
En cette matinée du 4 novembre 2019, le Burkina Faso est sous le choc. La veille, Oumarou Dicko, député maire de la ville de Djibo, et trois de ses compagnons ont été tués. Leur véhicule, qui venait de Ouagadougou, a sauté sur un IED (engin explosif improvisé). Alors que le député avait survécu à l’explosion, des hommes armés non identifiés ont fait irruption pour l’abattre. Pour la première fois depuis le début des attaques dans le pays, les djihadistes ont abattu une personnalité politique de haut rang.
Walid a été témoin de cet assassinat. Originaire de Tombouctou, ce Touareg malien a quitté son pays au début de la crise, en 2012. À cette époque, personne n’imaginait que le Burkina allait prendre le même chemin que le Mali voisin. Au contraire, Walid pensait trouver calme, paix et sérénité au Pays des hommes intègres... Le Burkina Faso accueille plus de 25 000 réfugiés maliens. Ils ont quitté un pays en guerre pour se retrouver, malgré eux, dans un pays avec les mêmes problématiques : insécurité, instabilité, crise humanitaire...
Le 3 novembre 2019, Walid voyage. Il a quitté Ouagadougou à l’aube avec la compagnie d’autocars TSR. « Arrivés à une dizaine de kilomètres de Namsiguia [une localité du centre-nord du Burkina Faso, NDLA], on aperçoit au bord de la route un véhicule complètement retourné, raconte-t-il. Le chauffeur ralentit d’abord, puis il descend du car avec quelques passagers pour aller voir si les personnes accidentées sont vivantes. » À ce moment-là, personne ne connaît l’identité des passagers du véhicule, ni les circonstances de l’accident. Mais lorsqu’ils voient des corps baigner dans une mare de sang, ils comprennent qu’il sera compliqué de sauver des vies.
« OK dans ce cas on va tous vous tuer ! »
Alors que le chauffeur s’apprête à appeler les secours, les passagers entendent un bruit de motos. « On voit trois motos arriver, on pense d’abord que ce sont des militaires. C’est à ce moment-là que les choses se compliquent », se souvient Walid. Ces hommes armés non identifiés ordonnent à tout le monde de descendre du bus. Alors que personne ne moufte par peur de représailles, Walid prend son courage à deux mains et leur demande ce qu’ils attendent d’eux. Les hommes menacent de calciner le car avec les passagers à l’intérieur si personne ne descend.
Une fois que nous sommes tous sortis, je leur redemande ce qu’ils attendent de nous. Ils voulaient qu’on retourne le véhicule accidenté. Je leur ai répondu que c’est impossible vu le poids du véhicule. Ils m’ont dit : “OK dans ce cas on va tous vous tuer !” Par miracle, on a réussi à renverser le véhicule. Mais l’horreur ne faisait que commencer : ils nous ont ensuite ordonné de sortir deux des cadavres du véhicule. Ils m’ont aussi interrogé sur moi, mes origines, la raison de ma venue... Ces hommes étaient armés et en tenue militaire.
Ce détail vestimentaire est loin d’être anecdotique. Beaucoup pensent au Burkina que des anciens militaires, radiés de l’armée ou déserteurs, ont rejoint les rangs djihadistes. Mais une autre explication est plus plausible : lorsque des djihadistes attaquent des casernes ou des postes de commandement de l’armée burkinabè, ils repartent la plupart du temps avec du matériel – des armes, des véhicules, ainsi que des treillis. D’ailleurs, Walid a remarqué que les assaillants disposaient de talkies-walkies. « Ils étaient en communication avec une personne qui leur donnait des directives. Probablement leur chef », précise-t-il.
Au bout d’un moment, comprenant que Walid est un réfugié, ils ont reçu l’ordre de le relâcher. Mais avant de tous les libérer, ils ont un dernier « travail » pour Walid et les autres passagers. « Ils m’ont demandé de sortir le reste des cadavres. Ils étaient au nombre de cinq. C’est à ce moment-là que j’ai reconnu le maire avec trois compagnons et son chauffeur. »

Soudainement, un corps bouge encore. C’est celui du maire, qui respire tant bien que mal. « Ils lui ont demandé : “Est-ce que tu connais Dieu ?” Il les a suppliés mais ils l’ont quand même abattu d’une balle dans la poitrine à bout portant. Ils ont ensuite fusillé les quatre autres passagers qui étaient probablement déjà morts... » Après cet épisode macabre, les djihadistes présumés laissent repartir Walid et l’ensemble des passagers du car. « Ce jour-là, j’ai eu de la chance... », conclut-il.
