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Sénégal. Treize ans après, Y en a (toujours) marre

Figure de proue de l’opposition au troisième mandat d’Abdoulaye Wade, Y en a marre n’occupe plus aujourd’hui une place politique aussi centrale qu’en 2011-2012. D’autres mouvements, comme le Pastef, d’Ousmane Sonko, ont émergé entre-temps. Revendiquant une démarche constructive, le collectif se focalise sur ses programmes d’engagement citoyen, sans pour autant abandonner son essence contestataire.

L'image montre un groupe de personnes rassemblées pour exprimer leur mécontentement, probablement lors d'une manifestation. Les membres du groupe portent des t-shirts noirs avec les mots "Y'en a marre" inscrits en lettres blanches, ce qui signifie qu'ils en ont assez d'une situation particulière. On peut les voir lever les bras, certains brandissant des bouteilles en plastique, et afficher des visages déterminés. En arrière-plan, on aperçoit des palmiers et un ciel bleu, indiquant une ambiance ensoleillée. L'énergie de la scène est palpable, avec des cris et une forte intensité émotionnelle.
Lors d’une manifestation de Y en a marre, en 2014.
© Y en a marre

En janvier 2012, Y en a marre et le candidat Macky Sall battaient le pavé ensemble. C’était le temps de la lutte commune contre la candidature d’Abdoulaye Wade à un troisième mandat. Douze ans plus tard, à l’heure où s’achève son propre deuxième mandat, le président Sall fait interdire la plupart des manifestations de ses anciens alliés. Le coordonnateur du mouvement citoyen, Aliou Sané, est même en détention provisoire depuis plus de trois mois.

Les autorités lui reprochent d’avoir tenté de rendre visite à Ousmane Sonko. C’était le 29 mai 2023, au tout début de ces quelques semaines où l’opposant le plus populaire du pays était assigné à résidence de facto, sans justification légale. Aliou Sané a été arrêté cité Keur Gorgui, à Dakar, sur le chemin du domicile du leader du Pastef (l’acronyme du parti des « Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité »1), alors qu’il se trouvait à la tête d’une délégation du F24 (Forces vives du Sénégal 2024), une plateforme de partis d’opposition et d’organisations de la société civile créée en avril 2023 pour lutter, entre autres, contre un éventuel troisième mandat de Macky Sall (une tentation à laquelle l’actuel président a finalement renoncé en juillet 2023).

Déféré au parquet, Aliou Sané a été poursuivi pour « participation à une manifestation non déclarée » et « trouble à l’ordre public »2. Un juge l’a remis en liberté le 2 juin, mais le parquet a fait appel de cette décision. Quelques semaines plus tard, la chambre d’accusation a annulé la libération conditionnelle du militant, qui a finalement été réincarcéré le 5 octobre.

Aliou Sané n’est pas un cas isolé : plusieurs centaines de personnes – et même plus de 1 millier, selon les estimations de l’opposition – sont détenues dans les prisons sénégalaises pour des motifs politiques, qui pour un post Facebook, qui pour une action de sensibilisation au vote assimilée par la police à une manifestation illégale... En décembre 2023, Y en a marre leur a dédié un morceau de rap (voir la vidéo ci-dessous), « Mom Sa Bop », dont le refrain professe que « la lutte, c’est la liberté ».

Les rappeurs (dont des historiques de Y en a marre, comme Fou Malade, Simon et Kilifeu) s’y demandent : « Qu’est-ce qui arrive à notre justice ? Elle est tellement malade qu’on dirait qu’on l’a maraboutée. » Et de conclure que l’exemplarité démocratique sénégalaise appartient désormais au passé : « C’est sur nous que tout le monde prenait exemple, maintenant on a transformé ce pays en prison. Celui qui parle, on l’enferme sans justifications sérieuses. »

En première ligne face à Wade

La naissance de Y en a marre a été racontée mille fois. Une nuit de janvier 2011, à Dakar, dans un appartement du quartier populaire des Parcelles assainies, une soirée se tient entre amis, dont des journalistes et des rappeurs. C’est alors que survient une coupure d’électricité. Une longue et énième coupure d’électricité. Alors « y en a marre ». Marre des délestages, ras-le-bol de la hausse des prix, fatigue de la gabegie politicienne, indignation devant les milliards de francs CFA dépensés par Abdoulaye Wade pour l’érection du monument de la Renaissance africaine… Le communiqué de presse de lancement du mouvement Y en a marre est envoyé par mail la nuit-même dès que l’électricité revient.

