Au Somaliland, « l’impression de vivre dans une Suisse pauvre »

Entretien · Décolonisation, guerre civile, élection présidentielle... Le chercheur Gérard Prunier, auteur de The Country That Does Not Exist. A History of Somaliland, décrypte les particularismes du Somaliland, autoproclamé indépendant en 1991 mais toujours non reconnu en tant qu’État par la communauté internationale.

En 2019 à Hargeisa, la capitale du Somaliland.
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Situé dans le nord-ouest de la Somalie et peuplé de près de 4 millions d’habitants, le Somaliland a déclaré son indépendance en juin 1991 mais n’est toujours pas reconnu internationalement comme un État. Son voisin, le Puntland, a pris une décision plus pragmatique : sept ans plus tard, il est devenu une région autonome de la Somalie. Dans les deux cas, les chefs des clans locaux ont cherché à échapper à la guerre, à la répression, à la faim et à la pauvreté. Fruit de la fusion du protectorat britannique du Somaliland, au nord, et de la colonie italienne, la Somalia Italiana, au sud, la Somalie évolue dans une instabilité chronique depuis son indépendance, en 1960.

Carte du Somaliland.
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En 1969, la démocratie parlementaire s’est effondrée à la suite d’un coup d’État militaire contre le président Abdirashid Ali Shermarke. Le nouveau chef de l’État, le général Mohamed Siad Barre, met alors en place un régime marxiste-léniniste à parti unique soutenu par l’Union soviétique. De nouveaux droits pour les femmes, une campagne d’alphabétisation, des travaux publics et des nationalisations placent soudainement la Somalie dans l’axe des pays progressistes d’Afrique.

Cependant, en 1977, la guerre de la Somalie contre l’Éthiopie pour s’emparer de la vaste région de l’Ogaden a changé l’image de ce pays en celle d’un régime militaire à l’idéologie pan-somalienne. La résistance contre la dictature de Siad Barre s’intensifie dans l’ancien nord britannique de la Somalie avec la création, à Londres, en 1981, du Mouvement national somalien (Somali National Movement, SNM).

Génocide et chute de Siad Barre

Les intérêts concurrents des voisins de la Somalie (l’Éthiopie nouvellement révolutionnaire1, le Tigray et ses ambitions indépendantistes, l’Érythrée...) viennent compliquer le tableau régional. Par un renversement stupéfiant des alliances de la guerre froide, Siad Barre dénonce les Russes en 1978 et devient un client des États-Unis. La Libye, les Émirats arabes unis, l’Italie et même l’Afrique du Sud de l’apartheid s’impliquent à leur tour.

Certains experts parlent déjà d’échec de l’État en Somalie dans les années 1980 avant que cela devienne une rengaine dans les années 1990. Le génocide contre le clan Isaaq dans le Nord, de 1988 à 19912, brise toute chance de réconciliation somalienne. Barre est finalement évincé en 1991. Il s’exile au Nigeria en 1992 après avoir tenté plusieurs fois de reprendre le pouvoir. Il meurt à Lagos le 2 janvier 1995.

Au début du XXIe siècle, les Shebaab (à l’origine une faction locale issue des luttes de pouvoir et des guerres civiles, qui a rejoint Al-Qaïda en 2009) ont paralysé le pays avec leurs attentats à la bombe dans la capitale, Mogadiscio. Organisation considérée comme « terroriste » comptant de nombreux combattants étrangers, elle a étendu ses actions dévastatrices au Kenya. Son émergence a convaincu le peuple du Somaliland que l’option politique visant l’indépendance, prise vingt ans auparavant, était la bonne.

L’historien français Gérard Prunier a parcouru durant de nombreuses années le Somaliland et la Somalie. Son livre, The Country That Does Not Exist. A History of Somaliland (publié en 2021 et pour l’heure non traduit en français), basé sur des témoignages de terrain et des conversations qu’il a eues avec les grands acteurs de cette histoire, raconte de manière extrêmement détaillée ces événements complexes. Pour lui, il y a peu de chance que le Somaliland sorte rapidement de son statut de « non-État ».

