En quête de légitimité, le Somaliland joue la carte émiratie

Depuis quelques années, le Somaliland s’est rapproché d’Abou Dhabi. Une alliance qui repose sur des intérêts économiques et géopolitiques partagés. La jeune République compte bien capitaliser sur cette relation et sur les rivalités entre grandes puissances dans la Corne de l’Afrique pour obtenir une reconnaissance internationale.

Le port de Berbera en 2014.
© E. Klabunde / UN

« La compétition entre grandes puissances en Afrique va se poursuivre » : c’est avec ces mots que le président somalilandais, Muse Bihi Abdi, a appelé les États-Unis à soutenir les pays aux valeurs démocratiques dont la République du Somaliland fait partie, selon lui. La Corne de l’Afrique est un espace instable et conflictuel saturé par les luttes d’influence. Profitant de cette situation, le Somaliland, indépendant de fait de la Somalie depuis 1991 mais non reconnu par la communauté internationale, essaie de tirer son épingle du jeu pour faire avancer un agenda essentiellement tourné vers une reconnaissance internationale. Son caractère prétendument démocratique et sa supposée stabilité sont omniprésents dans les discours du gouvernement.

Freedom House, une ONG financée par le gouvernement états-unien, considère la « démocratie » somalilandaise comme « partiellement libre ». Les partis d’opposition y sont tolérés, et des élections y sont régulièrement organisées. Toutefois, les droits politiques et les libertés fondamentales ont tendance à s’éroder, de même que la liberté d’expression1. À l’approche de l’élection présidentielle, prévue en novembre 2022, l’opposition accuse d’une même voix le gouvernement de tout faire pour repousser cette échéance. Ces dernières semaines, plusieurs personnes ont été blessées au cours de manifestations violemment réprimées.

Un pays encore non reconnu

En mars 2022, Muse Bihi Abdi s’est rendu à Washington pour deux semaines. En quête de reconnaissance, il s’est employé à promouvoir la stabilité, l’aspect démocratique et la position stratégique de son pays. Il est vrai que le Somaliland contraste indéniablement avec la plupart de ses voisins autoritaires et/ou en proie à de violentes insurrections, à l’instar de la Somalie, où le groupe djihadiste Al-Shabaab ne cesse de gagner du terrain, et de l’Éthiopie, où le désastre humanitaire de la guerre au Tigray s’aggrave jour après jour. Par ailleurs, le Somaliland demeure encore imperméable aux ambitions chinoises et russes.

Il n’est cependant pas simple de tisser des liens avec un pays non reconnu et largement coupé du système financier international. Seuls quelques pays occidentaux et régionaux possèdent des consulats ou des bureaux de liaison à Hargeisa, la capitale, comme le Royaume-Uni, le Danemark et l’Éthiopie. Les Émirats arabes unis (EAU) sont les derniers à avoir inauguré une représentation commerciale, en 2021. C’est la position stratégique du Somaliland et le marché intérieur de son voisin éthiopien qui ont incité les Émirats à s’y intéresser dès 2014-2015. Depuis lors, ce partenariat est régulièrement décrit comme opportuniste et éphémère. Or force est de constater que les EAU et le Somaliland sont parvenus à établir une relation durable qui repose sur des intérêts pérennes.

Les déboires de la société d’État Dubai Port World (DP World) à Djibouti, où elle est présente depuis le début des années 2000, l’ont incitée à s’intéresser au port de la ville côtière de Berbera. Mais ses rapports avec le président Ismaïl Omar Guelleh se sont dégradés dès 2012, pour des raisons plus politiques qu’économiques. Finalement expulsée en 2018, DP World s’est repliée sur Berbera, où elle avait obtenu en 2016 une concession de trente ans pour la gestion et la rénovation du port pour un montant de 442 millions de dollars (423 millions d’euros).

Appétits émiratis

Une partie de l’opposition parlementaire, de la société civile et de la population (notamment à Berbera) s’est opposée à cet accord, dénonçant son manque de transparence. Aujourd’hui, des doutes persistent sur son équité. Certains affirment que DP World s’enrichit des revenus du port plus qu’elle ne le devrait, ce aux dépens des caisses de l’État somalilandais. Malgré tout, le développement du port, où un nouveau terminal a été inauguré en juin 2021, est perçu comme positif par une bonne partie de la population et de la classe politique. Les investissements de DP World – les plus importants jamais réalisés au Somaliland – permettent de faire de Berbera la vitrine du pays, et ainsi de susciter l’intérêt (encore balbutiant) de nouveaux investisseurs étrangers.

