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En Somalie, une sécheresse aggravée par la guerre

Reportage · La situation humanitaire est tragique en Somalie. Au chaos politique dans lequel est plongé le pays depuis plus de trente ans s’ajoute désormais une interminable sécheresse qui a jeté des centaines de milliers de personnes sur les routes. Et la guerre entre le gouvernement et les djihadistes d’Al-Chabab n’arrange pas les choses, loin de là.

L'image montre une femme et un enfant au sein d'un environnement difficile. La femme, vêtue d'un voile sombre et d'habits traditionnels, tient l'enfant dans ses bras. L'enfant, portant un vêtement orange, semble curieux et regarde autour de lui. Ils sont entourés de branches et de tissus, ce qui forme une sorte d'abri rudimentaire. Le sol est poussiéreux et l'atmosphère est chargée d'une lumière diffuse, suggérant un ciel nuageux. Cette scène évoque la résilience et le lien fort entre la mère et son enfant dans un contexte de précarité.
Une jeune femme déplacée avec son fils dans un camp situé à la périphérie de Baidoa, en novembre 2022.
© Mattia Velati / Afrique XXI

En mai 2022, le gouvernement somalien et son président, Hassan Sheikh Mohamoud, de retour au pouvoir, se lancent dans une guerre totale contre les Chabab. En réponse, les insurgés djihadistes lancent une vaste campagne d’attentats, notamment dans la capitale, Mogadiscio. Une mauvaise nouvelle pour l’administration somalienne, fragilisée depuis plus de trente ans. Aujourd’hui plus qu’hier, elle s’est calfeutrée dans des zones bunkérisées, gardées par un consortium d’armées africaines venues des pays voisins dans le cadre de l’African Union Mission in Somalia (Amisom), voire de troupes britanniques. Coupés des réalités du pays, les rares fonctionnaires semblent impuissants à l’heure où la Somalie est en pleine mutation climatique.

Voilà une quinzaine d’années que les saisons des pluies, le Gu de mars à juin, et le Dayr d’octobre à décembre, sont intermittentes. Cette situation (qui concerne l’ensemble de la sous-région, et notamment le Kenya) fragilise l’agriculture et les élevages, dont dépend l’économie somalienne. Côté pluviométrie, l’année 2022 a été l’une des pires depuis quarante ans.

Baidoa, la capitale de la province de Bay, une région agricole, a accueilli entre 700 000 et 1 million de déplacés ces dernières années. Des petites huttes aux revêtements colorés ont colonisé les bordures de la cité pour former une impressionnante banlieue extrêmement précaire. Selon les autorités, la ville compterait aujourd’hui un habitant sur deux sinistré à cause de la guerre ou de la répétition des sécheresses. Leurs troupeaux décédés, faute de pâturage ou de liberté de transhumance à cause des combats entre gouvernement et Al-Chabab, ils se réfugient dans les villes en quête de nourriture et d’aides d’ONG. Selon les Nations unies, en Somalie, environ 1,8 million d’enfants de moins de 5 ans seraient susceptibles de souffrir de malnutrition aiguë dans les prochaines semaines. Rien qu’à Baidoa, 300 000 personnes, soit près de 40 % de la population de la ville, pourraient souffrir de la famine selon les Nations unies – un fléau régulièrement brandi par les organisations internationales.

Diini Abdinur Mohamed, directeur général du ministère des Affaires humanitaires, s’est retranché avec son équipe dans la zone sécurisée de Baidoa, située tout près de la petite piste de l’aéroport. Les convois routiers humanitaires étant régulièrement ciblés par les Chabab, l’aide ne transite plus que par les airs la plupart du temps, augmentant le coût pour les ONG. Tant bien que mal, la petite équipe répartit les vivres selon les urgences. « Cette sécheresse est la pire depuis longtemps car elle combine l’invasion des criquets, la crise du Covid-19, quatre saisons des pluies consécutives faibles, la guerre en Ukraine et donc la baisse des dons à la Somalie et l’envolée des prix des céréales... » M. Mohamed marque un temps d’arrêt, et un assistant lui souffle quelques mots à l’oreille. « Et oui, bien entendu, la guerre en cours contre les Chabab. »

