Afrique-Palestine

Somaliland. Une reconnaissance états-unienne au mépris du génocide à Gaza ?

Analyse · L’ambiguïté du gouvernement somalilandais au sujet d’un « projet » américano-israélien de déportation de la population gazaouie vers son territoire a nourri des rumeurs d’un rapprochement prochain entre Israël et le Somaliland, malgré le génocide en cours. Cette attitude vise avant tout à préserver et à accélérer des années d’efforts diplomatiques menés auprès des États-Unis, dont le Somaliland espère obtenir la reconnaissance.

L'image représente un mur peint. Sur ce mur, on aperçoit une illustration d'un homme en train de saluer tandis qu'il tient un drapeau. Ce drapeau, qui est représenté avec des couleurs distinctes, est celui de la région de Somaliland, avec une étoile au centre. À côté de cette illustration, un message est écrit en lettres rouges : "RESPECT THE NATIONAL FLAG AND ANTHEM." La scène est entourée d'un décor naturel, avec des arbres qui ajoutent une touche de verdure à l'environnement. L'atmosphère semble à la fois respectueuse et patriotique.
Peinture murale à Berbera (2022).
© Brendon Novel

Le 8 août, pendant la conférence de presse organisée après la signature d’un accord entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, Donald Trump est interrogé sur l’éventuelle reconnaissance du Somaliland en échange d’un accueil de « réfugiées » gazaouies. « Bonne question… nous y réfléchissons en ce moment », déclare-t-il alors. La classe politique de ce pays formellement indépendant depuis 1991 – mais qu’aucun État n’a encore reconnu – a salué l’intention du président états-unien de (peut-être) reconnaître le Somaliland, sans toutefois s’exprimer sur la contrepartie évoquée : la relocalisation de Gazaouies déportées.

Depuis l’annonce, le 4 février dernier, par Trump d’un plan aux contours flous qui vise à épurer Gaza de ses habitants, le Somaliland est régulièrement cité comme territoire d’accueil potentiel. Dès le 5 février le Jerusalem Post1, citant la chaîne de télévision israélienne N12, rapportait que l’administration Trump envisageait le Somaliland, en plus du Maroc et du Puntland (une région somalienne autonome). Quelques semaines plus tard, le Somaliland est de nouveau évoqué, cette fois-ci aux côtés de la Somalie et du Soudan2, dont les autorités ont toutefois opposé une fin de non-recevoir. À Hargeisa (la capitale du Somaliland), le ministre des Affaires étrangères, Abdirahman Dahir Adam, a simplement dit ne pas avoir été approché sur cette question3.

Le sujet a de nouveau été alimenté par de récentes révélations du Financial Times4 sur un plan de « relocalisation temporaire » d’une partie de la population gazaouie – vers le Somaliland et d’autres territoires – présenté à des responsables états-uniens par des hommes d’affaires israéliens, épaulés de collaborateurs du Boston Consulting Group (BCG), un cabinet de conseil déjà impliqué dans le déploiement de la très meurtrière Gaza Humanitarian Foundation.

« Donald Trump est un bon dirigeant »

La prudence et le silence de Hargeisa sur ce sujet ont nourri l’hypothèse d’un rapprochement prochain avec Washington et Tel-Aviv. D’une part, le gouvernement somalilandais s’abstient d’endosser un pseudo-plan de déportation étatsuno-israélien alors qu’aucune offre formelle de reconnaissance n’a été formulée et qu’il ne souhaite pas s’aliéner une partie de la population et de ses partenaires politiques soucieux de la cause palestinienne. D’autre part, il se garde de le rejeter pour ne pas compromettre ses relations avec les États-Unis et la possibilité d’une reconnaissance de leur part – un précédent qui pourrait inciter d’autres pays à suivre l’exemple.

