
Début octobre 2023, un jeune poète populaire, Nageeye Ali Khaliif, a disparu de son domicile à Mogadiscio, la capitale de la Somalie. Quelques jours après, il a publié en ligne un document contenant plusieurs de ses poèmes et le contexte qui a donné naissance à chacun d’entre eux. À la fin de ce document de près de 300 pages, il fait part de sa décision de rejoindre le groupe armé Al-Chabab. La défection de ce poète (abwaan) bien connu et son engagement au sein du mouvement djihadiste ont conduit certaines personnes à relire à et réévaluer ses poèmes. Sans surprise, ils y ont vu une indication de son affinité idéologique dès ses premières productions.
Dans ce court article, je soutiens que les écrits et la popularité de ce jeune homme révèlent l’importance socioculturelle de la poésie dans la mobilisation des sentiments populaires, et que sa décision d’abandonner l’écriture et de recourir à la lutte armée souligne la pauvreté de la scène politique nationale et des choix qui s’offrent aux jeunes dans la Somalie d’aujourd’hui.
La poésie, « une valeur inestimable »
Il peut être utile de commencer par rappeler la place majeure de la poésie (traditionnellement orale) dans la société somalienne. [Richard Burton], l’un des premiers Européens à avoir voyagé à l’intérieur de la Corne de l’Afrique parmi les peuples de langue somali, avait remarqué que « le pays fourmill[ait] de poètes ». Depuis, les universitaires ont beaucoup écrit sur la poésie somalienne. Chez les Somaliens, la poésie est considérée comme l’élément le plus précieux de leur patrimoine culturel. Un ancien président a d’ailleurs fait remarquer que la poésie était « l’un des deux atouts nationaux d’une valeur inestimable » ; l’autre étant l’islam.
Plusieurs caractéristiques de la poésie somalienne expliquent sa vitalité et sa pertinence socioculturelle. Tout d’abord, dans la société somalienne, la poésie n’est pas l’activité d’un artiste isolé, et elle n’est pas jugée sur sa seule valeur esthétique et artistique. Bien qu’élaborée individuellement, la poésie est profondément ancrée dans les vicissitudes de la vie quotidienne, et elle est écrite et appréciée davantage pour sa capacité à façonner les opinions et les attitudes des gens que pour sa qualité artistique. En d’autres termes, la capacité d’un poème à communiquer une vérité profonde et, par ce biais, à façonner et à changer les attitudes est en grande partie l’essence même de sa beauté.
La poésie est récitée lors de rassemblements publics, ce qui place le poète dans le courant dominant de la société et lui confère l’autorité de commenter des questions sociales et des événements importants. Dans la société somalienne, le poète peut donc être considéré comme un intellectuel public organique. Certains ont d’ailleurs affirmé que l’importance sociale de la poésie découle de son rôle historique dans une société essentiellement pastorale et égalitaire (du moins historiquement), dans laquelle l’art oratoire était la clé de la persuasion et donc de l’autorité1.
Ensuite, en raison de son importance culturelle, la poésie est probablement l’incubateur et le vecteur le plus important des traditions et de l’histoire somaliennes. L’utilisation de la poésie par les universitaires pour reconstruire et analyser l’histoire et les traditions somaliennes en est une preuve2. Mais plus qu’une source historique pour les universitaires, la poésie est essentielle à la compréhension par les Somaliens de leur histoire et à la transmission de leurs traditions.
Une tradition historique importante
Plusieurs caractéristiques contribuent à ce phénomène. D’abord, les poèmes sont souvent composés en réponse les uns aux autres, de telle sorte qu’ils forment ce que les Somaliens appellent une « silsila » ou une « chaîne ». Ces chaînes peuvent parfois couvrir de vastes zones géographiques et s’étendre sur plusieurs décennies.
Deuxièmement, les lecteurs et les enregistreurs de poèmes ont l’habitude de fournir des commentaires en prose décrivant les circonstances dans lesquelles ils ont été composés et expliquant les passages obscurs et les allusions à des personnes, des événements ou des coutumes qui ne sont plus connus de l’auditoire. Le processus d’enregistrement et de transmission des poèmes implique donc un commentaire historique. La manière dont le document de Nageeye Ali Khaliif est rédigé est elle-même influencée par cette pratique : chaque poème est accompagné d’une explication de contexte. Les poèmes sont présentés chronologiquement et le contexte est décrit sous la forme d’un journal, ce qui donne l’impression que l’ensemble du livre est un enregistrement de l’histoire de l’auteur. La poésie somalienne constitue ainsi une tradition historique importante.
Troisièmement, en raison de son rôle important dans la vie publique et communautaire, la poésie a été utilisée tout au long de l’histoire pour promouvoir, critiquer, célébrer et commenter une myriade de thématiques, allant des querelles de clans à la vieillesse et à la mortalité. Récemment cependant, et notamment depuis le début de la colonisation, au tournant du XXe siècle, une préoccupation majeure de la poésie somalienne a été le nationalisme pan-somalien, à travers les luttes anticoloniales, la critique de l’État postcolonial ou les dénonciations de la politique clanique depuis la chute de l’État, en 1991. Un homme illustre l’importance de la poésie pour le nationalisme somalien : Sayyid Mohammed ‘Abdille Hassan. Ce poète somalien, le plus renommé et peut-être le plus important, fut également un leader anticolonial du début du XXe siècle. L’État postcolonial l’a d’ailleurs célébré en tant que figure fondatrice du nationalisme somalien – une figure aujourd’hui vénérée dans tout le pays.
