Le 20 avril 2021, des officiers annoncent à la télévision nationale tchadienne la mort du président Idriss Déby Itno. Arguant d’une situation sécuritaire exceptionnelle, ils décrètent la mise en place un Conseil militaire de transition (CMT), avec à sa tête le fils du président défunt, Mahamat Idriss Déby. Ils décrètent en outre la suspension de la Constitution, la dissolution du gouvernement et de l’Assemblée nationale, la fermeture des frontières et l’instauration d’un couvre-feu. Le lendemain, une charte de la transition est adoptée par le CMT, sans consultation des partis politiques et de la société civile. Cette charte confie des pouvoirs considérables à Mahamat Idriss Déby, « président de la République, chef de l’État et chef suprême des armées ».
Cautionnée par la France et les pays du G5 Sahel et acceptée par le reste de la communauté internationale, cette prise de pouvoir qui ne respecte pas l’ordre constitutionnel est vivement rejetée par de nombreux Tchadiens, qui considèrent cette situation comme une succession dynastique. Pour marquer leur désapprobation, des centaines de personnes – membres et sympathisants de partis d’opposition et d’organisations de la société civile ou simples citoyens – descendent dans les rues de N’Djamena et de plusieurs autres villes, dont Moundou et Doba, les 27 et 28 avril 2021 puis les 8 et 19 mai 2021, à l’appel de la coalition Wakit Tama (« Le temps est venu », en arabe tchadien). Ces manifestations, interdites par la junte, font l’objet d’une répression sanglante de la part des forces de sécurité (FDS), mais également de la part d’hommes armés en tenue civile qui tirent sur des manifestants depuis des véhicules banalisés.
Au moins seize personnes sont tuées par balle au cours de ces quatre journées de répression, et des dizaines d’autres sont blessées. Les FDS arrêtent plus de 700 personnes, selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), majoritairement des hommes âgés d’une vingtaine d’années. Plusieurs d’entre eux sont victimes d’actes de torture au moment de leur arrestation et durant leur détention.
Une répression « préméditée »
Le 20 octobre 2022 devait marquer la fin des dix-huit mois de la transition – un délai à l’issue duquel Déby fils s’était engagé à organiser des élections. Mais la junte militaire en a décidé autrement. Le 10 octobre 2022, à l’issue d’un dialogue national à sens unique, boycotté par une partie de la société civile et de l’opposition, la période de transition est prolongée de vingt-quatre mois, et Mahamat Idriss Déby est reconduit à son poste de président de la transition. Il obtient même le droit de pouvoir se présenter en tant que candidat à la prochaine élection présidentielle. Les conclusions de ce dialogue contreviennent aux décisions du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine (UA) du 3 août 2021 et du 19 septembre 2022, qui fixaient au 20 octobre 2022 la fin de la transition et interdisaient aux membres du CMT de pouvoir se présenter aux élections.
En réponse aux demandes de manifestations, le ministère de la Sécurité publique interdit, par un arrêté du 19 octobre 2022, toutes marches dans le pays, et de nombreuses forces de défense et de sécurité sont déployées dans plusieurs villes. Dès l’aube du jeudi 20 octobre 2022, à l’appel de la coalition Wakit Tama et de plusieurs partis d’opposition – dont Les Transformateurs, le Parti socialiste sans frontière (PSF), le Front populaire pour la fédération (FPF), etc. –, des milliers de Tchadiens décident de braver les interdictions et de descendre dans les rues de N’Djamena, mais également de Bongor, Doba, Moundou, Koumra, Sarh et Mongo, pour protester contre la prolongation de la durée de transition et le maintien de Mahamat Idriss Déby à la tête du pays.
À Sarh, Bongor et Mongo, les manifestations se déroulent sans trop de heurts. Mais à N’Djamena, Moundou et Koumra, « [l]es manifestations [s]ont violemment réprimées par les forces de défense et de sécurité occasionnant de graves violations des droits de l’homme et des libertés fondamentales », affirmera la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH) tchadienne dans son rapport d’enquête qui sera remis aux autorités tchadiennes en février 2023 (un rapport qui n’est plus disponible sur le site de la CNDH, à télécharger ci-dessous).
