Sénégal. Sans l’aide des États-Unis, le souverainisme à l’épreuve

Reportage · La suspension pour quatre-vingt-dix jours de l’aide états-unienne, ordonnée fin janvier par le président Donald Trump, a donné un coup d’arrêt brutal à de nombreux programmes de développement au Sénégal, mettant à nu la dépendance du pays à l’assistance étrangère. Malgré l’inquiétude des bénéficiaires, les autorités, qui se revendiquent souverainistes et panafricanistes, y voient une opportunité d’émancipation.

L'image montre un paysage de champ de riz où des travailleurs s'affairent à la récolte. Au premier plan, une personne soulève une gerbe de paille, tandis que d'autres groupes de personnes se tiennent à différentes distances, certaines attendant près de grands tas de paille. Le sol est recouvert d'une couche de paille dorée, témoignant de la récolte. Le ciel est nuageux, ce qui crée une lumière diffuse sur la scène, ajoutant une atmosphère calme et laborieuse à l'environnement. On peut imaginer la chaleur de la journée et les sons du travail, comme le bruit du froissement de la paille et les échanges entre les récolteurs.
Dans le delta du fleuve Sénégal, où l’aide états-unienne a permis la réhabilitation d’infrastructures d’irrigation (2015).
© USAID/Flickr

Depuis plusieurs semaines, le bureau d’Alphoussény Diémé ne désemplit pas. Le maire de Djinaky, commune de 25 000 habitants située en Casamance, dans le sud du Sénégal, voit défiler du matin au soir des parents inquiets : « Ils viennent nous interpeller presque quotidiennement pour savoir où en sont leurs dossiers d’état civil, soupire-t-il, mais nous ne savons pas quoi leur dire. »

Selon le maire, environ 3 000 dossiers, principalement des demandes d’actes de naissance, sont en attente d’être traités. Ils concernent des enfants – dont certains sont devenus adultes depuis – nés pendant le conflit qui a déstabilisé la région pendant plus de quatre décennies à partir de 19821.

Dans la région de Bignona, où se trouve la commune de Djinaky, environ 55 000 familles ont été privées d’actes de naissance en raison de déplacements massifs de populations mais aussi de difficultés d’accès aux services administratifs pendant la crise. La signature d’un accord de paix, en mai 2023, entre l’État sénégalais et la faction « Jakaay » du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) a permis à environ 250 combattants de déposer officiellement les armes et aux familles d’entreprendre des démarches pour régulariser leur situation.

« Ça nous est tombé dessus d’un coup »

En ce début d’année 2025, et alors qu’un nouveau protocole d’accord de paix a été signé le 23 février avec la faction Sud du mouvement rebelle, les familles devaient justement commencer à récupérer leurs documents : « À notre niveau, tout a été fait et envoyé aux services de la justice. On attendait les retours pour actualiser les registres », assure le maire de Djinaky. « Certains enfants sont très brillants à l’école, ils doivent passer leur certificat bientôt mais, sans acte de naissance, ils ne peuvent pas s’inscrire. C’est comme s’ils étaient apatrides. »

Ce blocage trouve son origine à 7 000 kilomètres de là, à Washington, dans le célèbre Bureau ovale de la Maison-Blanche. Sous le regard des caméras de télévision du monde entier, le président états-unien Donald Trump a signé le 20 janvier un décret suspendant pour quatre-vingt-dix jours les programmes d’aide états-uniens, et notamment ceux de l’USAID, l’agence d’aide au développement : une décision radicale destinée à revoir les priorités de financement et à éliminer les dépenses jugées inefficaces. D’un simple trait de plume, Donald Trump a créé une onde de choc ressentie dans le monde entier, mettant à nu la dépendance de certains pays à l’aide étrangère.

