
En début d’année, l’élection de l’impétueux Tundu Lissu à la tête de Chadema, le principal parti d’opposition tanzanien, ravivait les espoirs de ses partisans et de toute une frange de la société. Âgé de 57 ans, l’ancien député et avocat revient de loin : sous l’ère de John Magufuli, président de 2015 jusqu’à son décès, en 2021, il a survécu à une tentative d’assassinat et seize balles de mitraillette – une attaque que les leaders de Chadema n’ont eu de cesse d’imputer au Chama cha Mapinduzi (CCM), parti au pouvoir depuis 1961. Ses critiques acerbes envers le gouvernement lui ont également coûté une dizaine d’arrestations et un exil de cinq ans en Belgique. « C’est un homme qui défend ses positions très fermement. Il n’a peur de rien et ne négocie pas », confie le chercheur Peter Veit, qui a collaboré avec Lissu au sein du World Resources Institute (WRI) dans les années 2000. « Il est sans compromis et ne se soucie pas des répercussions potentielles sur lui… C’était déjà le cas à la WRI à l’époque ! », rappelle-t-il aujourd’hui, tout en se disant « très inquiet » pour son vieil ami.
Et pour cause : arrêté et incarcéré le 9 avril à l’issue d’un rassemblement organisé dans le sud du pays, Tundu Lissu, inculpé pour trahison, encourt la peine de mort. Depuis son investiture à la tête de Chadema, il insistait sur la nécessité de réformes électorales avant la présidentielle d’octobre – le président de la commission de surveillance, l’Independent National Electoral Commission (INEC), étant actuellement élu par le chef du gouvernement. Et de brandir les résultats du CCM aux élections locales de novembre 2024 : 99 % des suffrages. Par ailleurs, 70 % des candidats de Chadema auraient été disqualifiés pour des « prétextes administratifs ou techniques », des accusations également formulées par le second parti d’opposition, l’ACT-Wazalendo, qui fournit un pourcentage à peine inférieur. « C’est l’irrégularité la plus médiatisée, mais nous en avons relevé de nombreuses autres, qui vont de l’inscription sur les listes d’électeurs inéligibles ou décédés, ou d’enregistrements dans plusieurs bureaux de vote », signale de son côté Fundikila M. Wazambi, coordinateur de recherches au sein du Legal and Human Rights Centre (LHRC), organisme qui a publié un rapport1 de 82 pages sur le sujet.
Quelques jours après l’incarcération de Tundu Lissu, ce fut au tour de Chadema d’être mis hors course : en refusant de signer le code de conduite électoral de l’INEC le 13 avril dernier, le parti a été officiellement disqualifié de la course à la présidentielle et de toute élection pour une durée de cinq ans. Et « il n’y aura pas de seconde chance », a pris soin d’avertir le directeur de l’INEC, Ramadhani Kailima.
« Des dizaines de disparitions inquiétantes »
De l’avis de certains experts, le parti aurait pourtant pu, du moins il fut un temps, représenter une alternative solide au CCM. Entre 2000 et 2015, Chadema affichait une progression constante aux élections générales, jusqu’à réunir 31 % des suffrages en 2015. « Ils avaient une base de leaders très mobilisés au niveau local et étaient devenus très populaires. Puis Magufuli a tout démantelé avec l’opération “Kuunga juhudi”, que l’on peut traduire par “solidaires avec le parti au pouvoir” », raconte Nicodemus Minde, chercheur indépendant et collaborateur de l’Institut d’études de sécurité (ISS) de Nairobi. « La plupart des officiels se sont vu offrir d’importantes sommes d’argent ou ont été menacés pour rejoindre le CCM . » Une stratégie d’affaiblissement qui se poursuit aujourd’hui avec la multiplication des partis fantoches que soutiendrait le gouvernement afin de fragiliser l’opposition. « Des soupçons pèsent notamment sur l’ACT-Wazalendo, poursuit le chercheur, dont les officiels ont depuis longtemps tendance à avoir de fortes connexions avec le CCM, ou passent d’un parti à l’autre. Le degré de violence observé contre l’ACT n’est pas non plus de la même intensité que celui à l’encontre des partisans de Chadema… Tout cela soulève, a minima, des interrogations. »
Et pour les plus récalcitrants, le gouvernement sait aussi user d’autres méthodes. Menaces à répétition, enlèvements, tortures… L’ancien président Magufuli n’a pas lésiné sur les moyens pour contraindre ses opposants à filer droit. Un proche de cadres du CCM, aujourd’hui retiré de la vie politique, évoque même un « règne de la terreur ». Si la répression a semblé un temps s’atténuer après le décès de Magufuli et son remplacement par sa vice-présidente, Samia Suluhu, la trêve aura été de courte durée. Après avoir levé l’interdiction de publication de plusieurs journaux nationaux et des rassemblements politiques, la nouvelle cheffe d’État a de nouveau durci sa politique, comme le relèvent Amnesty International et Human Rights Watch (HRW) dans deux rapports publiés en août 20242. Durant le seul mois d’août 2024, en plus de Tundu Lissu (alors numéro 2 de Chadema) et Freeman Mbowe, HRW comptabilisait pas moins de 375 arrestations de membres ou sympathisants de Chadema, auxquelles s’ajoutent, au fil des mois, des dizaines de disparitions inquiétantes, actes de torture et morts suspectes. Le dernier à en avoir fait les frais est l’activiste Mdude Nyagali, enlevé à son domicile au début du mois de mai et introuvable depuis.