Les informations collectées par la Ligue tchadienne des droits de l’homme (LTDH) et l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) au cours de leur enquête sur le terrain « laissent penser que cette répression a été préméditée, planifiée et méthodiquement organisée », selon un schéma en six étapes :
1. Interdiction de la marche et intimidation des organisateurs ;
2. Répression armée des manifestants ;
3. Chasse aux leaders et aux manifestants dans les maisons situées dans des quartiers perçus comme contestataires, suivie d’arrestations, de détentions au secret et de transferts dans des centres de détention éloignés ;
4. Recours à la torture, aux exécutions extrajudiciaires et aux disparitions forcées ;
5. Déploiement d’une campagne de communication et médiatique nationale et internationale pour justifier le recours à la force au prétexte d’une insurrection armée ;
6. Organisation de procédures judiciaires expéditives et condamnations des manifestants.
Des corps jetés dans le Chari
Dès 4 heures du matin, des centaines de manifestants occupent les grandes artères de plusieurs arrondissements de N’Djamena. Des individus sont armés de bâtons et de pierres, mais la très grande majorité défile avec le poing levé. Rapidement, les unités de police tirent des gaz lacrymogènes pour essayer de disperser les manifestants. Vers 10 heures, des renforts militaires arrivent en plusieurs endroits de la capitale. Dans les quartiers considérés comme des fiefs de l’opposition, les FDS – composées de membres de l’armée, de la gendarmerie et de la police – tirent sur la foule sans discernement avec des armes létales. La situation dégénère rapidement. « De manière disproportionnée, les FDS ont fait usage de leurs armes à feu, tirant à balles réelles sur les manifestants, occasionnant de nombreux morts et blessés », affirme la CNDH. Selon le Premier ministre du gouvernement de transition tchadien, au moins une « cinquantaine » de personnes ont été tuées, dont une « dizaine » de membres des forces de sécurité.
En plusieurs endroits, des personnes en tenue civile, enturbannées, à bord de véhicules aux vitres teintées et sans immatriculation, ouvrent le feu sur des manifestants. Les militaires qui sont positionnés à proximité de ces véhicules n’interviennent pas. C’est notamment le cas devant l’ambassade des États-Unis.
Entre le 20 et le 24 octobre 2022, des équipes de la LTDH ont pu documenter et vérifier 213 cas où des FDS ont exécuté délibérément des manifestants et des militants de l’opposition. Ces équipes ont pu apercevoir dans les morgues et les hôpitaux de N’Djamena et de Moundou 84 corps avec des impacts de balles au front, à la poitrine ou au dos. Parmi les personnes tuées, le journaliste Narcisse Orédjé. Des témoins oculaires affirment que des individus en tenue militaire ont tiré sur lui devant son domicile alors qu’il se rendait à son travail. Il a succombé à ses blessures durant son évacuation vers l’hôpital.
Un nombre indéterminé de dépouilles de victimes ont été jetées dans le fleuve Chari. Les jours suivants, des pêcheurs ont découvert dans le fleuve six corps d’hommes égorgés.
La traque des sudistes
Au cours de la journée du 20 octobre 2022, des centaines de personnes sont arrêtées arbitrairement dans les rues. Durant plusieurs jours, de nuit, des hommes en uniforme de la police et de l’armée profitent du couvre-feu (instauré à partir du 20 octobre, et qui sera en vigueur jusqu’au 5 décembre) pour procéder à des fouilles dans les quartiers contestataires du sud de N’Djamena. Des centaines de jeunes hommes, la plupart issus de communautés chrétiennes du sud du pays, sont arrêtés de manière arbitraire. Leur tort : être soupçonnés d’être proches de la plateforme d’opposition Wakit Tama ou du parti Les Transformateurs, populaires chez les chrétiens sudistes.
Nombre de ces jeunes hommes sont passés à tabac au moment de leur arrestation. « Les personnes qui ont été arrêtées [...] ont fait l’objet d’actes de torture et de traitements inhumains, cruels ou dégradants, aussi bien lors de leur transport vers les lieux de détention que dans leurs lieux de détention », indique la CNDH. Certains jeunes sont conduits vers des destinations inconnues, tandis que d’autres sont emprisonnés dans des lieux de détention officiels mais également dans des bâtiments publics. À N’Djamena, des salles de classe sont transformées en centres de détention et de torture durant plusieurs jours. « Ils nous frappaient avec des planches et des morceaux de fer […], certains ont eu des jambes et des bras cassés », affirme une victime à la CNDH. « Sans eau, ni nourriture et constamment soumis à des sévices, quelques jeunes vont perdre la vie », indique l’organisation.