Quelques mois plus tard, quand Abdoulaye Wade tente de tripatouiller la Constitution pour faire élire dès le premier tour un ticket présidentiel composé de lui et de son fils Karim, la société civile et l’opposition politique sont vent debout. Elles se réunissent au sein du Mouvement du 23-Juin (M23), dont Y en a marre est un des fers de lance. Wade renonce à sa révision constitutionnelle, mais n’abandonne pas l’idée de briguer un troisième mandat. Les manifestations de janvier 2012 n’y feront rien : le « Vieux » est candidat. Sans prendre ouvertement parti pour un candidat, Y en a marre mobilise et incite les jeunes à voter... pour l’alternance. Et le 25 mars, Macky Sall bat Abdoulaye Wade au second tour de l’élection présidentielle. Pour Y en a marre, c’est une grande victoire.

« Ils ont su fédérer la jeunesse. Chez eux, il y avait des gens déjà très engagés dans le rap, ils ont tenu un discours accessible aux jeunes Sénégalais, analyse Abdoulaye Bathily junior (le neveu d’Abdoulaye Bathily, une figure de la gauche ouest-africaine), membre du parti de gauche LD Debout3 et président de la commission Communication du F24. Et les organisations politiques ont aidé, elles ont eu l’intelligence de ne pas leur mettre des bâtons dans les roues, de leur laisser le leadership et de travailler en synergie avec eux pour faire partir le président Wade. »

En 2012, le mouvement est au plus haut de sa popularité. Mais une fois que ce combat-là a été gagné, que faire ? Wade chassé du palais présidentiel, Y en a marre a-t-il encore un rôle à jouer ? « À son arrivée au pouvoir, Macky Sall nous a proposé des postes. Nous avons refusé », raconte le rappeur Thiat, membre fondateur de Y en a marre. Désireux de conserver son rôle de contre-pouvoir, le mouvement va s’efforcer de garder ses distances avec le nouveau président. Avec le temps, il va adopter des positions de plus en plus critiques vis-à-vis de son ancien allié4.

Rompre avec la fatalité

Parallèlement, Y en a marre se transforme peu à peu en association spécialiste des questions d’engagement citoyen, menant un travail de conscientisation de long terme. « Depuis sa création, le mouvement a toujours dit que sa mission, ce n’était pas seulement la contestation. Il fallait qu’à côté on ait un projet de société, explique Thiat. C’est ce projet qu’on a articulé sur des points qui s’appellent “les chantiers du NTS”, le “nouveau type de Sénégalais”. Le NTS c’est quoi ? C’est le Sénégalais qui rompt avec le fatalisme, le défaitisme, l’attentisme, le pessimisme, le fait de penser que rien ne va marcher, que tout est la faute des politiques, etc. Comment changer cette mentalité ? Comment amener les gens à comprendre que pour que le pays bouge, pour que le pays change, il faut que chacun y mette du sien ? »

Y en a marre organise des chantiers citoyens (plantations d’arbres, rénovations d’écoles, etc.). Mais le mouvement mène aussi des projets plus directement liés à la politique, comme « Dox ak sa gox » (littéralement : « Marcher avec sa communauté »), qui se poursuit encore aujourd’hui. « L’idée de ce programme, c’est de remettre au cœur de l’espace public les questions de citoyenneté, de gouvernance inclusive et de reddition des comptes, explique Abdou Khafor Kandji, responsable des projets à Y en a marre. Pour qu’il puisse y avoir un contrôle citoyen sur les responsables et les élus locaux, il faudrait déjà que les gens connaissent les compétences des maires, des conseils départementaux. Le plus souvent, ce n’est pas le cas. Pourquoi ? Déjà parce nos textes officiels sont libellés en français, une langue que nous sommes beaucoup à ne pas maîtriser. Mais aussi parce que notre administration a gardé un aspect colonial, qui fait que l’accès à l’information est verrouillé. » En novembre 2023, des organisations de la société civile ont publié une tribune pour demander l’adoption d’une loi garantissant un accès effectif à l’information publique.

« On se retrouve donc avec des maires qui octroient frauduleusement des terrains, qui détournent de l’argent et créent des emplois avant tout pour leurs clients politiques, poursuit Abdou Khafor Kandji. Pour que ça puisse changer, il faut aider les populations à aller vers l’information, à connaître les compétences des collectivités pour pouvoir leur demander des comptes. C’est pour cette raison que dans “Dox ak sa gox”, il y a des programmes de renforcement de capacité pour essayer d’accompagner et outiller les populations. »

L’autre partie du projet consiste en l’organisation d’assemblées où sont invités le préfet, le maire, ou encore le président du conseil départemental, afin que les populations puissent échanger avec eux. « La plupart de ces délégués de pouvoir au niveau local ne rencontrent les populations qu’en période électorale, pointe Adbou Khafor Kandji. Après, c’est difficile de les voir, sinon impossible. Lors de ces échanges, le citoyen lambda peut prendre le micro et interpeller le maire. »

« Parfois, la jeunesse ne connaît pas les compromis »

Dernier projet en date : la formation de « Jeunes reporters citoyens », de jeunes Dakaroises, à qui l’on apprend à tourner, monter et diffuser sur les réseaux sociaux des reportages sur des thématiques urbaines, comme les transports ou l’assainissement. Mais au-delà de l’aspect purement technique et journalistique, les jeunes sont également formés sur le fond des sujets, via des rencontres avec des professionnels des secteurs concernés.