Contre le factionnalisme clanique
Ce contexte du discours poétique dans la société somalienne est essentiel pour comprendre comment Nageeye Ali Khaliif s’est tourné vers le militantisme armé. Plusieurs de ses poèmes donnent un aperçu de sa pensée.
Le premier poème intitulé « Waan diiday reernimo » (« Je répudie le factionnalisme clanique ») est l’un des plus anciens. Il a été écrit en 2015. Plusieurs éléments importants sont à souligner dans ce poème. Tout d’abord, le titre reflète ce qui, de l’avis de nombreuses personnes, constitue le plus grand obstacle à l’unité somalienne : l’identité clanique et le factionnalisme basé sur les clans. Sa répudiation de ce factionnalisme est d’autant plus significative que la famille de Nageeye est originaire de ce qui était autrefois la région nord de la Somalie, et qui est aujourd’hui l’État indépendant autoproclamé du Somaliland. Aux yeux de beaucoup, la revendication du Somaliland à un statut d’État souverain est symptomatique de ce qui fait le mal de toute la politique somalienne : le factionnalisme clanique.
Ce sentiment est exprimé dans la dernière ligne des vers cités ci-dessous : « Ces clans qui ont tissé une toile ; puis revendiqué le statut d’État » – une référence aux différents drapeaux adoptés par les administrations régionales/claniques. En outre, pour de nombreux Somaliens, la division du pays est imputée aux machinations des pays voisins et de la communauté internationale. Celle-ci est notamment accusée d’institutionnaliser cette division à travers la construction d’un l’État fondé sur une régionalisation qui est elle basée sur les clans. Les deuxième et troisième vers du poème expriment ces points de vue :
Les causes de mon agonie sont cachées aux obtus,
Notre pays saisi et notre terre dévorée par l’ennemi,
Notre peuple est divisé, séparé les uns des autres,
Ces clans qui ont tissé une toile ; puis revendiqué le statut d’État
Ce poème révèle le plaidoyer de Nageeye en faveur de l’unité somalienne, alors qu’il avait à peine 20 ans et qu’il vivait dans une région, le Somaliland, où l’administration traque les partisans de cette unité. Son engagement en faveur de l’unité explique sans doute en partie son déménagement à Mogadiscio en 2017.
« Je suis un émissaire »
Dans la capitale, Nageeye est devenu un personnage public. Les poèmes qu’il a écrits les années suivantes, de 2017 à 2023, reflètent son engagement à faire avancer la cause de l’unité nationale par le biais des vers, comme dans le poème intitulé « Gurmadkii Minimada » (« Renforcer l’unité »), écrit en 2017 :
Aniguna waxaan goobayee ; gama’ii diiday,
Xaqiiqadu ninkii ay gubtaa ; aamus garan waaye,
Duruufahan is wada gaadhaybaa ; gooni ii helaye,
Gobannimo abwaan doonayiyo ; guurti baan ahaye,
Inta golahan joogtiyo intuu ; gaadho hadalkaygu,
Inta ila gedda ah baan fariin ; guud u dirayaaye,
_ _ _Ce que je cherche, et qui me refuse le répit,
Celui qui est brûlé par la réalité se voit refuser le silence,
Ces bouleversements incessants m’agitent singulièrement,
Poète en quête de liberté, je suis un émissaire,
Ceux qui sont dans la région et ceux dont la voix peut atteindre les oreilles,
Une dépêche pour ceux qui partagent ma quête, je l’envoie,
Ce poème reprend les thèmes qui inondent sa production : l’idée que le pays et le peuple sont sur le point de disparaître de l’histoire en tant que nation unifiée, et que la poésie est essentielle pour sensibiliser les Somaliens à cette réalité. En couchant ces sentiments sur le papier, Nageeye exprime un pessimisme largement répandu dans le pays. Les principales menaces pour l’unité somalienne que sa poésie dénonce sont la présence de troupes étrangères en Somalie, et l’égoïsme des politiciens. C’est ce qui ressort clairement de son poème « Baraarug » (« Encouragement »), écrit lui aussi en 2017 :
‘Ma beenbaa’ in Soomaalinimo ; maanta laga baydhay ?
‘Ma beenbaa’ in xeebaha badhkood ; beec la kala siistay ?
‘Ma beenbaa’ in qarankii burburay ; nacabku boobaayo ?
‘Ma beenbaa’ in Baydhaba Tigray ; ‘bases’ laga siiyay ?
Amisom ‘Ma beenbaa’ in ay ; dhaqankii baabiisay ?
_ _ _Est-il faux que la « somalité » ; ait été mise de côté aujourd’hui ?
