Jeanne Édith Bibou Nissack a moins de souci à se faire pour son mari écroué à la prison centrale de Kondengui, à Yaoundé, que pour leurs deux enfants. Ce matin ensoleillé du mois de juin 2022, l’un d’eux est victime d’une crise de paludisme alors que l’autre doit lutter contre une forte grippe qui le fait souffrir. Depuis le 22 septembre 2020, elle a appris à élever toute seule ses enfants. Ce jour-là, son mari, Olivier Bibou Nissack, porte-parole de Maurice Kamto, président du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC), est arrêté – ou plutôt « kidnappé par la police », corrige son épouse. « Dans un État de droit, il y a des manières d’interpeller les gens quand on a des choses à leur reprocher. Olivier a été enlevé chez lui », dénonce-t-elle.
Le 22 septembre 2020, le MRC, principal parti d’opposition au Cameroun, appelle à des manifestations pacifiques dans toutes les villes du pays. Le mouvement de Maurice Kamto, arrivé deuxième à l’élection présidentielle du 7 octobre 2018 dont il conteste toujours les résultats, exige entre autres la résolution pacifique de la crise sociopolitique dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, la révision consensuelle du système électoral afin de garantir des élections libres et transparentes, ou encore l’audit des fonds dépensés dans la préparation de la Coupe d’Afrique des nations (CAN), qui s’est finalement déroulée début 2022. Le MRC entend également s’opposer à ce que nombre de Camerounais appellent le « gré à gré » au sommet de l’État, c’est-à-dire la transmission dynastique du pouvoir. Paul Biya est soupçonné par une partie de l’opposition de vouloir passer la main à son fils Franck, après quarante ans de règne.
L’appel à manifester est suivi dans plusieurs villes (Yaoundé, Douala, Bafoussam, Bafang, Dschang, etc.) malgré la présence dissuasive des forces de police et de gendarmerie. Olivier Bibou Nissack, lui, n’aura pas l’occasion de rejoindre ses camarades dans les différents cortèges dans la ville de Yaoundé. Dès les premières heures de la matinée et comme cela avait déjà été le cas une semaine auparavant, sa résidence est bouclée par un détachement de policiers armés. Le commissaire Simon Mendouga, qui conduit les troupes, fait croire à une invitation faite à Olivier Bibou Nissack par le patron de la police. Le porte-parole de Maurice Kamto n’y voit aucun inconvénient et accepte de déférer à cette « invitation ». C’est un subterfuge.
Olivier Bibou Nissack est embarqué dans les dédales de la police, puis de la gendarmerie. Après plusieurs jours de garde à vue, il est écroué à la prison centrale de Kondengui. Il y retrouve ses camarades de parti, dont certains ont été arrêtés pratiquement dans les mêmes conditions. C’est le cas d’Alain Fogue, le trésorier du MRC, dont il est l’un des fondateurs. Enseignant de relations internationales et de stratégie à l’Université de Yaoundé II, à Soa, et à l’École de guerre de Yaoundé, il est un pilier du parti, et son emprisonnement est un coup dur porté à Maurice Kamto, dont il est très proche.
Une juridiction d’exception
Au total, 104 militantes et militants sont écroué.es à la prison centrale de Kondengui, dans celle de New-Bell, à Douala, et à Bafoussam, dans la région de l’Ouest. Maurice Kamto n’est certes pas interpellé, mais il est placé en résidence surveillée à son domicile à partir du 21 septembre 2020. Il ne mettra les pieds hors de chez lui qu’à partir du 8 décembre, après que les dizaines de policiers et de gendarmes qui gardaient sa maison nuit et jour eurent quitté les lieux.