Les détenus qui ne sont pas exécutés (comme Service Ngardjelaï, dont l’histoire est à lire ici) sont envoyés à la prison de haute sécurité de Koro Toro, située à plus de 600 km au nord de la capitale, où ils seront condamnés à l’issue de parodies de procès, et où certains passeront neuf mois avant d’être graciés par le chef de l’État1. Le trajet jusqu’à la prison de Koro Toro va causer une hécatombe chez les prisonniers. Entassés dans des camions de l’armée, les détenus sont sans eau ni alimentation. Selon la CNDH, 32 personnes sont mortes durant leur transfert (38 selon Service Ngardjelaï), la plupart tuées par balle ou décédées de leurs blessures à la suite d’actes de torture.
Dans un communiqué du 20 octobre 2022, le porte-parole du gouvernement tchadien qualifie les manifestations « d’insurrection populaire et armée avec l’appui de forces extérieures afin de déstabiliser le pays ». Certains manifestants ont certes lancé des pierres et pillé des édifices publics et des bâtiments privés, mais, pour la LTDH et l’OMCT, « les manifestants étaient dans leur très grande majorité pacifiques ». Selon Human Rights Watch (HRW), « les manifestants n’étaient pas armés, mais ils utilisaient des frondes pour lancer des pierres sur les soldats et ont mis le feu à des biens publics »2. Par la suite, les autorités tchadiennes n’ont jamais démontré en quoi ces manifestations avaient pour but de déstabiliser le régime. Elles n’ont également jamais apporté la moindre preuve sur la présence d’armes à feu aux mains des manifestants.
Une condamnation générale
Face à cette violente répression, la communauté internationale réagit, parfois mollement. « Des violences sont survenues ce matin au Tchad, avec notamment l’utilisation d’armes létales contre les manifestants, ce que la France condamne », indique le ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères le 20 octobre 2022. L’Union européenne3, l’Union africaine, les États-Unis et le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies dénoncent rapidement les violences. Le 22 octobre, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) condamne l’usage excessif de la force à l’encontre des manifestants. Le 24 octobre, quatre rapporteurs spéciaux des Nations unies sont saisis par l’OMCT, la LTDH et l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’homme (ATPDH). Ils sont invités à « demander d’urgence la fin des violations des droits humains et des enquêtes indépendantes et impartiales, afin que les auteurs soient identifiés, jugés et sanctionnés et que les victimes obtiennent des réparations ».
Le 26 octobre, deux experts indépendants de l’ONU, Clément Nyaletsossi Voule, et de l’Union africaine, Rémy Ngoy Lumbu, « condamn[ent] la répression létale des manifestations pacifiques ». Ils rappellent que « les autorités tchadiennes ont l’obligation de mener des enquêtes impartiales, rapides et efficaces sur les violations des droits humains qui auraient pu être commises lors de la dispersion des manifestations, et d’offrir un recours utile aux victimes ».
Le 3 novembre, lors de l’examen du Tchad devant le Comité contre la torture des Nations unies, le corapporteur Sébastien Touzé fait publiquement part de la « vive inquiétude du Comité ». Selon l’expert des Nations unies, « entre 50 et 150 personnes auraient été tuées, de 150 à 184 personnes auraient disparu, environ 1 369 auraient été arrêtées et de 600 à 1 100 personnes auraient été déportées dans la prison de haute sécurité de Koro Toro ». Il s’interroge sur « les raisons de cette répression et de cette violence pour réprimer des manifestations annoncées comme pacifiques » et indique que « le Comité souhaite obtenir des explications sur la répression ». L’autre corapporteur, Todd Buchwald, demande à la délégation tchadienne « sur quelle base juridique avait été exercée la force létale contre des manifestants ? »
Pour les autorités du Tchad, l’entière responsabilité revient aux manifestants et à leurs organisateurs, dont il fallait empêcher les agissements :
Les dernières manifestations – qui ont commencé le 19 octobre au soir – n’avaient rien de pacifique. Pour le Gouvernement, ces événements sont le fait de plusieurs groupes de militants violents, organisés et coordonnés, et munis d’armes blanches, qui se sont délibérément attaqués, de nuit, à des symboles de l’État. Leurs organisateurs avaient appelé publiquement à la « rupture » et à la mise en place d’un nouveau gouvernement. […] Des commissions d’enquête judiciaires ont été créées dans les quatre villes où des violences ont été commises ; les actes de manifestants, mais aussi de membres des forces de l’ordre, seront examinés. Les codes déontologiques de la police et de la garde nationale obligent les agents à ne faire usage de leur arme à feu qu’en cas d’extrême nécessité.