Le gouvernement éthiopien de Haile Mariam Dessalegn (2012-2018) s’était associé au projet de Berbera, mais l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed, en 2018, a remis en cause la participation de l’Éthiopie. Le soutien du Premier ministre au gouvernement fédéral somalien a globalement éloigné Addis-Abeba de Hargeisa. L’Éthiopie n’a ainsi jamais acquis les 19 % de participations qui lui étaient promis dans la société de gestion du port. Néanmoins, l’avancée des travaux à Berbera et le besoin pour l’Éthiopie, un pays enclavé, de diversifier ses points d’accès portuaires ont contribué à rendre Abiy Ahmed moins réticent - en témoigne l’accord signé entre Addis-Abeba et DP World en 2021 pour développer les infrastructures logistiques et commerciales éthiopiennes liées à la hausse anticipée des importations depuis le Somaliland. Ainsi, malgré quelques difficultés politiques et pratiques, les projets de DP World se concrétisent, y compris la Zone économique spéciale de Berbera, dont la construction a été approuvée en janvier 2021 par le Parlement somalilandais.

Le port vise avant tout l’immense marché éthiopien, dont l’accès sera facilité par la réhabilitation du « corridor » de Berbera. Le Abu Dhabi Fund for Developement (ADFD) finance cet axe routier de 270 kilomètres à hauteur d’environ 90 millions de dollars. S’ils ont considérablement avancé, les travaux ne sont pas terminés. Par ailleurs, le Somaliland et l’Éthiopie n’ont toujours pas signé d’accord relatif au transit de biens commerciaux. Les importations éthiopiennes depuis le Somaliland restent ainsi limitées.

Un volet militaire très contesté

En 2017, quelques mois après l’accord avec DP World à Berbera, les EAU ont obtenu le droit d’y établir une base militaire comprenant un aéroport (à rénover) et un port adjacent (à construire). À cette époque, les Saoudiens et les Émiratis cherchaient à installer des avant-postes militaires sur les côtes de la mer Rouge et du golfe d’Aden pour leurs opérations militaires au Yémen. La base d’Assab, dans le sud de l’Érythrée, en est l’exemple le plus concret.

La base de Berbera reste largement rejetée par la population. L’absence totale de transparence quant à l’accord et les menaces des Houthistes au Yémen ont suscité sa méfiance. Approuvé par l’ancien président somalilandais Ahmed Mohamed Mohamoud Silanyo (2010-2017), ce projet a été remis en cause dès 2017 par son successeur, Muse Bihi Abdi – pourtant issu du même parti, le Parti de la paix, de l’unité et du développement, « Kulmiye ».

Le président du Somaliland, Muse Bihi Abdi (à droite), lors de la réception du représentant spécial des Nations unies en Somalie, James Swan, le 9 janvier 2020.
© UN Photo

L’aéroport de Berbera devrait finalement servir au transport de fret. Rénové et inauguré en 2021, il sera géré par Afroports, une société basée à Abou Dhabi. Il n’est toutefois pas encore utilisé, et le gouvernement somalilandais songe toujours à lui donner (en partie) une vocation militaire. Il est peu probable que les Émiratis en aient un tel usage, du fait de l’opposition locale et parce qu’ils n’en ont plus une utilité immédiate. En revanche, Hargeisa semble négocier son utilisation par les États-Unis, dont le Sénat a voté en mars 2022 le Somaliland Partnership Act, qui permet au gouvernement américain de renforcer sa coopération avec le pays.

Luttes d’influence

Le Somaliland dispose d’une représentation commerciale à Dubaï depuis 2015, date à laquelle le pays négociait avec DP World. En mars 2021, les EAU décident à leur tour d’ouvrir un bureau commercial à Hargeisa. Abdallah Al-Naqbi, diplomate chevronné, est nommé à sa tête. Alors que le Somaliland gagne en attractivité, ce bureau vise à « sécuriser » les intérêts des Émirats. S’ils sont les premiers à avoir investi autant d’argent et s’ils jouissent d’une relation commerciale privilégiée avec le Somaliland, leurs avantages pourraient être menacés par l’arrivée de nouveaux acteurs étatiques, comme Taïwan, et privés.

