
La nouvelle a fait le tour des rares représentations diplomatiques encore présentes en Somalie : Harakat al-Chabab al-Moudjahidin, couramment appelé Al-Chabab, n’a jamais été aussi proche de la capitale Mogadiscio depuis une décennie. Les rebelles ont saisi certains districts de la petite ville stratégique de Afgooye1, située à 29 kilomètres au sud, mais aussi à Balcad, à 30 kilomètres au nord. Récemment, le président, Hassan Sheikh Mohamoud, a dû puiser dans les effectifs de police et de gardiens de prison pour pallier le manque de soldats dans l’armée somalienne protégeant la capitale. Comme la plupart des grandes métropoles en Somalie, Mogadiscio se retrouve cernée par ceux dont on évite de prononcer le nom dans ce pays de la Corne de l’Afrique.
À la fin de l’année 2022 et jusqu’au début de l’année 2023, le gouvernement fédéral, sous l’impulsion de son président réélu en mai 2022, Hassan Sheikh Mohamoud, avait pourtant repris d’importants territoires2 aux Chabab. Ces rares victoires militaires remportées dans la région de Hiiraan par l’important clan Hawadle et sa force armée, les Macawisley, avaient suscité un espoir : celui d’éradiquer les renégats islamistes.
Des victoires en trompe l’œil
Appuyées par des troupes d’élite états-uniennes3 et par leur renseignement, mais aussi par la Somali Danab, forces d’opérations spéciales d’élite de l’armée nationale somalienne, les Macawisley ont progressé rapidement dans l’État fédéral de Hirshabelle. Au-delà de la bonne coopération militaire, le gouvernement fédéral avait également profité d’un désaccord profond entre le clan Hawadle et les Chabab.
« Cette formule militaire ayant bien fonctionné, le nouveau président, Hassan Sheikh, a vu cette victoire comme une opportunité », précise l’analyste Matt Bryden, cofondateur du groupe de recherche Sahan et expert du conflit. « Le gouvernement fédéral et l’armée nationale somalienne ont donc exigé que l’offensive s’étende au territoire fédéral de Galmudug. Mais c’est là que les choses ont commencé à se gâter. En effet, le clan Hawadle ne pouvait poursuivre son offensive à Galmudug, car c’est hors de son territoire clanique et cela va à l’encontre des règles traditionnelles », poursuit-il.
Territoire structuré en États membres fédéraux plus ou moins autonomes, la Somalie est aussi composée en plusieurs clans qui se partagent ces entités territoriales aux cultures locales différentes. Dans le Galmudug, c’est donc le clan Habar Gidir qui prend le relais, mais il n’est plus appuyé par les États-Unis et la Somali Danab. « Les conditions étaient très différentes, et les milices claniques n’étaient pas assez bien organisées ou pas très motivées », relate Matt Bryden. Les forces claniques sont alors soutenues par l’armée nationale somalienne, une lourde machine, souvent perçue en territoires claniques comme un corps étranger. « Les chefs des forces de défense et les commandants de l’armée de terre ont des intérêts différents. Alors, généralement, les choses ne se passent pas bien. Donc l’offensive n’est pas allée bien au-delà de la région de Hiiran. Ces victoires militaires, je dirais qu’elles ont servi la communication du président. Les partenaires internationaux étaient enthousiasmés, Mogadiscio était excité, mais sans réaliser que les conditions de la victoire dans l’Hiiran n’existeraient pas dans les autres parties du pays », balaie Matt Bryden.