Les personnes interpellées sont accusées de révolution, rébellion, attroupement et défaut de carte nationale d’identité. Elles sont poursuivies devant les tribunaux militaires de Yaoundé, Douala et Bafoussam. L’accusation brandit la loi du 12 juillet 2017 portant Code de justice militaire, notamment son article 8-C, qui dispose que le tribunal militaire est compétent pour « des infractions relatives aux actes de terrorisme » et de cas d’atteinte à la « sûreté de l’État ». « On considère donc dans ce pays que le fait pour des hommes politiques d’organiser une manifestation pacifique est un acte assimilable au terrorisme ou à l’atteinte à la sûreté de l’État. Voilà pourquoi nos clients ont été poursuivis devant le tribunal militaire », dénonce l’un des avocats des accusés, Me Sother Menkem.
Me Henri Kouokam estime que le tribunal militaire est incompétent. Il ajoute que le choix d’une juridiction à compétence spéciale dans cette affaire est vicieux à plus d’un titre : « Il n’y a aucune garantie quant à l’indépendance du juge, le militaire étant soumis à sa hiérarchie. Les militaires ont des méthodes brutales et expéditives. Ils ne respectent pas toujours les droits élémentaires des justiciables, par exemple l’accès au dossier de la procédure. » En l’absence de leurs avocats, les militants du MRC seront condamnés dans la nuit du 27 au 28 décembre 2021 à des peines allant de deux à sept ans d’emprisonnement ferme. Le tribunal militaire a eu la main particulièrement lourde avec les principaux cadres du parti, dont Alain Fogue, Olivier Bibou Nissack, Pascal Zamboue ou encore Awasum Mispa Fri, qui ont tous écopé d’une peine de sept ans de prison. Ils risquaient la perpétuité, selon l’article 114 du Code pénal camerounais1.
« Le triomphe de l’arbitraire »
Un autre avocat du MRC, Me Hyppolite Meli, dénonce un « procès politique » alors que Mme Bibou Nissack parle d’une parodie de justice sur fond de règlements de comptes. « Mon mari, regrette-t-elle, est en prison parce qu’on ne supporte pas ses opinions politiques. On ne supporte pas son franc-parler. On ne supporte pas sa loyauté envers son leader. On ne supporte pas qu’il soit incorruptible dans un pays où on achète tout et tout le monde. Voilà pourquoi Olivier est en prison. »
Pour le journaliste et chercheur en sciences politiques Jules Domche, la condamnation des militants du MRC par le tribunal militaire participe d’une tentative de décapitation de ce parti, le seul, selon lui, qui représente une alternative sérieuse à la dynastie Biya. « Autrefois, on procédait à des assassinats politiques, constate-t-il. C’était le cas dans les années 1950. Aujourd’hui, le pouvoir de Yaoundé instrumentalise la justice pour mettre hors jeu son adversaire le plus redoutable. Sinon, comment comprendre qu’on puisse poursuivre des responsables politiques devant un tribunal militaire pour une simple manifestation comme on en voit dans toutes les démocraties ? » Manifestation, ajoute-t-il, « au cours de laquelle il n’y a eu ni acte de violence ni vandalisme ». Selon lui, « c’est le triomphe de l’arbitraire ».
Le président national du MRC n’a pas donné suite à notre demande d’interview. Courant mai, il avait accordé un entretien à la chaîne de télévision Vox Africa dans lequel il affirmait que l’objectif du pouvoir était de casser son parti. Il révélait qu’un débat avait eu lieu au sein du régime entre les partisans d’une ligne dure favorable à la dissolution pure et simple du MRC, et un autre courant qui proposait de le démanteler en neutralisant certains de ses cadres et ainsi de contraindre Maurice Kamto et ses camarades à concentrer l’essentiel de leur énergie à obtenir leur libération. « Mais nous sommes assez solides comme parti politique, tentait-il de rassurer. Croyez-moi, le parti avance. Vous serez étonné : nous nous portons aujourd’hui encore mieux qu’avant la présidentielle de 2018. »
Une semaine avant les marches du 22 septembre 2020, le MRC avait rendu public un document intitulé « Le code du marcheur pacifique, patriote et républicain », et signé de son président. Ce texte de deux pages précisait d’abord que la marche projetée était conforme à la Constitution et aux accords et traités internationaux auxquels le Cameroun est partie prenante. Ensuite, il fixait quelques règles à observer pour éviter de se mettre en porte-à-faux avec les autorités : « Être discipliné ; ne porter aucune arme de quelque nature que ce soit, ni aucun objet tranchant ou pointu ; n’attaquer personne ; ne pas répondre aux provocations des miliciens infiltrés du régime, les repérer et le référer au coordonnateur de votre groupe, charge à lui de les remettre aux forces de maintien de l’ordre ; ne détruire aucun bien, ni public ni privé ; ne pas s’attaquer aux forces de maintien de l’ordre ; ne jamais oublier que la lutte vise à sauver le pays et non à le détruire », pouvait-on lire dans ce document.