Le président somalilandais Abdirahman Mohamed Abdullahi – dit « Irro » – a lui-même initié cette stratégie. Interrogé sur le sujet dans un entretien accordé à la chaîne saoudienne Sky News Arabia le 13 février, il s’est contenté de flatter son homologue états-unien : « Donald Trump est un bon dirigeant5. Dès que nous serons approchés officiellement, nous pourrons exprimer clairement notre position. »

Cette prudence vise à ménager l’administration états-unienne, dans l’espoir que ce projet de déportation forcée s’évanouisse de lui-même. Outre son impopularité dans un contexte de guerre génocidaire, il rendrait le Somaliland complice de crime contre l’humanité. Le gouvernement somalilandais espère donc qu’une éventuelle offre de reconnaissance formelle se limite à des éléments liés aux seuls intérêts stratégiques des États-Unis. Ayant bien compris l’approche éminemment transactionnelle de Donald Trump, il cherche actuellement à lui arracher un accord en échange de liens sécuritaires renforcés (sécurité maritime, contre-terrorisme) et de l’installation d’une base militaire dans la ville côtière de Berbera – un sujet évoqué depuis des années déjà. L’octroi de concessions minières est également considéré. Le gouvernement somalilandais pourrait concéder certains de ces éléments sans toutefois que Trump ne se résolve à lui offrir la reconnaissance, dans la mesure où la relation bilatérale s’en verrait tout de même renforcée et visibilisée.

Alignement sur les États-Unis

Miser sur les États-Unis : tel est l’un des principaux moteurs de la diplomatie somalilandaise depuis des années. L’ancien chef de l’État, Muse Bihi Abdi (au pouvoir de 2017 à 2024), en a largement été le promoteur, dans l’espoir de voir son pays enfin reconnu. Les contacts établis au sein de l’appareil politico-sécuritaire états-unien ont été nombreux au cours de son mandat. L’indépendance du Somaliland trouve un écho particulier chez les républicains, qui y voient un maillon stratégique d’un axe pro-occidental au Moyen-Orient. Dès 2022, le très conservateur cercle de réflexion Heritage Foundation, proche de l’entourage de Trump, appelait dans son « Projet 2025 » à reconnaître le Somaliland afin de contrer l’influence chinoise en Afrique. La proximité avec Pékin du gouvernement somalien (dont Washington est lassé de l’incapacité à contenir le groupe djihadiste Al-Chabab) et la présence d’une base militaire chinoise à Djibouti depuis 2017 à proximité du camp Lemonnier et de ses 3 000 soldats états-uniens accroissent l’intérêt des États-Unis pour le Somaliland. La décision de Hargeisa en 2020 d’établir des relations diplomatiques avec Taïwan a d’ailleurs conforté son image d’acteur aligné sur le « bloc » occidental.

Depuis son accession à la présidence, en décembre 2024, Irro s’inscrit dans cette logique. Pourtant, durant la campagne électorale, alors qu’il était candidat du parti d’opposition, il avait laissé entendre qu’il chercherait à élargir les horizons diplomatiques de son pays, après des années d’une stratégie occidentalo-centrée. Le tropisme pro-Somaliland qui se dessine à Washington a néanmoins conduit Irro à s’inscrire dans les pas de son prédécesseur, dont il s’est entouré de certains proches. Il a par exemple reconduit Bashir Goth au poste de représentant du Somaliland à Washington – en fonction depuis 2018 – et pris Mohamed Hagi (ex-représentant du Somaliland à Taïwan sous Bihi) pour le conseiller en matière de politiques étrangères.

Les signes d’un intérêt pour Israël

L’évocation du Somaliland comme terre d’accueil pour une partie de la population gazaouie que le gouvernement israélien souhaite déporter a alimenté des rumeurs déjà anciennes. Dès les années 1990, le profond isolement diplomatique de Hargeisa a nourri l’idée, au Somaliland, d’un rapprochement opportun avec Israël6. Parmi les arguments souvent avancés figure la reconnaissance, le 26 juin 1960, du Somaliland – jusque-là protectorat britannique – par Israël7 et trente-quatre autres États. Après quatre jours d’existence toutefois, le Somaliland s’est uni à la Somalie tout juste indépendante de l’Italie. En 1995, le président Mohamed Ibrahim Egal (à la tête du pays entre 1993 et 2002) aurait adressé au Premier ministre israélien, Yitzhak Rabin, une lettre appelant leurs deux pays à nouer des liens. Egal a cependant nié l’avoir écrit, sans pour autant dissiper les doutes d’une partie de la population8.