Dans ses observations finales, le Comité contre la torture recommande au Tchad de « veiller à ce que des enquêtes impartiales et efficaces soient rapidement menées sur toutes les allégations ».
Réaction « disproportionnée »
Dans son rapport rendu en partie public le 23 février 2023, la CNDH note que si la manifestation se voulait pacifique, certains dans la foule étaient en possession d’armes blanches ou ont attaqué les FDS à coups de pierres. Toutefois, elle indique que la réaction a été disproportionnée avec des tirs à balle réelle : « La répression a été excessive et contraire aux principes de maintien de l’ordre et de l’interdiction de l’utilisation des armes létales pour disperser une manifestation ». Le rapport de la CNDH n’exonère pas les organisateurs des manifestations, qui « ne pouvaient pas ne pas savoir que tout cela pouvait mal tourner et que le risque de répression violente était clairement prévisible ». Mais « la CNDH attribue la responsabilité principale de toutes [les] violations des droits de l’homme aux agents investis de l’autorité de l’État, à savoir les FDS, qui ont clairement failli dans leurs tâches dans la chaîne des événements ». L’organisation établit le bilan de la répression à 128 morts, 12 disparus et 518 blessés – des données qui ne sont pas exhaustives et sont susceptibles d’être revues à la hausse, précise-t-elle.
Le 26 avril 2023, la LTDH et l’OMCT publient à leur tour un rapport sur les événements. Selon les deux organisations, la répression s’est soldée par la mort de 218 personnes, des dizaines de torturés, des centaines de blessés, au moins 40 cas de disparitions et 1 300 arrestations. Parmi leurs recommandations, la CNDH comme la LTDH et l’OMCT demandent au gouvernement tchadien des poursuites contre les auteurs et les commanditaires de violations des droits humains et des réparations pour les victimes. Pour le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement tchadien, Aziz Mahamat Saleh, il s’agit d’« un rapport à charge parce que ce sont ceux qui ont appelé à ces insurrections qui sont à la base de la rédaction de ce rapport ».
Au cours d’une conférence de presse tenue le 20 octobre 2022, le Premier ministre, Saleh Kebzabo, tout en condamnant les agissements des insurgés, avait annoncé la création d’une « commission judiciaire » pour établir les responsabilités. Dans la foulée, deux arrêtés successifs (n° 348 et 349) sont pris par le ministère de la Justice pour l’ouverture d’enquêtes judiciaires concernant les événements survenus dans les villes de N’Djamena, Doba, Koumra et Moundou. Le ministre de la Justice, Mahamat Ahmat Alhabo, demande aux magistrats « d’ouvrir des enquêtes et d’engager des poursuites à l’encontre de toutes personnes, civiles et militaires impliquées ».
« Pour pallier les carences de la justice tchadienne, incapable d’enquêter sur les précédentes répressions de manifestations, une commission d’enquête internationale doit être instaurée au plus vite », réagit l’ACAT-France le même jour. Le lendemain, cette ONG se joint à 38 organisations de la société civile pour appeler la communauté internationale à « exiger des enquêtes indépendantes sur ces violations massives des droits humains » et plus particulièrement à la France à « suspendre toute coopération avec les FDS impliquées dans ces violences » et à « envisager la mise en place de sanctions ciblées à l’encontre du gouvernement tchadien et des personnes responsables de la répression ».