Ces projets citoyens posent une problématique majeure : ils ont besoin de financements. Y en a marre va donc collaborer avec des bailleurs de fonds internationaux. L’ONG britannique Oxfam et la fondation Osiwa (Open Society Initiative for West Africa), du milliardaire états-unien George Soros, contribuent les premières années. Aujourd’hui, les programmes sont financés, entre autres, par la fondation Hewlett et diverses collectivités territoriales espagnoles.

Au Sénégal, ces enveloppes budgétaires venues de l’étranger ont égratigné la popularité de Y en a marre. Le passage d’une posture contestatrice (« Wade dégage ») à un fonctionnement d’ONG développant des projets a été souvent mal perçu. « Depuis qu’ils ont reçu de l’argent, on ne les entend plus », lâche par exemple un musicien sénégalais pas encore trentenaire. « Je pense que beaucoup de jeunes les voient aujourd’hui comme des gens du système, vendus. Pourtant, pour mener des projets et des activités, il y a forcément besoin de financements. Parfois, la jeunesse ne connaît pas les compromis... », philosophe Abdoulaye Bathily junior, du F24. Pour Thiat, ces financements venus des bailleurs de fonds internationaux ne posent problème que « si ça t’oblige à suivre un agenda qui n’est pas le tien. Mais nous on reste qui on est, on n’a jamais suivi l’agenda de quelqu’un d’autre ». Et l’activiste de poursuivre : « Les gens pensent que quand tu es financé, c’est pour ta poche, que tu te sucres dans le dos des Sénégalais. Mais non, les financements qu’on a, c’est pour des projets. On ne peut pas utiliser cet argent pour nous-mêmes, on doit justifier ce qu’on en fait. »

La réputation de Y en a marre a également été abîmée par les démêlés judiciaires de certains de ses membres. En 2021, les rappeurs Simon et Kilifeu ont été mis en cause dans une affaire de location de passeports et de trafic de visas. Des vidéos d’apparences compromettantes ont été diffusées sur Internet. Après quelques mois de détention provisoire, les deux activistes ont été remis en liberté. « On attend le procès. D’ici là, ils ne parlent plus au nom du mouvement. Mais on les soutient », assume Thiat, convaincu que ses camarades sont victimes d’un coup monté.

De toutes les contestations

Quoi qu’il en soit, Abdoulaye Bathily junior relève que Y en a marre n’a jamais complètement abandonné sa fibre contestataire : « À chaque fois qu’il s’agit de défendre la démocratie ou l’État de droit, ils continuent d’être là. » C’est ainsi qu’au printemps Y en a marre a participé à la fondation du F24, cette coalition de partis et d’organisations de la société civile dont les revendications allaient bien au-delà de la renonciation de Macky Sall à un troisième mandat. Le F24 exige toujours la libération des prisonniers politiques et l’organisation d’une élection présidentielle transparente et inclusive, à laquelle les principaux opposants ne seraient pas empêchés de participer… Aliou Sané est vice-coordonnateur de la plateforme et membre du comité exécutif – comme Thiat.

Ces dernières années, Y en a marre n’a d’ailleurs pas cessé de participer à ce genre de mobilisations collectives. En 2019, c’était au sein de « Aar li ñu bokk » (« préserver ce que nous avons en commun »), un mouvement créé pour promouvoir la bonne gestion des ressources naturelles juste après la diffusion d’un documentaire de la BBC sur les concessions d’hydrocarbures qui mettait en cause le frère du président, Aliou Sall. La même année, il y a aussi eu « Nio lank » (« on refuse »), contre la hausse des prix de l’électricité.

Reste un constat : même dans le champ de la contestation, Y en a marre n’a plus l’influence qu’il avait il y a une douzaine d’années. Un phénomène naturel, estime Thiat : « Depuis notre création, combien d’autres mouvements sont nés ? À l’époque, nous étions presque tout seuls. Aujourd’hui, l’espace est partagé. » Parmi les collectifs remuants apparus entre-temps, on peut citer le Frapp-France dégage (Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricain), de l’activiste panafricain Guy-Marius Sagna, qui porte la lutte contre le franc CFA. Mais dans le cœur de la jeunesse déshéritée, c’est surtout le Pastef, d’Ousmane Sonko, qui se taille la part du lion. « Y en a marre a été dépassé en radicalité », pointe un ancien militant de gauche.