Promiscuité, corruption, violences
Le 13 avril 2022, le collectif constitué pour la défense des prisonniers du MRC a annoncé son retour dans les prétoires, après avoir observé une grève visant à protester contre les violations des droits de la défense dans le cadre de cette procédure. Maurice Kamto, avocat de profession, a indiqué dans la foulée qu’il allait lui-même défendre ses camarades. Le collectif d’avocats a fait appel de la condamnation des 104 militants.
À la prison centrale de Kondengui où ils sont incarcérés, les prisonniers du MRC gardent le moral. Alain Fogue, méconnaissable avec sa tignasse et sa barbe grisonnante, n’a rien perdu de sa bonhomie. Olivier Bibou Nissack, quant à lui, reste serein malgré des conditions de détention difficiles dans une vieille prison construite à la fin des années 1960 pour 1 000 détenus et qui en compte aujourd’hui près de 4 000, selon le décompte officiel de l’administration pénitentiaire.
La promiscuité, la corruption, la violence et les trafics divers sont courants à Kondengui. « Si le courage se vendait, je pense que tous les combattants du MRC emprisonnés à Kondengui deviendraient très riches. Ils ont un moral de fer. Ils savent qu’ils n’ont rien fait de mal, qu’ils sont en prison simplement pour avoir voulu libérer ce pays d’une dictature sauvage », confie l’activiste politique Sébastien Ebala, un sympathisant du MRC libéré le 27 juin 2022 après avoir passé deux années à Kondengui. À l’époque, il avait réalisé une vidéo dans laquelle il invitait les Camerounais à sortir massivement dans les rues pour exiger le départ de Paul Biya. Il avait été brutalement interpellé, puis torturé dans les locaux de la Sécurité militaire (Sémil), à Yaoundé, avant d’être emprisonné (lire l’encadré situé au pied de cet article).
Du côté de Douala, à la prison de New-Bell, les conditions de détention sont encore plus rudes. Construite en 1902 pour 800 détenus, elle compte officiellement plus de 5 000 pensionnaires entassés dans des cellules de fortune. La misère et l’insalubrité sont l’ordinaire des prisonniers. Le MRC a récemment enterré un de ses militants, Rodrigue Dagueho, décédé dans ce bagne après avoir contracté le choléra. Les autres militants incarcérés vivent désormais hantés par la mémoire de leur défunt camarade, inhumé le 19 juin 2022 à Mbouda, dans la région de l’Ouest.
« Que faut-il de plus pour que notre cas mobilise l’attention ? »
Du fond de leur prison, certains militants regrettent que leur cause ne mobilise pas grand monde, ni au Cameroun ni à l’étranger. « Ce ne sont pourtant pas les motifs d’indignation qui manquent dans notre affaire. Non seulement nous avons été torturés lors de notre interpellation, mais nous avons en plus été jugés par un tribunal militaire et condamnés en l’absence de nos avocats. Que faut-il de plus pour que notre cas mobilise l’attention du monde ? », se désole, sous le couvert de l’anonymat, un militant condamné à trois ans d’emprisonnement ferme à la prison de New-Bell.