Bien qu’il ne soit que « commercial », ce bureau constitue également un gage politique. Les représentations étrangères à Hargeisa sont rares, mais toutes contribuent à légitimer l’existence du Somaliland. Quand l’agence de presse émiratie WAM rapporte les propos d’Abdallah Al-Naqbi soulignant la nécessité de consolider les liens entre les « deux nations », Hargeisa applaudit. Les mots choisis n’ont rien d’anodin. Par ailleurs, bien qu’Al-Naqbi n’ait pas le statut d’ambassadeur, les autorités somalilandaises le présentent régulièrement comme tel.

La présence des EAU au Somaliland doit en outre être examinée sous le prisme d’une lutte d’influence à laquelle prennent part la Turquie et le Qatar, qui ont eux aussi des intérêts (géo)politiques et (géo)économiques importants dans la région. Sous la présidence de Mohamed Abdullahi Mohamed (2017-2022), les EAU ont subi de nombreux revers en Somalie. L’ancien président – très proche de Doha – a d’abord refusé de s’aligner sur les pays du quartet « antiterroriste » contre le Qatar en 2017. Il s’est ensuite disputé avec Abou Dhabi, qui a mis un terme à son aide militaire un an plus tard. Ces tensions ont contribué à rapprocher les EAU du Somaliland.

Mais, malgré sa proximité avec les EAU, le Somaliland reste disposé à nouer des liens avec tous ceux prêts à légitimer son existence, y compris les pays depuis longtemps proches de Mogadiscio et rivaux d’Abou Dhabi, comme la Turquie et le Qatar. La Turquie est d’ailleurs l’un des seuls pays à posséder un consulat à Hargeisa (depuis 2014). Ankara a même essayé de servir de médiateur entre la Somalie et le Somaliland, mais ses liens étroits avec Mogadiscio l’ont rapidement discrédité.

Washington en ligne de mire

Les liens du Somaliland avec les EAU, mais aussi avec Taïwan, pourraient l’aider à se rapprocher de Washington. Depuis l’ouverture d’une représentation taïwanaise au Somaliland, en 2020, Hargeisa se sert de ses relations avec Taipei pour promouvoir plus encore son caractère démocratique, y compris dans ses choix de politique étrangère. Lors de son voyage à Washington de mars 2022, Muse Bihi Abdi s’est exprimé depuis la très conservatrice Heritage Foundation, où il a appelé Washington à se rapprocher du Somaliland, un pays « stable et démocratique » dans une région en prise à un océan « de menaces, d’instabilité, et de pressions extérieures ».

Ce discours trouve un écho particulier dans un contexte de confrontation entre d’un côté la Russie et la Chine, et de l’autre l’Occident. En 2018, le gouvernement somalilandais a démenti des allégations selon lesquelles la Russie pourrait ériger une base militaire à Zeila, dans le nord du Somaliland, sur le très stratégique détroit du Bab el-Mandeb. Les ambitions de Moscou dans la Corne de l’Afrique sont néanmoins réelles (comme au Soudan) et pourraient inciter Washington à coopérer davantage avec le gouvernement somalilandais pour l’éloigner de toute tentation russe.

En réalité, le Somaliland n’est opposé à aucune opportunité de coopération qui pourrait contribuer à sa légitimation, y compris avec Israël. Officiellement, les deux pays n’entretiennent aucune relation, mais certaines personnalités politiques somalilandaises se sont déjà exprimées favorablement à ce sujet. Interviewée par la chaîne israélienne i24news en janvier 2022, l’ancienne ministre des Affaires étrangères Edna Adan Ismail a souligné que « toute coopération est bonne à prendre » et que le Somaliland « ne serait pas le premier pays musulman qui a de bonnes relations avec Israël ».

1Lire Claire Elder, « Somaliland’s Authoritarian Turn : Oligarchic–Corporate Power and the Political Economy of de Facto States », International Affairs 97, n° 6, novembre 2021.