Alors que dans la plupart des situations les témoins oculaires désignent des forces de l’ordre ou des personnes qui en ont l’apparence, rares sont les enquêtes qui aboutissent. Sans formuler d’accusation directe, Roland Ebole, chercheur en Ouganda et en Tanzanie pour Amnesty International, rappelle que « l’État a la responsabilité d’enquêter et de rendre compte des résultats des enquêtes ». « Ce à quoi, dans ces affaires politiques tanzaniennes, il a totalement failli. Soit il n’a pas mené d’enquête sérieuse, soit il n’a pas communiqué publiquement ce qu’il a entrepris pour traduire les auteurs devant la justice », poursuit le spécialiste.
« Samia Suluhu est pire que Magufuli »
Quant aux journalistes, rares sont les confrères tanzaniens à avoir répondu à nos sollicitations. Au mois d’avril, le principal quotidien local, The Citizen, s’était toutefois étonné3 de se voir refuser l’accès à une audience du procès de Tundu Lissu à Dar es-Salaam, décrivant des « scènes de chaos » aux abords du tribunal, où les forces de l’ordre n’auraient pas hésité à arrêter quiconque dérogeait aux consignes « à l’aide de matraques, fusils et chiens d’attaque ». Plus de la moitié des sondés d’une récente enquête de l’Union des clubs de presse de Tanzanie4 désignent les agents du gouvernement comme la première entrave à leur travail, et 22 % disent avoir déjà été arrêtés. De manière générale, « par peur de représailles ou d’être poursuivis juridiquement, les journalistes évitent souvent d’aborder la politique et favorisent les sujets socio-économiques ou environnementaux », résume Fundikila M. Wazambi, du LHRC. Exilée à Nairobi, la journaliste tanzanienne Maria Sarungi Tsehai, fondatrice du média Kwanza, interdit de diffusion à deux reprises sous la présidence de Magufuli, enfonce le clou :
Pour moi, Samia Suluhu est pire que Magufuli. À la moindre critique, tu encours le risque de disparaître et d’entendre certaines personnes te dire : “Il fallait t’y attendre.” Non seulement elle a perfectionné ses méthodes [intimidations, disparitions…], mais en plus elle les a normalisées. Aujourd’hui, le gouvernement n’a même plus besoin de faire semblant.
Par ailleurs, si la mise au pas des oppositions par les autorités est une pratique courante en Afrique de l’Est, où les accusations de trahison servent souvent d’instruments politiques, de récents incidents, comme l’enlèvement en novembre 2024, au Kenya, de Kizza Besigye, figure de proue de l’opposition ougandaise, interrogent opposants et ONG : assiste-t-on à la naissance d’une coordination transfrontalière de la répression entre l’Ouganda, le Kenya et la Tanzanie, pays dans lesquels s’enchaîneront à partir d’octobre des élections présidentielles ? La question mérite d’être posée pour Roland Ebole, représentant d’Amnesty. Et plus encore depuis l’arrestation en mai de la journaliste ougandaise Agather Atuhaire et du militant kényan Boniface Mwangi, venus assister à une audience du procès de Tundu Lissu à Dar es-Salaam. Torturés et violés5 durant trois jours, selon leurs témoignages concordants, ils ont finalement été expulsés vers leurs pays respectifs. Roland Ebole explique :
Arrêtés dans un hôtel de standing, ils ont été battus en présence de leurs avocats, ce qui en dit long tant sur le mépris pour le fondement du droit et des avocats que sur l’impunité dont jouit ou pense pouvoir jouir l’État. Et au regard des difficultés que nous avons eues à obtenir l’intervention des gouvernements ougandais et kényan pour faire libérer leurs citoyens, cela pose la question du niveau de coopération que les dirigeants de la région entretiennent en matière de répression.
De son côté, si Maria Sarungi Tsehai reconnaît que « le niveau de collaboration éventuel [entre certains pays d’Afrique de l’Est] est très difficile à déterminer », elle juge « très surprenant que les gouvernements respectifs ne condamnent plus les exactions commises sur leurs ressortissants hors de leurs territoires ».
« Si on se couche, tout le pays sera pénalisé »
Alors que Samia Suluhu multiple les investissements pour accélérer le développement économique du pays et booster le tourisme (inauguration sur le lac Victoria du plus grand pont d’Afrique de l’Est, extension du réseau ferroviaire à 2,8 milliards d’euros, création d’une « ville-satellite » aux équipements dernier cri à Dodoma…), Roland Ebole s’alarme des répercussions d’une telle politique autoritariste sur l’attractivité même du pays :
Si les touristes et les investisseurs commencent à percevoir la Tanzanie comme un pays dangereux pour eux, où il est possible de se faire arrêter y compris dans des établissements de standing, réputés plus sécurisés, d’être détenu et torturé sans être présenté devant un tribunal et abandonné quelque part… Je ne pense pas que ça envoie un message favorable. Emprisonner ou tuer pour faire taire les critiques, c’est au final plus préjudiciable pour un gouvernement que de montrer au monde que l’on a laissé ses opposants poser des questions, et que l’on a su y répondre.
Pour autant, Maria Sarungi Tsehai n’envisage « pas une seconde » de renoncer au combat : « Si on se couche, c’est tout le pays qui sera pénalisé. De plus, les gouvernements africains s’observent et apprennent les uns des autres. Nous ne pouvons pas les laisser s’inspirer de ces mauvaises pratiques . »
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3The Citizen Reporter, « Ten hours of chaos at Kisutu as Police, Chadema lock horns », 25 avril 2025, à lire ici.
4Twaweza East Africa, « Sauti za Waandishi : Journalists’ voices, a survey of Tanzanian media practitioners », février 2024, disponible en PDF ici.