Est-il faux que certaines de nos côtes ; aient été troquées ?
Est-il faux que la nation est démantelée ; et que l’ennemi se livre au pillage ?
Est-il faux qu’à Baydhaba, le Tigré ; ait reçu des bases ?
Est-il faux que l’Amisom3 ; ait effacé la tradition ?
Si les trois premières lignes évoquent les conséquences de la politique des factions et des politiciens somaliens, les deux dernières traitent de la présence des troupes étrangères en Somalie. Le « Tigray » mentionné est une référence à l’Éthiopie, étant donné que le groupe ethnique tigréen a dominé la politique de l’État éthiopien jusqu’à récemment. Ce vers fait ainsi référence à la forte présence de troupes éthiopiennes autour de Baydhaba, une ville du sud de la Somalie [dans le cadre de l’Amisom, NDLR].
L’Amisom, récemment rebaptisée Mission de transition de l’Union africaine en Somalie (African Union Transition Mission in Somalia, ou Atmis) est la force de l’Union africaine mandatée par les Nations unies en Somalie. En accusant l’Amisom d’anéantir les traditions somaliennes, Nageeye fait probablement référence à l’exploitation sexuelle des femmes somaliennes par les troupes étrangères, qui a notamment été documentée par l’ONG Human Rights Watch et qui a fait l’objet de nombreux commentaires au niveau local.
Les limites de la poésie
Mais si Nageeye critique, tout au long de ses écrits, l’ensemble de la scène politique somalienne ainsi que l’implication des pays voisins et de la communauté internationale, ce n’est qu’en 2021 qu’il dévoile son attirance pour le militantisme armé et pour le mouvement Al-Chabab en particulier. Plusieurs vers d’un poème de 2021 intitulé « Dibagwareeg » (« L’errance dans le désert ») illustrent son raisonnement :
Gobannimo daraaddeed markay ; digasho ii gaadhay,
Waxaan daydayaayiyo markaan ; ‘dawladnimo’ waayay,Dirir iyo col mooyee markay ; hadal ka soo daashay,
Anigiyo duruufaha markay ; dani walaalaysay,
Waxaan ‘duurka’ awgeed u galay ; waa daliil adage !Waa ‘Dibadwareeg’ wiilashii ; daacadda ahaaye,
Waxa dhiigga loo daadiyaa ; daw kalaan jirine !
Aniguna filkay kama duwani ; qaatay daabaca’e,
_ _ _ _Au nom de la liberté quand ; j’ai été sali,
L’objet de ma quête quand ; j’ai désespéré de devenir un État,À l’exception de l’inimitié et de la guerre lorsque ; les discussions sont devenues fastidieuses,
Les conditions et moi quand ; la nécessité nous a rendus compagnons,
Ce qui m’a poussé dans la jungle ; inébranlable est la preuve,Les garçons qui errent dans le désert sont sincères,
Le sang est versé parce qu’il n’y a pas d’autre remède,
Et je ne suis pas différent de mes pairs ; pour ce qui est de tenir compte des révélations.
Il commence par se lamenter des difficultés qu’il a eu à subir en raison de son engagement en faveur de l’unité somalienne, et par se désespérer des lacunes de la poésie dans la promotion de la souveraineté et de l’unité nationales. Ces remarques servent à rationaliser ce qui vient dans les trois dernières lignes, à savoir son adhésion sans équivoque à la lutte armée et au mouvement Al-Chabab. L’évocation des garçons « errant dans le désert » se rapporte clairement à ses membres, et le vers : « le sang est versé parce qu’il n’y a pas d’autre remède » est à la fois une réponse à la critique souvent faite de la violence d’Al-Chabab, et sa propre conclusion selon laquelle la discussion et la poésie ont échoué. Il convient de noter que, dans le document qu’il a publié en ligne en octobre 2023, il indique qu’il a décidé de rejoindre Al-Chabab il y a deux ans : ce poème est donc un témoignage de son passage du statut de poète à celui de militant armé.
Dans ce document, Nageeye fournit de nombreuses photos de lui en compagnie de personnalités et fait constamment référence aux conversations qu’il a eues à Mogadiscio, avec des Premiers ministres et des présidents, des intellectuels ou des journalistes. Sa décision d’abandonner la poésie et de se tourner vers la lutte armée démontre la pauvreté de la scène politique actuelle, dominée par des politiciens dépourvus de vision et incapables de donner une voix aux sentiments populaires que la poésie de Nageeye articulait. Elle illustre la réalité d’une population prise en étau entre un leadership national défaillant et la lutte armée d’Al-Chabab.
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1Voir Saïd S. Samatar, « Oral Poetry and Somali Nationalism : The Case of Sayid Mahammad ‘Abdille Hasan », African Studies n° 32, mars 2009.
2Voir Cedric Barnes, « Gubo - Ogaadeen Poetry and the Aftermath of the Dervish Wars », Journal of African Cultural Studies, Volume 18, n° 1, juin 2006.
3African Union Mission in Somalia, ou Mission de l’Union africaine en Somalie, créée en 2007.