« On ne s’y attendait pas... Ça nous est tombé dessus d’un coup », reconnaît Alphoussény Diémé. « L’USAID assurait la prise en charge des différents frais liés à la délivrance des actes de naissance, par exemple les timbres fiscaux ou l’impression des documents, car le coût était souvent prohibitif pour les familles. » 

Le programme, baptisé Aliwili et mis en œuvre par plusieurs ONG en partenariat avec l’État du Sénégal, ne se limitait pas aux questions d’état civil : il concernait aussi la réinstallation des populations déplacées à travers la construction de centaines de logements, la réinsertion des anciens combattants et de leurs familles, et la réhabilitation de certaines infrastructures, par exemple des routes, des parcelles maraîchères et des forages, pour un budget total de 16 milliards de francs CFA (25 millions d’euros).

« L’aide américaine avait rassuré »

« Ce projet était la concrétisation du processus de paix entre l’État du Sénégal et la faction Jakaay du MFDC », explique Henri Ndecky, le responsable de la Coordination des organisations de la société civile pour la paix en Casamance (COSCPAC). L’accord de 2023 prévoit, en échange du dépôt des armes par les combattants, que l’État s’engage en faveur de leur réinsertion et, plus globalement, pour le désenclavement et le développement de la région. La marginalisation a été l’une des causes principales du conflit2.

« Il a fallu mobiliser des fonds rapidement, raconte Henri Ndecky. L’aide américaine avait rassuré sur la capacité de l’État à tenir ses engagements. »

En Casamance, autorités locales et société civile sont unanimes pour demander la reprise du programme USAID le plus vite possible. « Ça fait des années qu’on demande des routes mais l’État ne fait rien sans ses partenaires. Nous n’avons pas d’autre solution pour le moment : il faut que les partenaires continuent d’intervenir », alerte Lamine Coly, coordinateur de l’Initiative pour la réunification des ailes politiques et armées du MFDC (Irapa), une structure mise en place par le groupe rebelle pour négocier avec les autorités.

Il exclut toutefois une remise en cause du processus de paix : « Personne n’a intérêt à revenir sur le passé, mais le programme devait servir de vitrine pour aller vers un accord de paix global entre l’État du Sénégal et toutes les factions du MFDC. »

« Ce sont des questions de souveraineté »

Le maire de Djinaky espère aussi un déblocage rapide de la situation, mais il s’interroge sur la responsabilité des gouvernements successifs : « On parle d’état civil, de nationalité, de droits fondamentaux : ce sont des questions de souveraineté. Si l’État avait, de bout en bout, pris en charge les choses, on ne serait pas suspendus à la décision du gouvernement états-unien. »

Les effets de la suspension soudaine de l’aide états-unienne ne se limitent pas à la Casamance. Partout au Sénégal, des programmes de développement sont désormais à l’arrêt ou tournent au ralenti.

En matière de santé publique, de nombreux centres de santé communautaires dépendant des subventions pour l’achat de médicaments et le recrutement de personnel peinent à maintenir leurs services. Ils œuvrent dans des domaines aussi variés que la santé maternelle et infantile, la planification familiale, la nutrition et la lutte contre le VIH. Des programmes de soutien au système éducatif, à l’agriculture et à la bonne gouvernance ont aussi été interrompus, laissant des centaines de milliers de bénéficiaires à l’abandon.

Rien que sur les cinq dernières années, le Sénégal a reçu en moyenne 120 millions de dollars (114 millions d’euros) par an de l’USAID, sans compter les programmes financés par d’autres agences états-uniennes de coopération bilatérale. Parmi eux, le Senegal Compact Power (piloté par la Millennium Challenge Corporation), qui vise à améliorer l’accès à l’électricité pour près de 13 millions de personnes, soit 7 Sénégalais sur 10, dans les zones rurales et périurbaines. Démarré en 2021, il prévoit un investissement de 600 millions de dollars, dont 550 millions sous forme de dons états-uniens, les 50 millions restants étant à la charge de l’État sénégalais.