« Un processus de décolonisation unique »

Victoria Brittain : En quoi la décolonisation de la Somalie, en 1960, a-t-elle été si particulière au regard des autres pays africains ?

Gérard Prunier.
DR

Gérard Prunier : La décolonisation de la Somalie relève d’un processus unique car elle concernait une population à la fois cohérente (langue, religion, territoire) et contradictoire (clans). Dans l’ensemble, la décolonisation a plutôt consisté à amener des variétés de tribus africaines à rester ensemble sous un nom colonial artificiel. Dans le cas Somali, il s’agissait au contraire de maintenir séparés des groupes culturellement homogènes mais que les colonisations avaient fractionnés. Dans ce cas, une unification trans-territoriale assumait la portée symbolique de décolonisation.

Victoria Brittain : Comment définir le système clanique somalien ? Est-il si différent de ce que l’on peut observer dans d’autres pays africains ?

Gérard Prunier : Les clans somalis sont radicalement différents des tribus. Les tribus sont des micro-nations avec leurs territoires distincts, leurs langues, leurs habitudes sociales et, jusqu’à l’arrivée de religions abrahamiques, leurs propres religions. Rien de tout cela ne s’applique aux clans, qui sont strictement des structures généalogiques au sein d’un même peuple, même si l’intensité de leurs particularismes est souvent plus accentuée et plus agressive que beaucoup de « tribalismes ».

Victoria Brittain : Les revendications d’un Somaliland indépendant sont-elles liées à la fin de la guerre froide et au brusque revirement d’alliances idéologiques de Siad Barre ?

Gérard Prunier : La guerre froide a eu un fort impact sur les Somalis, mais la revendication d’un Somaliland indépendant ne lui est pas liée, même si elle a été exploitée par le Mouvement national somalien. Les Somalilandais avaient leurs propres raisons régionales, claniques, linguistiques et surtout politiques pour se séparer du Sud du pays, surtout après que le gouvernement de Mogadiscio a considéré le nord de la Somalie comme une colonie du Sud. La guerre froide a dessiné des lignes de soutien (avec des sympathies britanniques d’abord, suivies du soutien de l’URSS à travers l’Éthiopie) qui n’étaient liées à aucun choix idéologique local.

« Un compromis impossible »

Victoria Brittain : L’extrême violence de Siad Barre contre le Nord, à la fois militairement, économiquement (avec les lois sur le qat et les échanges) et socialement (avec la suppression de financements et de personnels pour les écoles et les hôpitaux), est-elle liée à la culture démocratique et d’autosuffisance des Isaaq ?

Gérard Prunier : Les clans isaaq n’ont rien de spécifiquement démocratique. Siad Barre les détestait aussi bien pour des raisons personnelles3 que pour des questions de politique clanique. Le régime de Siad Barre n’a pas maltraité le Nord à cause des différences culturelles entre son agrégat de soutien - les Marehan, Ogaden, Dolbahante - et les Isaaq. C’est juste qu’il considérait les nordistes comme des rivaux dangereux et insoumis.

Victoria Brittain : Le point culminant de cet affrontement c’est certainement les massacres de 1988 à 1991...

Gérard Prunier : Les massacres de 1988 à Hargeisa, la capitale du Somaliland, peuvent difficilement être décrits autrement que comme un génocide. Ceux qui furent tués le furent en tant qu’Isaaq, au point que les soldats de l’Armée nationale somalienne refusaient de voir leurs propres morts enterrés dans les mêmes fosses communes que les Isaaq qui venaient d’être tués autour de l’aéroport.

Victoria Brittain : Le Somaliland n’est toujours pas reconnu par la communauté internationale comme un État. La déclaration d’indépendance de 1991 était-elle une erreur tactique ?