« Tout le monde les connaît, on faisait tout ensemble »
Un mois plus tard, un conseiller municipal d’un village du Soum (dont nous gardons l’anonymat pour des raisons de sécurité) me donne rendez-vous près du stade municipal de Ouagadougou. C’est un dimanche de décembre, nous sommes en pleine « saison de la poussière ». En attendant mon hôte, je m’installe dans un maquis improvisé au milieu de petits arbustes de taille humaine. Une petite table, deux chaises, et voilà qui fera l’affaire.
Au loin, j’aperçois Daouda (prénom d’emprunt) arriver. Chemise en bazin jaune avec un col mao rouge, il me salue timidement. Au début de notre entretien, il me parle la tête baissée et les yeux rivés sur ses mocassins blancs. « J’ai 43 ans. Je suis né et j’ai grandi dans mon village. J’ai une femme et deux enfants. À la base, j’étais un agriculteur. Ensuite je suis devenu conseiller municipal. » Comme la plupart des témoins, Daouda explique qu’il menait une vie paisible et pacifique dans son village. Toutes les communautés cohabitaient en paix. « Dans mon village, il y a des Peuls et des Mossis. Avant nous vivions heureux, tout le monde était parent. Wallaye ! Sans problème. » Mais tout s’est délité très vite. « Ça a commencé à devenir invivable début 2016. On ne l’a pas vu venir. Au départ, ces gars-là menaient seulement des prêches pacifiques. Purement religieux. Maintenant c’est difficile. Chacun se méfie de l’autre », se désole-t-il.
Daouda ne comprend pas comment des gens avec qui il a « mangé dans la même assiette », des personnes qui ont fait les mêmes écoles que lui, ont pu changer aussi soudainement. « Tout le monde les connaît, on faisait tout ensemble. On mangeait ensemble, on dormait ensemble. On a été surpris du changement brutal de comportement de certains de nos frères. Nous n’aurions jamais imaginé qu’une telle chose puisse arriver », dit-il en bafouillant. Lorsque les groupes armés sont arrivés dans son village, ils ont instauré des règles et changé le mode de vie des habitants. Première règle - la plus importante à leurs yeux : ne pas collaborer avec les forces de sécurité. Ensuite venaient les règles « religieuses » : les hommes devaient se laisser pousser la barbe et couper leurs pantalons, les femmes devaient porter le voile. « Ceux qui ne respectaient pas ces règles se faisaient corriger », témoigne-t-il.
« Ça a totalement brisé ma vie »
Pour lui, la première alerte est intervenue en mars 2017. « Ils sont venus me voir, comme je suis le conseiller municipal du village, et ils m’ont conseillé de ne pas collaborer avec les autorités, se souvient Daouda. À l’époque, ils n’avaient pas d’armes. Mais j’ai quand même eu peur. »
Huit mois plus tard, les hommes armés reviennent voir Daouda. « C’était le 29 novembre 2017. Un mercredi. J’étais en déplacement à Dori dans le cadre de mes fonctions de conseiller municipal. Ils sont venus chez moi, croyant que je m’y trouvais. Ils ont tiré sur la porte de ma maison. » Aussitôt, des membres de sa famille l’ont appelé pour lui faire part de l’incident. Depuis ce jour-là, Daouda n’est jamais retourné chez lui. « Je suis venu me réfugier à Ouagadougou, et ils sont très bien informés car, depuis mon départ, ils ne sont plus revenus me chercher dans ma maison. Ils savent que je suis loin. Ils ont des informateurs partout dans le village », affirme-t-il.
Comme dans de nombreux villages voisins, la situation sécuritaire et humanitaire ne cesse de se dégrader. « Le village est complètement “gâté”. Rien ne fonctionne. Eau, électricité, marchandises... Plus aucun commerçant ne vient au marché. La plupart des jeunes ont déserté. Il ne reste que des vieillards et des femmes. La vie du village est terrible ! » Daouda décrit un quotidien invivable entre psychose et parano. « Tu ne peux pas dormir paisiblement, il y a des lieux où tu ne peux pas aller. Même lorsque tu parles tu fais attention à ce que tu dis. Tu regardes à gauche à droite pour voir si personne ne t’écoute. C’est la psychose. Tous les villages environnants sont dans le même cas. Il y avait un commissariat chez nous mais les policiers ont déserté. »
Aujourd’hui, Daouda vit dans la misère à Ouagadougou. « J’ai grandi dans mon village, je ne connaissais pas Ouagadougou. Ici je ne travaille pas. Je ne reçois aucune aide. Pour me loger, je vais chez des amis. Je n’ai plus vu ma femme et mes enfants depuis près d’un an. Elle est retournée chez ses parents. Je suis seul. Ça a totalement brisé ma vie. Je n’ai plus de famille... »

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