Les Sénégalais doivent « travailler dur »

Le gel de l’USAID et l’inquiétude que suscite la situation ont fait réagir le Premier ministre, Ousmane Sonko, lors d’une intervention le 3 février à Fass Touré (Nord) : « Doit-on continuer à dépendre de l’aide étrangère ? s’est-il interrogé. Nous devons travailler dur à la mise en œuvre de nos programmes. Si nous faisons cela, nous serons cités, dans les années à venir, parmi les pays les mieux gérés. »

Cette prise de position est loin d’être une surprise. Elle est même au cœur de son idéologie. Depuis son entrée en politique, en 2014, et la création de son parti Les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), Ousmane Sonko défend un programme de rupture, fondé sur une réappropriation de la souveraineté politique, économique et monétaire du Sénégal. Ironie de la situation : le chef du gouvernement s’exprimait ce jour-là lors de la cérémonie de lancement d’un projet d’approvisionnement en eau potable, financé à hauteur de 95 millions d’euros par la coopération chinoise.

« C’est tout un modèle de développement qu’il faut revoir », s’exclame El Hadj Abdoulaye Seck, économiste au Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (Frapp), un mouvement proche de Pastef. « Depuis l’indépendance, nos dirigeants ont cédé à la facilité de l’aide, poursuit-il. Le but a toujours été d’avoir des liquidités rapidement pour financer des programmes en vue des prochaines élections. »

Des contraintes « qui ne sont pas adaptées »

El Hadj Abdoulaye Seck rappelle que cette dépendance a un prix. D’abord, le Sénégal se retrouve à la merci de la bonne volonté des bailleurs de fonds. Ensuite et surtout, l’aide ne se limite pas aux dons et prend aussi la forme de prêts à taux préférentiels, dits « prêts concessionnels ». « Non seulement ces prêts pèsent sur la dette, mais, de plus, ils sont assortis de conditions, tout comme les dons : des critères de gouvernance ou des réformes économiques3 qui ne sont pas adaptés à nos réalités et poussent les pays à renoncer à leur souveraineté. »

Le programme Senegal Compact Power comprend, par exemple, un volet « réforme » qui prévoit une « restructuration » de la Sénélec, la société nationale d’électricité, et une « participation accrue du secteur privé en matière de production, de transport et de distribution » de l’électricité, des activités dont la Sénélec a, jusqu’à présent, le monopole.

Le débat sur la dépendance à l’aide est en tout cas relancé et prend désormais une dimension très concrète : « On peut considérer la suspension de l’aide états-unienne comme une chance pour le Sénégal si on suit la logique du nouveau gouvernement, car elle incite à mettre en pratique cette notion de souverainisme », analyse Babacar Ndiaye, directeur de la Recherche et des publications du think tank sénégalais Wathi. « Maintenant, la question est de savoir comment les choses vont se passer. Si les activités de l’USAID sont définitivement arrêtées, il va falloir que l’État sénégalais trouve une alternative. »

Une situation financière critique

Le parti au pouvoir, Pastef, n’a pas attendu le décret de Donald Trump pour développer sa vision souverainiste. L’axe central de cette stratégie est le Plan Vision 2050, une feuille de route ambitieuse visant à renforcer l’autonomie économique du pays et à tripler le revenu par habitant d’ici à 2050. Présenté en grande pompe début octobre 2024, ce plan met l’accent sur la lutte contre les inégalités territoriales et la diversification, à travers des secteurs clés tels que l’agriculture, les industries extractives et les technologies de l’information, avec des investissements importants dans l’éducation et la santé.

La principale hypothèque de ce plan est son financement : la mise en œuvre de la phase 1 à l’horizon 2029 est estimée à 18 000 milliards de francs CFA (27 milliards d’euros), soit l’intégralité du PIB du pays (28 milliards d’euros en 2023, selon la Banque mondiale). Le budget public doit fournir 62 % de cette somme. Or le Sénégal est dans une situation financière critique : le dernier rapport de la Cour des comptes, publié début février, évalue la dette publique à 99,67 % du PIB au 31 décembre 2023, une augmentation de presque vingt points en cinq ans. Les magistrats pointent du doigt, entre autres causes, la multiplication d’emprunts-projets auprès de différents bailleurs de fonds : USAID, Eximbank Chine, Banque mondiale, Agence française de développement ou encore Banque islamique de développement.