« Des combats de principe »

Quelle relation le mouvement citoyen entretient-il avec le Pastef ? « Nous ne sommes pas avec X ou avec Z, nous menons des combats de principe. Donc il peut arriver que pendant un temps on fasse compagnonnage avec tel ou tel homme politique, mais arrivé à un moment donné, il descend du bus, et nous, on continue notre chemin », répond Thiat.

De fait, entre le mouvement citoyen et le Pastef, la convergence idéologique est grande : « Beaucoup de membres du mouvement pensent que Sonko est le premier “nouveau type de Sénégalais” que nous avons créé, indique Thiat. Parce que son discours n’a jamais été différent du nôtre : toutes les revendications que nous avons posées sur la table depuis 2011, ce sont les mêmes. C’est l’État de droit, c’est une bonne gouvernance, c’est combattre la corruption, c’est gérer nos ressources par nous-mêmes, c’est couper le cordon ombilical avec la France, c’est l’émergence des jeunes. » D’ailleurs, « pas mal de nos anciens membres ont rejoint le Pastef », témoigne Thiat, tout en rappelant que si on adhère à un parti politique on ne peut plus être membre de Y en a marre, qui a toujours refusé toute étiquette ouvertement partisane.

Leader historique de Y en a marre, Fadel Barro a ainsi quitté le mouvement avant de se lancer en politique : il a d’abord brigué, sans succès, la mairie de Kaolack en janvier 2022, avant d’annoncer, en novembre 2023, son intention de se présenter à la présidentielle de février 2024 (mais il n’a finalement pas déposé de dossier de candidature auprès du Conseil constitutionnel).

Un lieu-refuge pour les dissidents

Et demain ? Pour les prochaines années, Y en a marre a un ambitieux projet, qui n’en est encore qu’à ses balbutiements. Il s’agirait de créer, au Sénégal, une sorte de « cité des dissidents », qui accueillerait les activistes et les opposants politiques de tout le continent quand ils sont contraints à l’exil. « Aujourd’hui, la plupart de ces activistes, quand ils demandent l’asile politique, partent dans les pays européens. Et finalement ils se retrouvent à travailler et réfléchir pour ces pays-là. Notre idée, c’est qu’on ne perde pas cette matière grise africaine », explique Thiat. Ce lieu-refuge serait aussi un espace d’échanges et de formations, une sorte d’école de l’activisme, où les expériences des uns et des autres seraient valorisées.

Restent de lourdes interrogations : comment assurer la sécurité de ces dissidents vis-à-vis des gouvernements et des services spéciaux de leur pays d’origine ? Quels accords d’extradition le Sénégal a-t-il déjà passés avec les autres pays du continent ? « On va bientôt lancer une étude de faisabilité, justement pour répondre, notamment, à ces questions-là », répond Abdou Khafor Kandji.

Dans l’immédiat, en attendant de pouvoir accueillir des exilés, c’est Y en a marre qui doit partir à la pêche aux soutiens pour obtenir la libération de son coordonnateur, Aliou Sané. Le 29 décembre 2023, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Dakar lui a accordé une libération conditionnelle, mais celle-ci est restée sans effet à cause d’un nouvel appel du parquet. Le 9 janvier, une centaine de personnalités et d’organisations d’Afrique et d’ailleurs – parmi lesquelles le militant des droits humains Alioune Tine, le chanteur Tiken Jah Fakoly ou encore Amnesty International Sénégal – ont dénoncé dans une lettre ouverte « l’acharnement des autorités politiques et judiciaires » à l’égard du militant. Elles exigent « la cessation immédiate de cette procédure abusive ».

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1Ce parti a été dissous administrativement le 31 juillet 2023, juste après la dernière arrestation d’Ousmane Sonko.

2Le procureur l’a même chargé pour «  manœuvre de nature à troubler l’ordre public et à occasionner des troubles politiques graves  », a précisé Aliou Sané quelques jours plus tard dans un entretien à Jeune Afrique.

3Parti né d’une scission d’avec l’historique Ligue démocratique (LD), par volonté de s’éloigner de la coalition présidentielle de Macky Sall que la LD dite «  couchée  » a soutenu.

4En 2016, par exemple, quand Macky Sall abandonne sa promesse de réduire la durée de son premier mandat de sept à cinq ans, Y en a marre appelle à voter «  non  » au référendum sur la révision de la Constitution.