L’impossible quête de vérité
Malgré toutes les informations publiques à sa disposition, la justice tchadienne n’a, au-delà de ses promesses, mené aucune enquête permettant d’identifier les auteurs et les responsables des graves violations des droits humains commises le 20 octobre 2022 et les jours suivants. Aucun élément des FDS n’a fait l’objet de la moindre arrestation ni inculpation. Rien n’a été fait pour apporter réparation aux victimes. Seuls cinq agents des forces de l’ordre ont été « rayés » des effectifs de la police nationale en novembre 2022. « Ils se sont mal comportés pendant les événements du 20 octobre. [...] Soyez rassurés que nous ne pardonnons aucune dérive », indique le général Idriss Dokony Adiker, ministre de la Sécurité publique et de l’Immigration.
Le 22 février 2023, une délégation tchadienne – avec à sa tête le ministre de la Communication, Aziz Mahamat Saleh – se rend en Europe pour rencontrer divers médias et défendre sa position. Invité du Journal Afrique de TV5 Monde (voir la vidéo ci-dessous), Aziz Mahamat Saleh affirme que le rapport de HRW qui vient de sortir (cité plus haut) est « uniquement à charge » et « ne dit pas la vérité ». Il fait par contre la promotion du travail de la commission d’enquête internationale menée par la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC), et indique attendre ses résultats. Sur la Deutsche Welle, le lendemain, il affirme que le gouvernement tchadien va sanctionner les auteurs d’actes de torture quand la lumière sera faite. « La réconciliation et la transition exigent que toute la vérité soit faite », assure-t-il.
Le 24 février, sur la BBC Afrique, Aziz Mahamat Saleh affirme que « le gouvernement n’a pas reçu officiellement le rapport de la CNDH » et qu’il n’est pas en mesure de se positionner sur ce rapport. Dans les jours, semaines et mois suivants, les autorités tchadiennes ne feront aucune déclaration indiquant avoir bien reçu le rapport de la CNDH, qui lui a pourtant été remis officiellement. Ils ne se prononceront à aucun moment sur son contenu. Comme si ce rapport n’avait jamais existé.
En réalité, la junte a une idée très arrêtée de la situation. Mahamat Idriss Déby l’indique dans une interview au magazine Jeune Afrique publiée le 28 février 2023 : « Les responsables, les coupables de tous ces morts et blessés, ce sont ceux qui les ont jetés dans la rue avec pour objectif assumé d’en faire des martyrs. » Pour le président de la transition, les FDS ont réagi en « légitime défense » lors des manifestations4. Cette absence de reconnaissance d’une quelconque responsabilité des FDS par le chef de l’État tchadien démontre que la simple recherche de vérité et de responsabilité au niveau de la justice tchadienne est impossible.
Une mission d’enquête contestée
Quelques semaines plus tard, le 20 avril, lors d’un entretien avec RFI, Aziz Mahamat Saleh répond de manière évasive à la question : « Pourquoi aucun responsable des forces de l’ordre n’a été poursuivi par la justice ? ». « Les responsables des forces de l’ordre et de sécurité, pour certains, ont été interpellés, indique-t-il. Ça, il faut le reconnaître. Autre élément, ce sont des personnes qui n’ont pas été identifiées, qui étaient en civil, et qui ont été recherchées par la suite. Et comme peut-être aussi les commanditaires, elles ont fui le pays pour certaines. [...] Le gouvernement l’a toujours dit, les responsabilités devront être situées d’où qu’elles viennent et à ce niveau-là aussi. »
Deux semaines après le « jeudi noir », le principe d’une mission d’enquête internationale avait été accepté par les autorités tchadiennes. Au Conseil de sécurité des Nations unies, le 8 décembre 2022, lors d’une réunion portant sur l’Afrique centrale, le président de la CEEAC, Gilberto Da Piedade Verissimo, précise que « la CEEAC œuvre actuellement, avec l’assentiment des autorités tchadiennes, à la mise en place d’une mission internationale d’établissement des faits à laquelle elle a invité l’ONU, l’UA, la Communauté des États sahélo-sahariens et la Commission du Bassin du lac Tchad ». Le mandat de cette mission d’enquête est d’« établir les faits, dégager les responsabilités et suggérer les voies et moyens de rendre justice aux victimes ».
