Sénégal. Les ferments du coup d’État institutionnel

Analyse · En mettant fin de manière unilatérale, et sans base légale, au processus électoral trois semaines avant le premier tour de la présidentielle, Macky Sall a plongé le Sénégal dans une crise institutionnelle sans précédent. Depuis qu’il dirige le pays, il n’a cessé d’instrumentaliser la justice à des fins politiques et de réprimer les voix critiques.

Macky Sall à Addis-Abeba, en février 2022.
© Dean Calma / IAEA

Avant le 3 février 2024 et l’annonce par le président Macky Sall du report sine die du scrutin1, le Sénégal se dirigeait vers une élection présidentielle qui se distinguait de toutes les précédentes pour deux raisons. D’abord, pour la première fois dans l’histoire du pays, le président sortant, Macky Sall, n’était pas candidat, ce qui, théoriquement, devait ouvrir le jeu politique et favoriser un vrai débat sur les options futures. En outre, le principal leader de l’opposition, Ousmane Sonko, n’était pas lui non plus candidat : il a été écarté des joutes électorales à la suite de procédures judiciaires qui ont abouti à sa condamnation et à son inéligibilité pour une durée de cinq ans.

Mais ce 3 février, tout a changé lorsque, dans un discours à la nation, Macky Sall a abrogé le décret fixant le premier tour de la présidentielle au 25 février, prétextant une « crise » entre le Conseil constitutionnel, dont deux des sept membres ont été accusés de corruption, et l’Assemblée nationale, qui a établi une commission parlementaire afin d’enquêter sur ces allégations. C’est un moment inédit dans l’histoire du pays, qui le plonge dans une grande incertitude.

Vingt candidats devaient se présenter au suffrage des citoyens sénégalais. Mais deux candidats majeurs n’en ont pas eu la possibilité, ils ont été exclus de la course : Karim Wade, du Parti démocratique sénégalais (PDS), en raison de sa double nationalité (sénégalaise et française), et ce malgré la publication d’un décret de renonciation d’allégeance à la République française daté du 16 janvier 2024 ; et Ousmane Sonko. Détenu depuis le mois de juin 2023, d’abord chez lui puis à la prison de Sébikotane, le leader du Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité) a vu son recours rejeté par le Conseil constitutionnel.

La campagne officielle était censée débuter le 4 février et s’étaler sur trois semaines. Mais, dans les faits, elle a commencé depuis longtemps : précisément depuis mars 2021, lorsque Sonko a été accusé de viols et de menaces de morts sur une jeune femme, Adji Sarr, et détenu à la section de recherches de la gendarmerie nationale. Au cœur du débat qui a suivi – que l’on peut résumer ainsi : « le système contre le candidat anti-système » –, plusieurs questions ont été soulevées, telles que la politisation de l’administration publique, l’état de la justice sénégalaise, ou encore les enjeux liés à la corruption et à la gestion des deniers publics. Ces questions étaient déjà centrales lors des élections municipales et législatives de 2022, à l’issue desquelles la coalition de l’opposition avait réussi à percer des lignes et à déstabiliser l’assise de la majorité présidentielle. D’une certaine façon, le 25 février devait être le dernier épisode de ce long feuilleton même si, depuis, des scissions ont eu lieu au sein de l’opposition comme du pouvoir.

Une administration fortement politisée

Au-delà de la justice, tout le processus électoral ayant abouti à la promulgation des candidats définitifs le 20 janvier a été entaché d’accusations d’obstruction et de partialité. Déjà en septembre 2023, le retrait des fiches de parrainage, qui doit permettre aux candidats de se faire sponsoriser par une partie des électeurs (entre 0,8 et 1 % du fichier électoral), des élus locaux ou des parlementaires, a suscité la controverse. En effet, la Direction générale des élections (DGE) a refusé de délivrer des fiches au mandataire d’Ousmane Sonko, arguant du fait qu’il a été radié des listes électorales après sa condamnation pour « corruption de la jeunesse », et son inculpation pour « atteinte à la sûreté de l’État ».

Après ce refus, l’opposition a engagé plusieurs procédures devant les tribunaux du Sénégal et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) pour contester cette mesure administrative. Si la Cour de justice de la Cedeao a estimé, en novembre, que l’État sénégalais n’avait pas violé les droits d’Ousmane Sonko en le radiant des listes et en dissolvant le Pastef, le jugement des tribunaux sénégalais a été plus favorable aux plaidoiries de l’opposition, après moult péripéties.