Une incompréhension partagée par Jeanne Édith Bibou Nissack. « Ce que je trouve révoltant, s’emporte-t-elle, c’est que la majorité des Camerounais semble se complaire dans cette injustice, dans cet arbitraire. Plus grave encore, c’est la communauté internationale : comment peut-elle être spectatrice de cette oppression ? Il faut que les organisations internationales de défense des droits de l’homme et des libertés prennent leurs responsabilités. Il est temps de jouer franc jeu avec les Africains. Pas seulement avec les Camerounais. Leur silence est complice ! »
Beaucoup avaient pensé que la nomination d’Éric Dupond-Moretti au poste de ministre de la Justice en France, en juillet 2020, permettrait de faire avancer la cause des militants du MRC. En mars 2019, le célèbre avocat pénaliste avait débarqué au Cameroun pour défendre Maurice Kamto, alors emprisonné à Kondengui, à Yaoundé, aux côtés d’autres cadres de son parti. L’avocat français avait déjà eu affaire à la justice camerounaise des années plus tôt, lorsqu’il avait défendu le Franco-Camerounais Thierry Michel Atangana2.
Le « maximum » de Macron et les notes de la DGSI
Maurice Kamto avait été libéré le 5 octobre 2019 après l’intervention d’Emmanuel Macron auprès des autorités camerounaises. Une pression que le président français avait lui-même confirmée le 22 février 2020, alors qu’il était interpellé au Salon de l’agriculture par un activiste camerounais, Abdoulaye Thiam, surnommé « Calibri Calibro » (voir la vidéo ci-dessous). « Vous savez mon engagement sur ce sujet, avait rétorqué Macron. J’ai mis la pression sur Paul Biya pour que d’abord il traite le sujet de la zone anglophone et de ses opposants. J’avais dit : “Je ne veux pas qu’on se voie à Lyon3 tant que Kamto n’est pas libéré.” Et il a été libéré parce qu’on a mis la pression. Là, la situation est en train de se dégrader. Je vais appeler la semaine prochaine le président Biya et on mettra le maximum de pression pour que cette situation cesse. Je suis totalement au courant et totalement impliqué sur les violences qui se passent au Cameroun et qui sont intolérables. Je fais le maximum. »
Au-delà des beaux discours, les actes démontrent la gêne de Paris sur ce sujet. Mediapart a révélé que la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) était intervenue en 2021 afin d’empêcher Abdoulaye Thiam, exilé en France depuis 2016, d’obtenir le statut de réfugié, au motif que cela « constituerait un risque [...] pour les intérêts politiques et diplomatiques de la France ».
Le 8 juin 2022, Emmanuel Macron a une nouvelle fois été apostrophé sur le sujet, lors d’une visite en région parisienne, par un militant du parti de Kamto. La scène a été filmée et abondamment relayée sur les réseaux sociaux au Cameroun. Cette fois, le président a joué la carte de la prudence. « Je ne m’ingère pas dans les affaires des Camerounais, a-t-il rétorqué. Mais nous sommes partout en Afrique pour que les démocraties marchent, que les alternances fonctionnent et qu’il y ait des procédures démocratiques. Je l’ai déjà dit aussi au président Biya. Il faut aujourd’hui qu’il ouvre le jeu démocratique. J’ai eu cette discussion avec lui. »
Les militants du MRC en sont convaincus : leur salut ne viendra pas d’une justice camerounaise « aux ordres », mais d’une forte pression de la France et de la communauté internationale. Laquelle, pour l’instant, reste claquemurée dans un silence retentissant.
Jeanne Édith Bibou Nissack ne désespère pas pour autant. Elle continue de croire à la libération de son mari et des autres prisonniers. Elle mène pour cela des actions avec le mouvement « Free Bibou Nissack », qu’elle a créé à cet effet. L’objectif, explique-t-elle, est aussi de dénoncer tous les abus dont les Camerounais sont victimes.
Sébastien Ebala : « J’ai survécu à la torture »
Depuis sa sortie de prison, le 27 mai 2022, le récit des sévices subis par Sébastien Ebala fait froid dans le dos. Il est devenu le symbole de la répression politique et de la torture des activistes ou des militants dans les cellules de la police et de la gendarmerie au Cameroun. Après sa libération, Ebala ne s’est pas emmuré dans le silence. Il a eu le courage de raconter son calvaire et de donner un nom à ses bourreaux avec les mots les plus crus : « criminels, bandits ».