En réalité, pour des raisons non encore expliquées, ni l’UA ni les Nations unies ne vont participer à cette mission d’enquête. Seule une petite équipe de trois enquêteurs de la CEEAC sera envoyée sur le terrain fin 2022. Sur place, la mission est considérée par plusieurs acteurs tchadiens comme ni indépendante ni impartiale. Le barreau du Tchad refuse d’échanger sur le fond avec les enquêteurs. Des avocats tchadiens appellent à la création d’une véritable commission d’enquête indépendante. Lors d’une conférence de presse organisée à N’Djamena le 31 août 2023, l’envoyé spécial de la CEEAC, Didier Mazenga Mukanzu, annonce la publication « d’ici peu [du] rapport d’enquête » sur les événements du « jeudi noir ». Le 20 octobre 2023, le rapport de la CEEAC n’avait toujours pas été rendu public.
Climat de terreur
La répression du 20 octobre 2022 a plongé le Tchad dans un climat de terreur. Nombre de leaders de la société civile et de l’opposition politique ont dû fuir le pays. Ceux restés au Tchad ont mis en berne leurs activités, et les autorités de transition ont aujourd’hui les mains libres pour maintenir le pays sous leur contrôle.
Les condamnations timides de la communauté internationale sont restées lettre morte. Les partenaires et les bailleurs de fonds du Tchad, notamment la France et l’UE, ont continué à soutenir financièrement et diplomatiquement la junte militaire5. Les partenaires occidentaux ont maintenu au même niveau leur coopération de défense et de sécurité avec le Tchad, comme si de rien n’était. Aucune réponse forte n’a été apportée afin que les FDS tchadiennes répondent de leurs crimes devant la justice. Aucune sanction contre les auteurs et les responsables de ces violations graves des droits humains n’a été appliquée. Pour avoir critiqué « le manque de transparence des enquêtes sur la répression des manifestations », ainsi que la décision qui permet au président de la Transition, Mahamat Idriss Déby, de se présenter à la présidentielle, l’ambassadeur allemand Jean Christian Gordon Kricke a été expulsé du Tchad le 8 avril 2023. Une expulsion passée quasiment inaperçue.
Dans la conclusion de son rapport, la CNDH pose des questions qui demeurent sans réponses : « De qui [les FDS ont-elles] reçu l’ordre de tuer les manifestants ? Qui sont ces hommes en tenues civiles et armés dans les véhicules aux vitres teintées qui tiraient sur les manifestants au vu et su des FDS ? Pourquoi le parquet tchadien n’a-t-il pas ouvert une information judiciaire sur le cas des militaires et/ou des civils auteurs des massacres, des disparitions, des enlèvements, des arrestations et des détentions illégales ou de toutes autres violations des droits de l’homme commises sur les manifestants ? »
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1Début décembre 2022, environ 400 détenus sont jugés en quelques jours pour leur participation aux événements du 20 octobre 2022. Les avocats de la défense, faute de transparence, boycottent les procès après que l’association du barreau du Tchad les ont qualifiés de « parodie de justice ». Le 5 décembre 2022, 262 détenus sont condamnés à des peines allant jusqu’à trois ans de prison, 80 sont condamnés à des peines avec sursis et 59 autres sont acquittés. Fin mars 2023, le président de la transition a gracié une grande part d’entre eux, et le 17 juillet 2023, les 110 derniers condamnés bénéficient d’une autre grâce présidentielle. « On a jugé les victimes de la répression et non les bourreaux qui leur ont tiré dessus », déplore sur RFI l’opposant Yaya Dillo.
2« Tchad : Exigence de justice pour la répression d’octobre », Human Rights Watch, 23 janvier 2023.
3Le 15 décembre 2022, le Parlement européen adoptera une résolution relative aux « répressions exercées par la junte militaire sur les manifestations pacifiques au Tchad ». Les députés européens déploreront « la répression et les violences meurtrières perpétrées contre les manifestants pro-démocratie lors des manifestations d’octobre 2022 » et demanderont « l’ouverture d’une enquête indépendante et impartiale des Nations unies et de l’Union africaine sur les violences signalées ».
4François Soudan, « Mahamat Idriss Déby Itno : Nous avons sauvé le Tchad du chaos », Jeune Afrique, 28 février 2023
5Le président de la transition Mahamat Idriss Déby a été reçu une nouvelle fois à l’Élysée le 18 octobre 2023, où il a eu un tête-à-tête avec le président Emmanuel Macron.