Tout au long de ses deux premières décennies d’existence, le Somaliland a connu une longue période de solitude. Les présidents Ahmed Mohamed Mahamoud « Silanyo » (2010-2017) et Bihi (2017-2022) ont donc cherché à en sortir, quitte à prendre des initiatives parfois originales, comme la signature en 2018 d’un protocole d’accord de coopération avec la fantoche « République libre du Liberland » (un territoire situé entre la Serbie et la Croatie). D’autres initiatives bien plus importantes sont à noter, en particulier celles qui ont permis au Somaliland de se rapprocher des Émirats arabes unis (EAU) à partir de 2016, date à laquelle l’opérateur portuaire dubaïote DP World a obtenu la gestion et la rénovation du port de Berbera, le poumon économique du pays.

La proximité du Somaliland avec les EAU et la signature des accords d’Abraham, en 2020, ont ravivé les rumeurs d’un rapprochement entre Hargeisa et Tel-Aviv. Tandis que le Jerusalem Post a appelé Israël à s’intéresser au Somaliland9, plusieurs parlementaires somalilandais se sont prononcés en faveur d’une telle relation10. En 2022, Edna Adan Ismaïl, ancienne ministre des Affaires étrangères et envoyée spéciale pour les pourparlers Somaliland-Somalie sous Bihi, a plaidé pour une reconnaissance mutuelle sur les chaînes israéliennes i24 News English et i24 News Français.

Un point d’ancrage stratégique sur le golfe d’Aden

Si ce n’est pour servir ses objectifs d’épuration ethnique à Gaza, Israël trouverait au Somaliland un point d’ancrage stratégique dans le golfe d’Aden, en plus de lui permettre de s’inscrire de nouveau dans la voie de la « normalisation », et donc de l’invisibilisation de la Palestine et des crimes qui y sont commis.

Spéculer sur l’opportunité d’un rapprochement permet déjà à des responsables et à des commentateurs états-uniens, israéliens et somalilandais de déployer une rhétorique qui ne s’attache qu’à la description d’intérêts matériels et à la promotion de supposés points de convergence entre les deux pays : leur caractère « démocratique », l’« hostilité » de leurs voisins, la « stabilité » de leurs territoires. Par exemple, en 2024, des rumeurs (infondées) au sujet d’un projet de base militaire israélienne à Berbera soutenu par les EAU ont permis de diffuser ces éléments de langage, notamment en Israël11.

Une reconnaissance mutuelle et les relations de coopération qui en découleraient provoqueraient des réactions hostiles des pays arabes et africains aux prises avec des groupes indépendantistes, attachés à la cause palestinienne et à l’intangibilité des frontières somaliennes. Israël ne manquerait toutefois pas de se présenter comme une force de stabilité et de protection, selon une logique déjà observée dans le passé, comme lors de son appui à l’indépendance du Kurdistan irakien, en 2017.

Risque de marginalisation

Une offre états-unienne de reconnaissance qui exigerait un soutien ouvert à un plan de déportation des Gazaouies et/ou à un rapprochement effectif avec Israël serait l’une des pires pour le gouvernement somalilandais au regard des forces géopolitiques et domestiques opposées à de telles conditions.

Le Somaliland s’exposerait à l’hostilité de ses voisins et d’un certain nombre de pays. Sur le continent, des puissances pro-palestiniennes comme l’Algérie et l’Afrique du Sud pourraient marginaliser le Somaliland au niveau de l’Union africaine, organisation auprès de laquelle Hargeisa tente de faire valoir son cas depuis longtemps. Par ailleurs, s’écarter d’un soutien officiel à la cause palestinienne, symbole de la solidarité panarabe, l’éloignerait d’une partie du monde arabe, espace dans lequel le Somaliland souhaite pourtant s’inscrire.

Malgré un attachement encore prégnant à la Palestine, le fléchissement d’une partie de l’opinion publique somalilandaise sur le sujet est à noter, bien que difficilement mesurable. Certaines franges de la société, frustrées par trente-cinq années d’impasse diplomatique, pourraient se résoudre à une offre de reconnaissance de Washington liée aux intérêts Israël. Dans un article paru en début d’année, le journal anglophone The Horn Tribune – sous supervision directe du ministère somalilandais de l’Information et de la Culture – estimait que le soutien d’un État comme Israël pourrait avoir un « effet domino » sur le processus de reconnaissance.