Tout commence le 16 avril 2020. La nuit est tombée sur la ville de Yaoundé. Sébastien Ebala et deux autres compagnons, Paul Daisy Biya (aucun lien de parenté avec le président Paul Biya) et Bernard Tchebo, se retrouvent au lieu-dit Poste centrale, en plein cœur de la capitale. Ils réalisent une courte vidéo dans ce lieu mal éclairé et dans un vacarme de klaxons de voitures. Dans cette vidéo devenue virale sur les réseaux sociaux, Sébastien Ebala appelle les Camerounais à rejoindre massivement ce lieu le 18 avril 2020 pour demander le départ du président de la République du Cameroun. Pour lui, Paul Biya, 87 ans à l’époque, au pouvoir depuis 1982 et officiellement déclaré vainqueur de l’élection présidentielle du 7 octobre 2018 avec 71 % des suffrages, n’a pas remporté ce scrutin. Il estime que le vainqueur est Maurice Kamto, qui a toujours revendiqué sa victoire.
Après cette bravade, Sébastien Ebala rentre chez lui et diffuse la vidéo. Il ne sait pas à ce moment-là qu’il vient de faire enrager les autorités, qui décident de lui mettre le grappin dessus.
« Ils étaient comme drogués »
Le 17 avril, Sébastien Ebala et ses deux compagnons sont dans la résidence de Bernard Tchebo, dans le quartier Mballa II, à Yaoundé. En fin de journée, la maison est encerclée par des individus en civil armés et encagoulés. Ils font irruption dans la maison. Pris de panique, les trois compagnons montent se cacher dans le plafond. Ils sont finalement retrouvés. « Ils étaient d’une incroyable brutalité, comme drogués, confie Ebala. Ils ont tout saccagé dans la maison et ils nous ont sauvagement battus tout en nous menaçant de leurs armes. J’étais leur principale cible. J’ai reçu des coups sur la tête, j’ai eu l’arcade sourcilière fendue. Je suis sorti de cette maison avec du sang partout sur mes vêtements. »
Jusque-là, Sébastien Ebala et ses camarades ne savent pas qui sont ces hommes. « J’étais convaincu que nous avions affaire à des bandits. Une telle barbarie ne pouvait pas être le fait de fonctionnaires de la gendarmerie. Je ne vois pas quel intérêt ils avaient à m’amocher de la sorte, à saccager toute la maison de mon ami Tchebo, à détruire le mobilier, déchiqueter les canapés... C’est des comportements de voyous et non de gens formés pour faire un travail », dénonce-t-il.
C’est seulement lorsqu’ils sont conduits dans les locaux du secrétariat d’État à la Défense chargé de la Gendarmerie qu’ils réalisent que leurs bourreaux sont en réalité des gendarmes en mission.
Ebala et ses compagnons sont confiés au patron de la Sécurité militaire (Sémil), le colonel Joël Émile Bamkoui. « Une fois de plus je suis battu, malmené, humilié, raconte-t-il. Bamkoui est lui-même à la manœuvre. Son objectif est de me faire dire que c’est le professeur Maurice Kamto qui m’a incité à appeler au départ de Paul Biya. Or ce n’était pas le cas. On m’a conduit dans un lieu appelé “le labo”. C’est le lieu où on torture les gens. On m’a allongé en croix, on m’a aspergé d’eau et on m’a longuement frappé à l’aide d’une machette. Comme je continuais de nier avoir été envoyé par le professeur Kamto, Bamkoui et ses hommes ont pris un manche à balai. Ils ont fait ce qu’ils appellent la balançoire. J’ai été accroché et ils m’ont longuement frappé sur la plante des pieds. C’était horrible. Le pied posé sur ma poitrine alors que j’étais presque agonisant, Bamkoui est même allé jusqu’à me dire qu’il pouvait me tuer dans ses cellules et faire un rapport selon lequel l’opération aurait mal tourné. »
Toutes ces accusations sont contestées par le colonel Joël Émile Bamkoui, pour qui Ebala n’est qu’un « affabulateur ». Il menace de porter plainte contre lui. Mais les accusations de tortures contre le patron de la Sémil ne datent pas d’aujourd’hui. Le 20 septembre 2021, le philosophe Fridolin Nke, enseignant à l’Université de Yaoundé I, est enlevé par des individus en civil qui le conduisent manu militari dans les locaux du secrétariat d’État à la Défense chargé de la Gendarmerie. L’universitaire dit avoir été frappé et menacé par le colonel Joël Émile Bamkoui. Les photos de son visage tuméfié et de ses yeux enflés ont fait le tour des réseaux sociaux.