Lorsque le tribunal de Ziguinchor (Casamance) a contesté la radiation de Sonko et demandé sa réintégration et l’octroi de fiches par la DGE, celle-ci a refusé d’exécuter ce jugement, arguant que l’État allait porter appel – ce en dépit du fait qu’en matière électorale toute décision de justice doit être exécutée immédiatement sans préjudice des recours par les autres parties. Lorsque la Commission électorale nationale autonome (Cena) a interpellé publiquement la DGE et lui a demandé à son tour, en octobre 2023, d’octroyer les fiches de parrainage au mandataire du Pastef, tous les commissaires ont été limogés et remplacés par décret présidentiel. Bien que le mandat des commissaires de la Cena soit échu depuis mai 20212 et que l’opposition ait longtemps critiqué leur maintien illégal, leur limogeage à quatre mois de l’élection n’a fait que renforcer le sentiment de mise au pas des institutions électorales par l’exécutif.

Ces péripéties n’ont pris fin que le 15 décembre, lorsque le tribunal d’instance de Dakar a confirmé le jugement de celui de Ziguinchor. Pourtant, en dépit de ce retournement de situation, le mandataire de Sonko n’a jamais pu récupérer les fiches de parrainage. Comme on pouvait s’y attendre dans un tel contexte, cette candidature a été rejetée, et malgré un ultime recours des avocats de Sonko, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 20 janvier, a motivé cette exclusion sur la base de la condamnation définitive de Sonko pour « diffamation » et « injures publiques », et non sur l’argument initial de sa condamnation pour « corruption de la jeunesse ».

Un système judiciaire sous pression

Lors de l’inauguration, en janvier 2024, du nouveau palais de justice de Rufisque, une ville de la banlieue de la capitale, l’ancien procureur de la République et actuel premier président de la cour d’appel de Dakar, Amady Diouf, a dénoncé « le mépris envers les juges dont il ne faut jamais rire ou se complaire ». Pour lui, c’est « le signe d’une faillite morale et le début d’un effondrement de la démocratie ». « Force est de souligner que nous exerçons nos offices dans un contexte où les institutions républicaines, particulièrement la justice, subissent des attaques injustifiées et des critiques que nourrissent et entretiennent des positions partisanes et la méconnaissance profonde du mode de fonctionnement de la justice », a-t-il renchéri.

Ce discours traduit un malaise qui n’a fait que monter depuis des années au sein de l’institution judiciaire, laquelle subit des critiques virulentes depuis le début de l’affaire Adji Sarr/Sonko – critiques portant essentiellement sur sa partialité et son inféodation au pouvoir exécutif. Ces questions avaient d’ailleurs entraîné la démission avec fracas d’un membre du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui dénonçait déjà en 2018 le mauvais fonctionnement de la justice.

Les affaires judiciaires qui ont abouti à l’inéligibilité d’Ousmane Sonko ont été marquées par leur caractère politique – qu’il s’agisse de la plainte pour viols et menaces de mort d’Adji Sarr en février 2021, qui a abouti à une condamnation ferme à deux ans de prison pour « corruption de la jeunesse » en juin 2023 ; ou de la plainte pour diffamation et injures publiques du ministre Mame Mbaye Niang, qui s’est conclue par une condamnation à une peine de six mois de prison avec sursis et à une amende de 200 millions FCFA (près de 308 000 euros).

En parallèle de ces procédures judiciaires, les manifestations politiques ont été fortement réprimées par les forces de sécurité, aboutissant à la mort d’au moins 56 personnes entre mars 2021 et août 2023, selon Amnesty International.

L’incarcération est devenue la norme

Le fait que plusieurs membres du Pastef ont été arrêtés et détenus pour « appels à l’insurrection » après avoir appelé à manifester ou à protester contre ce qu’ils considéraient être des abus de pouvoir n’a fait que renforcer ce sentiment de partialité. Parmi ceux-ci figurent les maires des Parcelles Assainies (Djamil Sané), de Keur Massar-Nord (Adama Sarr), de Keur Massar-Sud (Mohamed Bilal Diatta) et de Sangalkam (Pape Sow) – tous élus en janvier 2022 –, et plusieurs autres élus municipaux.