Conséquences de ce feu de paille, aujourd’hui, près de 2 000 combattants des Chabab se retrouveraient coincés sur la côte de Galmudug. Le groupe islamiste est obligé d’ouvrir plusieurs fronts pour permettre la création d’un corridor à ses troupes piégées. C’est en tout cas la théorie de Aden Mohamed, ancien cadre du cabinet du ministère de l’Information au niveau fédéral. « Les offensives du gouvernement entre 2022 et 2023 ont causé des pertes importantes pour les Chabab, dit-il. En ouvrant plusieurs fronts ou en menaçant la capitale via sa présence à Afgooye et dans d’autres régions, le groupe espère desserrer l’étreinte autour de ses 2 000 combattants coincés sur la côte de Galmudug. Ils sont bloqués dans une région semi-aride et désertique, où il fait chaud, où il n’y a pas beaucoup d’arbres sous lesquels se cacher ni de sources d’eau. Puis ils ont subi d’intenses bombardements turcs et américains. »
Les Chabab et la realpolitik
Cependant, il est peu probable que les Chabab cherchent à se saisir de la capitale. Revendiquant entre 8 000 à 12 000 hommes, les rebelles islamistes, apparus il y a bientôt vingt ans, ne souhaiteraient pas pour l’instant s’épuiser à contrôler Mogadiscio et se mettre à dos plusieurs clans. Contrairement à l’actuel gouvernement fédéral, les Chabab ont pour habitude de manœuvrer finement dans les régions où ils opèrent. L’organisation salafiste passe des accords avec les clans et évite ainsi des guerres intestines. « Quand ils se déplacent dans une région, ils ont une gouvernance autoritaire, reprend Matt Bryden. Ils s’imposent dans les communautés locales, ils insistent sur les taxes, et tous les clans doivent offrir de jeunes combattants4 au groupe. Mais en amont, ils se sont assis avec les anciens et ont eu des discussions, de vrais échanges. Tant que les clans respectent ces accords, il y a la paix et l’ordre. »
C’est sur cette promesse d’ordre que les Chabab émergent dans le pays en 2006. Depuis 1991, le pays faisait face à un déferlement de violence, couplé à de fortes sécheresses ayant provoqué notamment une grave famine. À l’époque, les clans tentent de se partager le pays après leur révolution ayant précipité la fuite du président Mohamed Siad Barre. En réponse à ce chaos, plusieurs groupes islamiques, majoritairement salafistes, soutenus entre autres par l’Arabie saoudite, apparaissent sur la scène somalienne. Ces entités religieuses s’allient sous l’appellation des « Tribunaux islamiques5 ». Ces groupes, réputés incorruptibles, appliquant la charia, sévères mais justes, non influencés par l’appartenance clanique, possèdent parfois leur propre branche militaire. Une partie de la population somalienne se tourne alors vers ces nouveaux acteurs. C’est via la branche la plus radicale de l’Union des tribunaux islamiques (UTI), ayant saisi le sud du pays, qu’émerge Harakat al-Chabab al-Moudjahidin.
Ce besoin d’ordre et de sécurité des populations n’a cessé depuis de renforcer les Chabab. Ils sont aujourd’hui présents dans la plupart des territoires fédéraux du pays : Jubaland, Somalie-du-Sud-Ouest, Galmudug, Hirshabelle et, dans une moindre mesure, le Pount et Khatumo. « La force principale des Chabab est la faiblesse du gouvernement fédéral », admet Matt Bryden.
Changement de Constitution et crise politique
Depuis 2023, une profonde crise politique secoue la gouvernance somalienne. Le président Hassan Sheikh Mohamoud a amendé les quatre premiers chapitres de la Constitution sans consulter les États fédéraux. Conséquence ; le système électoral est depuis complètement bouleversé. Il passe d’un vote indirect – où des membres de clans et assemblées fédérales choisis par le peuple étaient habilités à désigner les législateurs, qui choisissaient à leur tour le président – à un suffrage universel. « La communication présidentielle, “une voix, un vote”, a plu à certains partenaires internationaux, mais la réalité est autre. Il apparaît que le président veut introduire un système bien plus centralisé, plus vraiment fédéral, et changer le modèle parlementaire en un régime présidentiel. Et ce n’est pas populaire du tout. Certains États fédéraux, comme Pount ou Jubaland6, ont rejeté cette révision de la Constitution car ils n’ont pas été consultés, tout comme l’opposition politique à Mogadiscio », explique Matt Bryden.
Le président Hassan Sheikh Mohamoud a-t-il voulu réviser la Constitution pour se faire réélire plus facilement en 2026 et réduire le pouvoir structurel des clans et des États fédéraux ? C’est ce que conclut Abdirahman Abdishakur Warsame, député fédéral et chef du parti de centre gauche Wadajir. Dans un billet7, ce dernier écrit :
Les changements constitutionnels, imposés sans dialogue inclusif, ont été perçus comme une tentative du gouvernement fédéral de consolider son pouvoir au détriment de l’autonomie régionale et de la démocratisation. […]. Cela a été perçu aussi comme un moyen de favoriser les ambitions du président, sapant ainsi la crédibilité du processus électoral. Ces actions ont non seulement creusé le fossé entre le gouvernement fédéral et les administrations régionales, mais ont également alimenté l’instabilité politique, détournant l’attention et les ressources de la lutte contre Al-Chabab.