Pour retrouver des marges de manœuvre en évitant d’avoir recours à de nouveaux emprunts, le gouvernement sénégalais mise d’abord sur une croissance soutenue, de 6,5 % par an en moyenne, grâce à l’exploitation du pétrole et du gaz, qui a débuté en 2024. Il envisage, ensuite, une meilleure mobilisation des ressources internes : un élargissement de l’assiette fiscale, une réduction du train de vie de l’État et la rationalisation des dépenses publiques.

« Des gens se soignent et mangent grâce à l’aide »

Enfin, les autorités comptent mettre la diaspora à contribution : en 2023, les fonds transférés par les Sénégalais de l’extérieur s’élevaient à 1 600 milliards de francs CFA, davantage que l’aide fournie par les tous les bailleurs de fonds internationaux réunis. Pour capter cette manne nécessaire au financement du développement du pays, le gouvernement s’apprête à émettre, dès cette année, des obligations4 à destination de ses ressortissants à l’étranger.

Les autorités sénégalaises n’excluent pas totalement l’idée de coopération internationale, et évoquent régulièrement des « partenariats gagnant-gagnant », sans plus de précisions. Pour Babacar Ndiaye, de Wathi, la réévaluation par les États-Unis de leurs programmes d’aide, au nom du « America First » de Donald Trump, pose les bases d’une nouvelle forme de coopération, plus transactionnelle, centrée quasiment exclusivement sur les affaires, « à l’instar des partenariats avec les puissances non occidentales, comme la Chine, la Turquie et l’Arabie saoudite ».

Selon le chercheur, reste à voir comment le discours souverainiste résistera face à des relations bilatérales parfois déséquilibrées. Ce nouveau paradigme contribue aussi à redéfinir ce qui relève de l’aide internationale et ce qui n’en relève pas. Et de poursuivre : « Certaines questions, comme la santé et l’éducation, relèveront de l’État ; il ne faudra plus attendre que les autres fassent les choses à notre place. »

D’aucuns au Sénégal appellent à une certaine prudence : « De part et d’autre de l’Atlantique, des populistes s’emparent de cette question de l’aide pour faire plaisir à leur électorat, prévient Fadel Barro, cofondateur du mouvement citoyen Y en a marre. Mais la question immédiate n’est pas de savoir s’il faut se passer ou non de l’aide, car il y a des gens qui se soignent et qui mangent grâce à l’aide. » Pour le militant, le Sénégal doit d’abord se concentrer sur des réformes internes pour construire un « État au service de la population », avec la séparation des pouvoirs et une gestion plus démocratique et transparente des ressources : « Nous n’avons pas identifié quels sont nos besoins. Aujourd’hui, ce sont les bailleurs de fonds qui décident des priorités à la place des Africains et c’est leur liberté. Mais, nous, qu’est-ce qu’on fait ? » conclut-il.

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1Ce conflit a opposé le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) à l’État sénégalais, il s’agit du plus long conflit armé d’Afrique de l’Ouest, sur fond de revendications indépendantistes. Bien que l’intensité des combats ait diminué depuis les années 2000, la situation est longtemps restée instable, avec des accalmies ponctuées par des reprises sporadiques des hostilités.

2Certains estiment que la Casamance, souvent qualifiée de grenier du Sénégal, n’a pas bénéficié de retombées équitables en infrastructures et services publics en contrepartie de ses ressources. Son isolement géographique – la région est séparée du reste du pays par la Gambie – et une forte identité régionale ont nourri des revendications autonomistes qui ont dégénéré en conflit armé après la répression des premières manifestations, en 1982. Ces questions continuent de susciter la controverse au Sénégal.

3Ces conditions s’inscrivent dans une logique inspirée du «  Consensus de Washington  », un ensemble de recommandations économiques libérales formulées dans les années 1980 par des institutions comme le FMI et la Banque mondiale. Ce cadre encourage la libéralisation des marchés, la privatisation des entreprises publiques et la réduction du rôle de l’État dans l’économie, en échange d’un soutien financier. Si ces réformes visent à stimuler la croissance et à attirer les investissements, elles ont souvent été critiquées pour leur impact social et leur tendance à affaiblir les capacités et l’autonomie des pays bénéficiaires.

4Un «  morceau  » de dette émis par le pays sur les marchés financiers.