Gérard Prunier : La déclaration d’indépendance a été une erreur tactique qui s’imposait par nécessité stratégique et culturelle. Mais il était impossible, après le bain de sang des années 1988 à 1991, de bricoler un compromis ménageant la chèvre et le chou comme ce fut le cas avec le Puntland. Même aujourd’hui, il n’y a plus aucune trace au Somaliland d’un quelconque mouvement de réunification avec le Sud.

Victoria Brittain : Le Somaliland fonctionne-t-il comme un État ?

Gérard Prunier : Oui, le Somaliland fonctionne réellement comme un État. Un État pauvre au fonctionnement limité bien sûr. Sans l’argent qu’amènerait la reconnaissance internationale, il n’y a pas moyen d’élargir l’administration. Et pour ce qui est des relations avec d’autres États, c’est très maigre. Seul Taïwan a aidé Hargeisa à installer une « vraie ambassade » à Taipei. Les Émirats arabes unis (EAU) ont des relations avec le Somaliland sur la base d’une « quasi-reconnaissance », mais ils font bien attention de ne prendre aucune mesure qui pourrait passer pour une reconnaissance. C’est aussi la ligne de la Ligue arabe.

« Un climat de frustration et d’exaspération »

Victoria Brittain : Vous parlez du Somaliland comme « d’un état d’esprit », ou encore d’un rêve. Quelle est l’ambiance actuelle dans le pays ? Est-elle à la hauteur des espoirs, en particulier de la jeune génération ?

Gérard Prunier : La société somalilandaise s’use sur les bords, progressivement affaiblie par le refus de reconnaissance de la part de la communauté internationale. Le pire effet est sans doute psychologique. Les jeunes ont l’impression de vivre dans une Suisse pauvre et qui n’aurait pas choisi sa neutralité. Les manifestations d’août 2022, qui ont fait sept morts, étaient un cri de rage qui s’adressait tant au gouvernement qu’à la communauté internationale. Le prétexte était la loi qui impose tous les dix ans une révision de la législation sur la limitation du nombre de partis politiques qui est actuellement de trois4 : Waddani, UCID et Kulmiye. Diverses « associations civiques » ambitionnent de devenir des partis politiques. Elles sont descendues dans la rue pour exprimer leur ras-le-bol de voir une limite imposée de l’intérieur en plus du refus de reconnaissance imposé par l’extérieur.

Victoria Brittain : Pourquoi imposer cette limitation des partis ?

Gérard Prunier : La culture somalie est d’un démocratisme extrémiste. C’est comme ça que la Somalie a sombré dans une anarchie parlementaire (avec presque 100 partis !) qui a amené le coup d’État de Siad Barre en 1969. L’actuel président du Somaliland, Muse Bihi Abdi, a peur, en autorisant les quinze associations qui cherchent à devenir des partis autorisés, d’en revenir à l’anarchie démocratique qu’a connue Mogadiscio.

Victoria Brittain : L’élection présidentielle du 13 novembre dernier n’a finalement pas eu lieu. La commission électorale a invoqué des raisons techniques et financières. Aucune date n’a été décidée. Pourquoi ?

Gérard Prunier : Ce n’est pas Muse Bihi Abdi qui s’accroche au pouvoir5. Il ne veut juste pas courir le risque d’élections dans un climat de frustration et d’exaspération.

1L’Éthiopie avait soutenu la rébellion somalilandaise et, grâce à ses alliés russes et cubains, avait infligé une défaite à Siad Barre en 1978.

2Ce massacre systématique de civils isaaq aurait fait, selon les sources, entre 50 000 et 200 000 morts.

3Le meurtre de son père alors qu’il n’avait que 10 ans est attribué à un clan lié au clan isaaq.

4La désignation des trois partis autorisés pour dix ans se fait par vote.

5Élu en 2017, Muse Bihi Abdi a obtenu une prolongation de son mandat de deux ans, ce qui a provoqué une crise politique dans le pays.