En avril 2023, le secrétaire national du Pastef, Bassirou Diomaye Faye, qui est aussi le candidat de ce parti à la présidentielle en lieu et place d’Ousmane Sonko, était arrêté à son bureau au ministère des Finances pour avoir dénoncé dans un post Facebook la « clochardisation de la justice »3. Il était inculpé pour outrage à la magistrature. Ces charges seront plus tard alourdies, lorsqu’il sera accusé, avec Sonko, en juillet 2023, d’« atteinte à la sécurité de l’État, appel à l’insurrection et association de malfaiteurs » à la suite de la dissolution par mesure administrative du Pastef. Quelques semaines plus tôt, Macky Sall avait annoncé sa non-participation à l’élection présidentielle et sa volonté d’être sans réserve dans sa « défense de la République » face à ceux qui voudraient la saper. La répression a été brutale mais n’a pas pu entamer la dynamique politique enclenchée par le Pastef, ni taire les fortes réserves par rapport à l’inféodation de la magistrature aux desiderata de l’exécutif.

En septembre 2023, le comité pour la libération des détenus politiques estimait que plus de 1 000 personnes avaient été arrêtées et emprisonnées depuis mars 2021 dans le cadre de la répression politique liée à ces affaires. L’incarcération est devenue la norme plutôt que l’exception. Au trop-plein de détenus s’ajoute le non-respect de la procédure judiciaire par les chambres d’accusation. Ainsi, des demandes de liberté provisoire ne reçoivent même pas de réponse (ni positive, ni négative), en violation du code de procédure pénale. C’est le cas de Cheikh Oumar Diagne et de Abdou Karim Gueye, deux activistes proches du Pastef, arrêtés en mars 2023 pour « appel à l’insurrection, appel à la violence contre les institutions et atteinte à la sûreté de l’État », et détenus depuis à Rebeuss, la principale prison de Dakar.

Dérive de l’hyper-présidentialisme

Plus récemment, l’exclusion de Karim Wade de la liste des candidats à la présidentielle (après un recours d’une autre candidate, Rose Wardini, sur sa double nationalité franco-sénégalaise) a entraîné une nouvelle salve de critiques contre le Conseil constitutionnel. Dénonçant la « corruption » et les « conflits d’intérêt » de deux juges parmi les sept, ainsi que la fuite du jugement avant même la déclaration publique du Conseil constitutionnel, le PDS a poussé à la création d’une commission d’enquête parlementaire le 31 janvier, avec le soutien d’une partie des députés de la majorité. Cette « crise institutionnelle » fabriquée de toutes pièces entre le pouvoir parlementaire et le pouvoir judiciaire a servi de prétexte à la suspension de tout le processus électoral.

Ces différents retournements de situation illustrent l’instrumentalisation du pouvoir judiciaire par les acteurs politiques, à commencer par l’exécutif – et tout particulièrement durant les deux mandats de Macky Sall (au pouvoir depuis 2012). Il est utile de rappeler qu’avant Sonko deux autres figures de l’opposition, Karim Wade et Khalifa Sall, avaient été exclues de la présidentielle de 2019 à la suite, là aussi, de décisions de justice : ils avaient été condamnés en 2015 et 2018, respectivement pour « enrichissement illicite » et « escroquerie portant sur les deniers publics ».

Mais ce 3 février, l’hyper-présidentialisme sénégalais a franchi un nouveau seuil avec la suspension unilatérale du processus électoral par Macky Sall. En effet, cette décision, qui a été prise avant même que la commission parlementaire ait pu auditionner les membres du Conseil constitutionnel et vérifier les allégations portées par Karim Wade, est davantage la résultante de la volonté d’un homme et de son clan de confisquer le pouvoir et de se prémunir d’éventuelles poursuites que d’un souci réel de protéger les institutions. À bien des égards, cette décision constitue un coup d’État institutionnel par son caractère unilatéral et anticonstitutionnel, lequel risque de générer une crise aux conséquences potentiellement désastreuses pour le pays.

Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables) :

FAIRE UN DON

1Le 5 février, l’Assemblée nationale a, dans un contexte de grande tension, validé le report au 15 décembre 2024.

2Les commissaires de la Cena sont élus pour un mandat de six ans, et sa composition est renouvelable par tiers tous les trois ans. Le mandat du président Doudou Ndir était déjà échu en 2021.

3Il était toujours en prison début février 2024.