Au-delà de la crise politique, le pays est économiquement fragilisé. Le bouleversement des saisons des pluies depuis les années 1980 a mis à mal la tradition pastorale de la société somalienne. La transhumance des troupeaux reste l’activité majeure8 du pays (60 % sont des pasteurs nomades ou semi-nomades), principalement en zone rurale, où se concentrent 60 à 70 % de la population. Le changement climatique a donc précipité des milliers de bergers ayant perdu leurs troupeaux dans les grandes métropoles, où se concentre l’aide humanitaire.
Or la suspension de l’Agence des États-Unis pour le développement international (Usaid, qui représente 42 % de l’aide humanitaire mondiale) décidée par le président états-unien, Donald Trump, a précipité la fin de dizaines de programmes d’éducation, de santé, de distribution de nourriture ou d’aides à la reconstitution de troupeaux décimés par les sécheresses. « Des milliers de déplacés sont dans une situation très délicate, car tout le pays dépend de l’aide internationale. L’Usaid finançait aussi notre gouvernance, la sécurité et la stabilisation de certaines zones, donc maintenant sans cela... il y a beaucoup d’incertitudes », concède Aden Mohamed.
Sans emploi, sans revenus, ces populations dépendantes sont des proies faciles pour les Chabab, qui ont besoin de recrues. Le groupe est aujourd’hui tellement puissant qu’il gagne presque autant annuellement que les recettes des États fédéraux. Selon l’analyste Matt Bryden, « leurs revenus sont autour de 200 millions de dollars annuels, grâce à des taxes locales imposées ». « Si vous comparez avec d’autres états fédéraux, poursuit-il, le Jubaland gagne 200 millions de dollars par an, Pount peut-être 300 millions, le Somaliland 400 millions, et les revenus du gouvernement fédéral à Mogadiscio sont autour des 354 millions de dollars annuels. Donc les Chabab sont quasi aussi gros que ces États fédéraux. »
Le groupe rackette également de grosses entreprises dans les grandes métropoles qu’il ne contrôle pas mais qu’il a infiltrées. « Les Chabab extorquent les entreprises de construction et de services à Mogadiscio, comme le BTP, les hôtels, les transports ou les agences de voyages. La plupart des entreprises à Mogadiscio leur payent quelque chose pour assurer leur sécurité. Ils négocient avec l’Amniyat (appareil de renseignement des Chabab). Ils sont au courant de votre chiffre d’affaires, et, selon le déroulé de la négociation, la taxe fluctue », détaille Aden Mohamed.
À terme, une prise de la capitale par les Chabab ne sera pas synonyme d’un contrôle de tout le pays par le groupe salafiste, relativise Matt Bryden. L’analyste ne voit pas un destin afghan à la Somalie : « Je ne crois pas que la chute de Mogadiscio voudra dire la chute de tout le pays aux mains des Chabab. Il y aura des oppositions sérieuses du Pount, du Jubaland, de la Somalie-du-Sud-Ouest et de la région du Hiiran qui seront soutenues par l’Éthiopie, le Kenya et les Émirats arabes unis », conclut-il.

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1Somali Guardian, « Fall of Mogadishu “real possibility” as militants encroach on its limits », 16 mai 2025.
2CTC Sentinel, « Can Somalia’s New Offensive Defeat al-Shabaab », janvier 2023.
3New York Times, « Trump Team Divided Over Future of U.S. Counterterrorism Operations in Somalia », 10 avril 2025.
4PBS News, « Somalia launches military offensive against al-Shabab extremist group », 15 janvier 2023.
5Roland Marchal, « Une lecture de la radicalisation djihadiste en Somalie », Politique africaine, 2018/1.
6Middle East Council on Global Affairs, « Can Somalia’s Third Republic Be Saved ? », mars 2025.
7Abdirahman Abdishakur Warsame, « Al-Shabaab’s Resurgence : A Call for Unity and Action in Somalia », WardheerNews, 22 mars 2025.