Une trêve impossible

En Somalie, il est difficile pour les représentants de l’État de nommer le groupe djihadiste. L’abréviation « AS » (pour Al-Shabaab, en anglais) ou l’énigmatique pronom personnel « ils » sont souvent préférés. Impossible également d’évoquer, sans provoquer un malaise, la possibilité de négociations de paix avec les insurgés, ou de trêve, malgré la crise climatique et humanitaire. « Ce n’est pas possible d’envisager une trêve avec les Chabab ou même un cessez-le-feu. Ils ne veulent aucune négociation et nous ne discutons pas avec eux », balaie le directeur général.

L’apparition du groupe djihadiste somalien reste un traumatisme pour le pays. Contrairement au récit dominant, les Chabab ne sont pas « venus » de l’extérieur. Si beaucoup de leurs combattants sont partis « défendre » le peuple afghan contre l’envahisseur soviétique dans les années 1980 – parmi eux figuraient de nombreux Somalilandais –, les « revenants » n’ont pas importé un djihad purement exogène dans leur pays. Plusieurs facteurs locaux ont lentement favorisé l’émergence de cette organisation.

La guerre civile de 1991 et son déferlement de violences, aggravées par une forte sécheresse et une importante famine, ont semé les graines du djihadisme. À l’époque, les clans tentent de se partager le pays après la fuite du président Mohamed Siad Barre. Pendant de longues années, la population vit sous le règne brutal de ces clans, dont le pouvoir d’influence dépend de leur puissance de feu. De nombreux Somaliens s’engagent alors dans ces milices pour survivre et gagner de quoi nourrir leur famille.

En réponse à ce désordre caractérisé par la violence et la corruption, plusieurs entités islamiques, soutenues notamment par l’Arabie saoudite, émergent et finissent par s’allier sous l’appellation des « Tribunaux islamiques ». Ces groupes possèdent parfois leur propre force militaire. On en décompte onze rien que dans la capitale. Lassée par l’incapacité des clans à venir à bout des gangs criminels apparus durant le chaos des années 1990, une partie de la population se tourne vers la justice islamique, où ni l’appartenance à un clan, ni l’argent ne peuvent influencer le verdict d’un juge. De nombreux Somaliens s’indignent par ailleurs des exécutions extrajudiciaires de militants présumés d’Al-Qaïda ou de groupes salafistes armés – exécutions menées par les différents clans aidés par des forces extérieures, dont l’Éthiopie et les États-Unis. Les factions islamiques en profitent pour les rallier à leur cause. En 2006, l’Union des tribunaux islamiques (UTI) s’empare d’une partie du sud du pays.

La montée en puissance des Chabab

Les différentes factions des Tribunaux islamiques ne pratiquent pas la même justice. Le chercheur Roland Marchal évoque un malaise à faire parfois appliquer la charia : « Si tous les Tribunaux appellent à sa mise en œuvre, il y a des différences substantielles dans l’entendement d’une telle mesure. Pour beaucoup, il est hors de question de fouetter une femme parce que son habit ne serait pas “islamique” ou parce que des enfants jouent au football ou regardent la télévision, etc.1 » La faction radicale de l’UTI, les Chabab, appelés alors Harakat al-Shabaab al-Mujahidin (HSM), est celle qui applique la charia avec la plus grande rigueur.

Jusqu’à 2006, la population somalienne, très majoritairement musulmane, n’est pas adepte d’une pratique salafiste de l’islam, et épouse une doctrine frériste2, moins dogmatique. Mais la dérive des clans et l’insécurité permanente incitent nombre d’entre eux à adhérer à cette rigueur imposée par HSM. Selon Roland Marchal, les Chabab n’ont pas seulement profité du rejet des clans. Ils ont également gagné des partisans en adoptant une tactique pragmatique : « HSM est aussi un pourvoyeur de biens publics. L’image construite par les discours sécuritaires est toujours la même : une mafia qui lave le cerveau de ses jeunes recrues, massacre les innocents, viole et tue à tout propos. Cette description oublie quelques faits qui, eux, sont importants pour les populations. D’abord, un certain républicanisme : HSM est attentif à ne pas privilégier un clan par rapport à un autre et à se tenir à distance des conflits locaux (qu’il instrumentalise pour ses intérêts bien compris). Ensuite, une gouvernance qui a des règles connues de tous. Enfin, une grande prédictibilité dans son fonctionnement vis-à-vis des populations. »

Après des années de lutte contre les gouvernements somaliens, mais aussi l’Éthiopie, le Kenya et les États-Unis, le groupe est toujours très structuré : il possède sa propre administration et son propre bras humanitaire. HSM n’en reste pas moins une organisation brutale, qui recrute des enfants-soldats, taxe les paysans et les éleveurs pour alimenter sa machine de guerre, mène des opérations terroristes de grande ampleur et assassine tous ceux qui s’opposent à elle : journalistes, activistes, politiciens et autres adversaires politiques.

« Ils se rendent à cause de cette terrible sécheresse »

Depuis la mi-2022, le gouvernement somalien a repris plusieurs localités dans les régions d’Hiiraan et de Galguduud (centre du pays), s’appuyant sur des clans. « C’est une chose de remporter des batailles et de gagner des territoires, rétablir même un rapport de force [avec le groupe terroriste, NDLA], c’en est une autre de stabiliser ces régions reprises et d’y mener un développement suffisant pour retenir les civils », précise cependant Roland Marchal.

Principalement basés dans les régions céréalières du sud du pays, les Chabab sont eux aussi impactés par les effets du réchauffement climatique. Ali Abdi Moalim, ministre de la Planification humanitaire dans la région de Bay3, affirme que la sécheresse a affecté l’activité du groupe djihadiste : « Il y a de plus en plus de membres d’Al-Chabab qui se rendent au gouvernement somalien à cause de cette terrible sécheresse. »

Mohamed Abdulrahman Abdi, prédisposé à la sécurité alimentaire de l’ONG française Acted, financée sur ce programme somalien par ECHO, rare association active sur place, explique l’insécurité alimentaire en cours : « Quand il pleut suffisamment, les gens plantent du sorgho, du maïs ou des haricots, et les récoltes sont stockées. Mais avec la répétition des sécheresses, ces réserves de céréales servent à nourrir les familles de paysans et leurs troupeaux uniquement. » Le pays est ainsi dépendant de ses importations. Et depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le prix des céréales importées a flambé. À Mogadiscio, le sac de riz de 50 kg est passé de 27 à 67 euros. Dans certaines zones reculées de Somalie, la bouteille d’eau de 50 cl atteint 1,5 dollar, soit l’équivalent d’un salaire journalier pour un sinistré.

La plupart des produits de base sont devenus inaccessibles pour les centaines de milliers de déplacés climatiques que les villes absorbent depuis une décennie. Par ailleurs, outre la hausse du coût de la vie, la guerre en Ukraine a eu pour conséquence de détourner une grande partie des dons humanitaires. Les Nations unies ont annoncé fin octobre 2022 « un déficit de financement de 412 millions de dollars, toutes activités confondues, dont 315 millions de dollars pour les secours alimentaires et l’assistance nutritionnelle ». Robert Simpson, directeur des opérations d’Acted en Somalie, espère une montée des dons pour l’année 2023. « [Les grandes instances internationales] ont dépensé jusque-là des millions de dollars pour aider des centaines de milliers de Somaliens. Leur objectif premier en Somalie est de maintenir les gens en vie. Mais ces familles, dans deux mois, seront revenues à un stade critique. Si l’aide humanitaire arrive trop tard dans des zones où la sécheresse frappe, alors les gens auront déjà perdu leurs troupeaux et donc leurs moyens de subsistance, et ce sera trop tard », analyse-t-il. Selon lui, les dons se focalisent dans les grandes villes, plus sûres, et profitent à des populations déjà sinistrées.

Ventres vides et drones armés

Dans le camp de Hassan Mumin, Ali Malin Hassan, 36 ans, raconte avoir quitté ses terres après avoir perdu ses vingt dromadaires et un nombre de chèvres et de vaches qu’il n’a plus en tête. La chemise ouverte laissant apparaître une silhouette squelettique, l’homme dit vivre uniquement grâce à l’aide humanitaire : « Il n’y a pas de travail à Baidoa. Et je ne peux pas rentrer dans ma région natale. Avant, il n’y avait que la sécheresse, mais maintenant il y a aussi la guerre, ce qui fait qu’aucune ONG ne peut accéder à cette zone. » Si Ali évoque Allah comme étant le seul décisionnaire, l’ancien berger constate : « Quand j’étais petit, il y avait des sécheresses périodiques mais espacées et pas de cette intensité. Celle-ci est terrible. Aucune pluie ne fend le ciel, se désole-t-il en levant les yeux vers l’azur. En ce moment, c’est impossible d’élever des animaux en Somalie et d’en vivre. Mes enfants ne feront pas ce métier. Je veux qu’ils fassent des études et fassent un meilleur boulot comme professeur ou docteur. » La plupart de ses vingt et un enfants vont à la petite école du camp construite par le ministère de l’Éducation.

Omar, un timide enseignant de 22 ans, y donne des cours à des enfants de 8 à 12 ans. Beaucoup d’élèves sont absents. « La plupart viennent en cours le ventre vide. Je sais que mes élèves de l’après-midi font des petits boulots le matin pour pouvoir se payer au moins un repas dans la journée. » Le professeur admet que les parents sont prompts à envoyer leurs enfants étudier, même leurs filles. Mais les maladies liées à l’insalubrité des camps et à la faim déciment ses classes. « On lance parfois des conversations ouvertes avec les élèves, et certains nous content des histoires très dures. Moi je les comprends, car j’ai été à leur place étant petit. J’ai fui une sécheresse en 2009. J’ai perdu mon bétail, mes deux parents, et j’ai vécu plusieurs années dans un camp de réfugiés au Kenya. »

Rares sont les déplacés à évoquer l’oppression des Chabab. Pourtant, ils sont nombreux à avoir fui leur joug, étranglés par les taxes ou effrayés par les frappes de drones américains qui ciblent les zones tenues par les djihadistes. Le 30 janvier 2023, une attaque aérienne a ciblé la ville de Quracley (centre du pays), contrôlée par les Chabab. Ce jour-là, sept enfants, dont trois frères de la même famille, Qays Mohamed, 8 ans, Abdilahi Mohamed, 12 ans, et Abdiqadar Mohamed Nur, 18 ans, ont été tués. Selon les statistiques du gouvernement états-unien, depuis 2007, il y a eu 296 frappes officiellement répertoriées, ayant occasionné entre 33 et 120 pertes civiles, et éliminé 57 à 70 « inconnus » (cibles djihadistes ou civiles). Des chiffres cependant peu fiables tant il est difficile de jauger les pertes humaines depuis l’extérieur. Sur les presque 2 000 victimes officielles de ces frappes, seulement 1,9 % seraient des chefs du groupe djihadiste.

Un tel contexte ne favorise pas le retour des populations déplacées. Mais au-delà de l’insécurité, c’est la reconstitution d’un cheptel qui reste la condition sine qua non pour que les gens retournent chez eux. Willo Abdillahi Ali Nur, 23 ans, mère de trois enfants, a parcouru 129 km pour fuir Hudur, où son troupeau a été décimé par la faim. « J’étais tellement triste de perdre toutes mes bêtes. Certaines étaient tout ce qui me restait de mes parents, et après quelques années seulement, elles ont toutes péri », raconte-t-elle. La petite famille partage un minuscule abri en tôle construit par une ONG. À l’intérieur, un seul matelas, une moustiquaire trouée et quelques gamelles. « Ici, j’ai au moins un soutien des ONG et une meilleure sécurité », admet-elle.

1Roland Marchal, «  Une lecture de la radicalisation djihadiste en Somalie  », Politique africaine 2018/1, n°149, Karthala.

2Mouvement politico-religieux apparu au début du XXe siècle en Égypte prônant une «  réislimisation  » des pays musulmans dans leur gouvernance et un détachement de la «  tutelle  » culturelle et sociale des pays occidentaux.

3La Somalie est divisée en régions administratives fédérales qui possèdent leurs propres ministères.