Kigali : l’accord prévoit que les minerais extraits dans l’est de la RD Congo, dont le colombo tantalite, seront dirigés vers les raffineries du Rwanda, d’où ils seront exportés, dûment estampillés localement. Quant aux parcs nationaux situés en territoire congolais, une « exploitation conjointe » est envisagée avec le Rwanda, un pays qui mise sur le tourisme de luxe et regrette sans doute de devoir s’arrêter à la frontière qui traverse la région des volcans.
À l’heure actuelle déjà, les rebelles du M23 occupent le parc des Virunga, dans le Nord-Kivu, et le parc de Kahuzi Biega, dans le Sud-Kivu, mais les visites touristiques sont suspendues à cause de l’insécurité.
5. Quelles sont les ambitions du président Tshisekedi ?
Le président congolais s’estime en droit de briguer un troisième mandat lors des élections prévues le 16 décembre 2028 et cela alors que la Constitution interdit de dépasser les deux mandats.
Aux yeux de ses partisans, cette prétention pourrait trouver sa justification dans la fin de la guerre, la réunification du pays et, par rapport au Rwanda, par une victoire diplomatique à défaut d’être militaire. Cependant, de tels objectifs doivent encore être atteints et consolidés tandis que d’autres points de tension subsistent, entre autres la rébellion des Mobondos, dans le centre du pays, et les tueries commises dans le « grand Nord » par le groupe islamiste des Allied Democratic Forces (ADF), qui opère aussi en Ouganda.
Pour satisfaire l’ambition présidentielle, le pouvoir en place ne lésine pas sur les moyens : la province minière du Katanga est mise en coupe réglée par la famille de Tshisekedi, à tel point que la justice belge a été saisie du cas de certains « binationaux ». Vital Kamerhe, président de l’Assemblée nationale, originaire du Kivu et rival potentiel, a été mis à l’écart. Des journalistes, des leaders politiques ont été mis aux arrêts, et les purges se sont multipliées au sein de l’armée.
De plus, l’ex-président Joseph Kabila est devenu la cible de toutes les attaques du clan présidentiel, qui le considère comme l’adversaire numéro un, favorisant ainsi sa résurrection politique.
Les reproches à son égard sont nombreux : à Goma, l’ancien président a rencontré Corneille Nangaa, le chef politique du M23, et il s’est entretenu avec les représentants des Églises. En outre, ce quinquagénaire, en bonne forme physique et intellectuelle, à la tête d’une fortune considérable et souvent dénoncé par des enquêtes internationales, continue à être reçu et écouté par tous les chefs d’État de la région. La population, au fil des années et des comparaisons avec son successeur, commence à regretter cet homme taciturne qui, tout en n’oubliant pas son profit personnel, avait réussi à réunifier le pays et à le mener aux élections.
À l’heure actuelle, les vexations à son encontre se multiplient, les résidences de l’ex-président sont perquisitionnées, son allié Emmanuel Shadari, qui avait perdu les élections de 2018, a été arrêté par 300 hommes déployés autour de sa résidence, ses partisans et anciens collaborateurs vivent dans l’insécurité. Et dans la province du Katanga, l’opinion ne cesse de dénoncer le fait que des membres de la famille présidentielle aient mis la main sur les mines.
Incarnée par le pouvoir de plus en plus personnel de Félix Tshisekedi, l’ombre de Mobutu plane à nouveau sur le pays, à moins qu’il ne s’agisse du fantôme du père Ubu.
Dans l’immédiat, cependant, le chef de l’État n’est pas en perte de vitesse : si le M23 est stoppé ou recule, si le prestige de Paul Kagame s’en trouve terni, si les États-Unis, à défaut d’une Europe muette, impuissante sinon complice, défendent la souveraineté congolaise et concluent des accords économiques – aussi injustes fussent-ils –, l’opinion risque de se rallier au président actuel en le créditant d’avoir tout fait pour mettre fin à la guerre. Dans sa province du Kasaï, dans les quartiers surpeuplés de Kinshasa, dans son parti d’origine, l’Union démocratique pour le progrès social (UDPS), le chef de l’État garde des partisans sinon des fanatiques qui aiment l’appeler « Fatshi Béton ». Ils demeurent prêts à lui pardonner les revers de l’armée, l’état lamentable de la voirie d’une capitale paralysée par les embouteillages et les inondations, les arrestations d’opposants. Prêts à considérer comme une victoire le « deal états-unien » qui hypothèque les ressources du pays au détriment des générations à venir.
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