Enfin, la virulence du gouvernement somalien à la suite de la signature, le 1er janvier 2024, d’un protocole d’accord entre l’Éthiopie et le Somaliland (au point mort mais qui promettait sa reconnaissance) aurait contribué à convaincre une partie de la population de l’opportunité de se rapprocher d’Israël. Un politiste somalilandais qui a souhaité rester anonyme estime que l’intransigeance du gouvernement somalien sur la question de l’indépendance du Somaliland « en conduit certains à considérer la Palestine non plus sous le prisme traditionnel de la solidarité panislamique, mais plutôt d’un point de vue stratégique et politique ». Il précise que ce sujet « autrefois tabou est désormais ouvertement discuté, bien qu’il soit encore risqué de le faire ». Malgré tout, il évoque le poids de forces politiques et religieuses proches du gouvernement opposées au plan de déportation et à tout rapprochement : « L’idée d’accepter des réfugiées de Gaza est considérée comme politiquement dangereuse, car cela pourrait déclencher une crise interne majeure. »

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1«  Trump considers Morocco, Puntland, Somaliland for relocated Gazans  », The Jerusalem Post, 5 février 2025, à lire ici.

2Le 12 août, Associated Press a affirmé que le Soudan du Sud avait été approché, une information démentie dès le lendemain par le gouvernement de Juba.

3Voir ce message de Abdirahman Dahir Adam, ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale du Somaliland.

4Stephen Foley, «  BCG consultants modelled relocating Gazans to Somalia  », Financial Times, 7 août 2025, à lire ici.

5Fin août, Irro a même publiquement soutenu Donald Trump pour le prix Nobel de la paix.

6«  Somaliland  : débat sur la reconnaissance d’Israël  », Africa Intelligence, 2 octobre 2004, disponible ici.

7«  Somaliland : Only Israel Opposed the Kill all But Crows “Isaaq Genocide”, Offers Recognition  », The Horn Tribune, 28 mars 2022, à lire ici.

8«  Somaliland  : presidential pen to paper  », Africa Intelligence, 23 mars 1996, à retrouver ici.

9«  Why Israel should care about Somaliland  », The Jerusalem Post, 17 août 2020, à lire ici.

10«  Somaliland : Recognize Israel and Establish Ties with Tel Aviv, Legislators Urge Government  », Somaliland Sun, 7 novembre 2020, à lire ici.

11Suhaib Mahmoud, «  Why is everyone talking about Israel-Somaliland ties  ?  », Geeska, 3 décembre 2024, disponible ici.

12«  Trump considers Morocco, Puntland, Somaliland for relocated Gazans  », The Jerusalem Post, 5 février 2025, à lire ici.

13Le 12 août, Associated Press a affirmé que le Soudan du Sud avait été approché, une information démentie dès le lendemain par le gouvernement de Juba.

14Voir ce message de Abdirahman Dahir Adam, ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale du Somaliland.

15Stephen Foley, «  BCG consultants modelled relocating Gazans to Somalia  », Financial Times, 7 août 2025, à lire ici.

16Fin août, Irro a même publiquement soutenu Donald Trump pour le prix Nobel de la paix.

17«  Somaliland  : débat sur la reconnaissance d’Israël  », Africa Intelligence, 2 octobre 2004, disponible ici.

18«  Somaliland : Only Israel Opposed the Kill all But Crows “Isaaq Genocide”, Offers Recognition  », The Horn Tribune, 28 mars 2022, à lire ici.

19«  Somaliland  : presidential pen to paper  », Africa Intelligence, 23 mars 1996, à retrouver ici.

20«  Why Israel should care about Somaliland  », The Jerusalem Post, 17 août 2020, à lire ici.

21«  Somaliland : Recognize Israel and Establish Ties with Tel Aviv, Legislators Urge Government  », Somaliland Sun, 7 novembre 2020, à lire ici.

22Suhaib Mahmoud, «  Why is everyone talking about Israel-Somaliland ties  ?  », Geeska, 3 décembre 2024, disponible ici.