Kondengui comme un soulagement
Après plusieurs jours de garde à vue, Paul Daisy Biya est libéré sans aucune forme de procès alors que ses camarades Sébastien Ebala et Bernard Tchebo sont placés sous mandat de dépôt et écroués le 27 mai 2020 à la prison centrale de Kondengui. « J’ai été présenté à un magistrat militaire, raconte Ebala. J’étais poursuivi pour outrage à un président de parti politique, cybercriminalité, propagation aggravée de fausses nouvelles. Lorsque je suis entré dans son bureau, je portais encore les stigmates de la torture. Il a refusé de me recevoir, ordonnant qu’on me fasse soigner. J’avais la tête bandée comme une momie. Mon avocat, Me Emmanuel Simh, est témoin. Nous étions ensemble. La prison de Kondengui est un mouroir, mais je me suis senti revivre quand j’y suis arrivé. Le véritable mouroir, ce sont les cellules de la Sémil. J’ai vraiment cru qu’ils allaient m’y tuer. »
Après deux ans de détention, Sébastien Ebala a été libéré le 27 mai 2022. Depuis lors, dans le dénuement le plus total, il essaie de se reconstruire. Il trouve du réconfort auprès de sa compagne et de leurs deux enfants. Il ne cache pas sa rancune. Il n’a rien oublié de ce qu’il a subi le jour de son interpellation. « J’ai la haine, s’énerve-t-il. Une haine viscérale contre Bamkoui et tous ceux qui ont fait couler de mon sang. Je ne vis désormais que dans l’espoir de le voir un jour payer pour tout le mal qu’il m’a fait et qu’il a fait aux autres Camerounais. »
Soutenu par des organisations de défense des droits humains, Sébastien Ebala envisage de porter plainte devant les juridictions camerounaises et internationales pour tortures.
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1L’article 114 du Code pénal qui traite de la « révolution » dispose : « Est puni de l’emprisonnement à vie, celui qui tente par la violence, soit de modifier les lois constitutionnelles, soit de renverser les autorités politiques instituées par lesdites lois ou de les mettre dans l’impossibilité d’exercer leurs pouvoirs ».
2Ingénieur financier formé en France, Thierry Michel Atangana avait été arrêté en mai 1997 en même temps que l’ancien secrétaire général de la présidence de la République, Titus Edzoa, dont il fut un proche collaborateur. Alors ministre de la Santé publique, celui-ci avait démissionné du gouvernement et annoncé dans la foulée sa candidature à l’élection présidentielle du 12 octobre 1997. Les deux hommes ont peu de temps après été arrêtés et poursuivis pour détournement de fonds publics et trafic d’influence. Ils ont été condamnés d’abord à quinze ans, puis à vingt ans de prison. Le Franco-Camerounais a toujours clamé son innocence. Il estime avoir payé pour sa proximité avec Titus Edzoa. Thierry Michel Atangana et Titus Edzoa ont été libérés le 24 février 2014 après une intense pression diplomatique française.
3La rencontre entre Emmanuel Macron et Paul Biya a eu lieu à Lyon le 10 octobre 2019, lors de la conférence du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme.