La salle de rédaction d’Amplitude FM à Yaoundé grouille de monde. De nombreux journalistes s’y sont donné rendez-vous en cette matinée du lundi 23 janvier 2023 pour rendre hommage à Martinez Zogo, journaliste et directeur de cette radio, enlevé six jours plus tôt, le 17 janvier, et dont le corps a été retrouvé la veille. Ses confrères sont venus avec bougies et fleurs qu’ils déposent autour d’un portrait du défunt posé sur une table.
Il est un peu plus de 10 heures. Des chants religieux sont diffusés à l’antenne. Habituellement, à cette heure-ci, « Martinez Zogo marche sur la capitale », comme il le scandait lui-même chaque matin au début de son émission culte, Embouteillage, diffusée du lundi au vendredi entre 10 heures et 12 heures. Avec son style inimitable, volontairement provocateur et corrosif, il s’était imposé depuis plusieurs années comme l’animateur le plus populaire de la ville de Yaoundé. Sa particularité ? Le verbe brutal, sans filtre, pour dénoncer la corruption au Cameroun.
Au milieu de la foule de journalistes qui se bousculent la mine défaite dans la salle de rédaction d’Amplitude FM se trouvent des auditeurs, dont quelques chauffeurs de taxi désormais orphelins de leur journaliste préféré. « Martinez était le journaliste du peuple, la voix des sans-voix, confie Clément. Je ne manquais jamais une seule de ses émissions. Et si vous étiez un habitué de cette émission, vous avez sans doute remarqué qu’il nous faisait toujours des clins d’œil. C’était l’ami des taximen. Sa mort nous attriste. »
Ses proches étaient sans nouvelle de Martinez Zogo jusqu’à ce dimanche 22 janvier 2023, lorsque son corps nu et visiblement mutilé a été découvert dans un terrain vague d’une banlieue de Yaoundé. Selon des sources médicales, l’autopsie qui a été réalisée sur la dépouille a révélé qu’il avait été sérieusement supplicié par ses bourreaux. Il aurait reçu une décharge électrique, sa jambe a été brisée, ses cheveux arrachés, des doigts coupés, le rectum défoncé et, suprême cruauté, on lui aurait fait manger ses excréments.
Un corps mutilé et exposé « pour choquer »
La révélation de ces mutilations a horrifié de nombreux Camerounais. « C’est une attitude inacceptable dans une communauté humaine », dénonce Christophe Bobiokono, directeur du journal Kalara. « Je n’ose pas imaginer la souffrance que ce garçon a dû endurer, ajoute-t-il. Le niveau des tortures qu’il a subies avant de mourir n’a pas de nom. » Le chroniqueur de Radio Équinoxe, Aristide Mono, dénonce « la République de la terreur décomplexée », alors que le chercheur en sciences politiques Njoya Moussa constate que le mode opératoire des bourreaux de Martinez Zogo rappelle les pires mafias. « Martinez n’a pas seulement été tué. Son corps a été sauvagement mutilé, et ses bourreaux ont pris la peine de l’exposer en état de décomposition au vu et au su de tout le monde alors qu’ils auraient pu le faire disparaître. C’est fait à dessein pour choquer », analyse-t-il.
L’assassinat de Martinez Zogo a suscité une vague d’émotion, y compris dans la classe politique camerounaise. Le ministre de la Communication, René Sadi, a condamné « avec la plus grande fermeté cette attaque dirigée contre un homme des médias, et [réaffirmé] que le Cameroun est un État de droit, où les libertés sont garanties, y compris la liberté de la presse ». Pour sa part, la présidente du Cameroon People’s Party (CPP, opposition), Kah Walla, a dénoncé un « crime odieux » et exigé que toute la lumière soit faite et que les auteurs soient punis. Le député Cabral Libii, du Parti camerounais pour la réconciliation nationale (PCRN, opposition), a quant à lui exprimé son « immense colère et un dégoût indescriptible » face à un « assassinat lâche ». Pour lui, pas de doute, les coupables sont à chercher au sein du pouvoir : « Un niveau choquant sur l’échelle de la barbarie de ce régime vient d’être franchi », s’emporte-t-il.
Certaines représentations diplomatiques ont joint leur voix à ce concert d’indignation. La délégation de l’Union européenne a déclaré qu’« il est essentiel qu’une enquête approfondie, déjà annoncée par les autorités, éclaire au plus vite toutes les circonstances de ce meurtre et que les responsables soient traduits en justice ». L’ambassade des États-Unis a quant à elle estimé que « tous les gouvernements doivent continuer à protéger et à promouvoir les droits d’une presse libre et la sécurité des journalistes ».
Des centaines de milliards de francs CFA détournés
Martinez Zogo s’était engagé ces dernières semaines dans une série de dénonciations de nombreuses malversations financières dans le cadre d’une affaire de détournements de fonds publics portant sur plusieurs centaines de milliards de francs CFA, et impliquant des pontes du gouvernement. Visiblement bien informé, disposant de moult détails et documents, Martinez Zogo citait nommément des ministres, des hauts fonctionnaires et des personnalités proches du pouvoir. Il avait en outre adressé une série de correspondances au président Paul Biya, au Premier ministre, au ministre de la Justice, au président du Sénat, au président de l’Assemblée nationale et à quelques chancelleries à Yaoundé dans lesquelles il dénonçait les « voleurs » et demandait que la lumière soit faite. Le laxisme de la justice avait le don de courroucer le journaliste et le poussait à aller encore plus loin dans la dénonciation.
Les cibles des chroniques rageuses de Martinez Zogo ont manifestement estimé qu’il était allé trop loin. Il se disait menacé, mais avait juré de ne pas céder. Il clamait d’ailleurs dans son émission que seule la mort le ferait taire et qu’il continuerait ses diatribes jusqu’à ce que les personnes qu’il citait soit interpellées par la justice camerounaise. « Ces temps-ci, il refusait de m’accompagner quand nous finissions notre journée de travail. Au lieu de me prendre dans sa voiture, quand bien même j’allais dans la même direction que lui, il préférait me donner de l’argent afin que j’emprunte un taxi. Il disait que c’était pour me protéger, qu’il ne voulait emporter personne dans sa chute éventuelle », confie une de ses collègues entre deux sanglots.
Un témoignage corroboré par une conversation téléphonique dont Afrique XXI a pris connaissance. Dans cet échange que Martinez Zogo a eu deux jours avant sa disparition, il évoquait avec un autre confrère les menaces dont il faisait l’objet. Il s’en était ouvert à un commissaire de police qui lui aurait conseillé de « balancer » dans son émission tout ce qu’il savait au sujet de cette affaire dans le but de prendre les Camerounais à témoin et dans l’espoir que cela ferait réfléchir ceux qui lui en voulaient. Au cours de cette discussion téléphonique, Martinez Zogo a rappelé que sa démarche était en phase avec le discours que le président Paul Biya a tenu le 31 décembre 2022, dans lequel il demandait aux Camerounais de dénoncer les pilleurs de l’argent public. Il espérait ainsi pouvoir bénéficier de la protection des autorités camerounaises. En vain.
Une course-poursuite dans la banlieue de Yaoundé
Martinez Zogo avait fait de nouvelles révélations le mardi 17 janvier à 10 heures, à l’occasion de ce qui restera son ultime chronique – celle qui a peut-être suscité l’ire de ses bourreaux. Ce jour-là, selon de nombreux témoignages, après une journée ordinaire de travail, Martinez Zogo est sur le chemin de sa résidence située dans la banlieue de Yaoundé, non loin de la ville universitaire de Soa. La nuit est tombée sur la capitale camerounaise. Il constate qu’il est talonné par une énorme voiture noire – ce que confirment les images de vidéosurveillance qui font actuellement l’objet d’une exploitation par la police.
Conscient du danger, le journaliste se lance dans une course folle pour essayer d’échapper à ses poursuivants. Il se dirige vers un poste de gendarmerie, celui de Nkol-Nkondi, dans la périphérie de Yaoundé, dans l’espoir d’y trouver refuge. Il fonce à toute vitesse en direction du portail, mais il est fermé. L’énorme 4x4 qui le suivait percute son véhicule à l’arrière. Martinez Zogo sort précipitamment de sa voiture et crie à l’aide en essayant d’escalader la barrière du poste de gendarmerie. C’est alors qu’il est rattrapé par ses ravisseurs cagoulés, qui le jettent manu militari dans leur voiture et disparaissent dans la nuit.
Il est environ 20 h 30. La scène est observée par quelques riverains. Les gendarmes en faction n’ont pas bronché, malgré le vacarme produit par Martinez Zogo. « On n’est plus en sécurité nulle part dans ce pays, s’alarme le chercheur Njoya Moussa. Comment un citoyen poursuivi par des criminels peut-il trouver porte clause dans une gendarmerie ? Ils n’ont rien fait. Même pas un coup de feu, ni même une tentative de poursuite. C’est à peine croyable. »
Martinez Zogo est conduit dans un lieu encore inconnu où il va subir, la nuit durant, les pires atrocités. Il rendra l’âme au petit matin du mercredi 18 janvier. Quatre jours plus tard, son corps en état de décomposition sera jeté dans un terrain vague de la banlieue de Yaoundé.
L’ère des escadrons de la mort ?
Beaucoup voient derrière l’assassinat de Martinez Zogo non seulement une volonté de faire taire un journaliste critique, mais aussi un message envoyé à toutes les voix qui s’élèvent contre la mauvaise gouvernance au Cameroun. Une liste de journalistes et de lanceurs d’alerte présentés comme les prochaines cibles circule sur les réseaux sociaux.
C’est le cas du lanceur d’alerte Paul Chouta. Il avait lui aussi été kidnappé par des hommes en cagoule le 9 mars 2022 et avait été brutalement conduit dans la périphérie de Yaoundé en pleine nuit. Il avait été molesté et laissé pour mort, le corps ensanglanté, dans un terrain vague. Il n’a eu la vie sauve que grâce à des conducteurs de motos-taxis qui passaient par là et qui l’ont secouru. Encore sous le choc après la mort de Martinez Zogo, avec lequel il enquêtait ces derniers temps, il se dit outré. « Mon enlèvement et celui de Martinez se ressemblent, soutient-il. Deux jours avant, j’avais publié un article sur le même sujet. Il est évident que cette affaire devient de plus en plus sensible et il y a des gens qui font tout pour qu’on n’en parle pas. Je suis meurtri. »
D’autres analystes inscrivent l’assassinat du journaliste dans le contexte des batailles de cour autour du président Paul Biya, âgé de 90 ans et qui vient d’entamer sa 41e année au pouvoir. « J’ai l’impression que nous sommes désormais dans l’ère des escadrons de la mort. Ce sont les crimes qui illustrent l’ambiance de fin de règne que nous vivons au Cameroun ces derniers temps et qui préfigurent ce que pourrait être l’après-Biya », soutient Okala Ebodé, militant du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC, opposition) et enseignant en sciences politiques à l’Université de Douala. Il estime qu’il ne faut pas isoler l’assassinat de Martinez Zogo de la « guerre des gangs » que se livrent des clans rivaux au cœur du pouvoir. « C’est évident que les documents qui sous-tendaient les chroniques de Martinez Zogo ces derniers temps lui étaient malicieusement transmis par un clan pour attaquer l’autre, remarque-t-il. Martinez pensait certainement pouvoir bénéficier de la protection de ces hautes personnalités. Hélas, le camp d’en face a frappé. »
Une série de crimes impunis
Le 22 janvier, le ministre de la Communication, René Sadi, a reçu une délégation de journalistes. Au-delà de la mort de Martinez Zogo, ceux-ci ont informé le ministre de l’ambiance de terreur qui règne actuellement dans le milieu de la presse camerounaise. « Le ministre a promis de rendre compte à qui de droit et a aussi dit que justice sera rendue à Martinez Zogo », indique un participant. Ces promesses ne sont cependant pas de nature à rassurer sur l’issue de cette enquête. L’histoire récente fourmille d’une myriade de crimes de journalistes et de personnalités jamais élucidés. Au point que la vulgate au Cameroun soutient que « le meilleur moyen d’enterrer une affaire c’est d’annoncer, sur haute instruction du président de la République, l’ouverture d’une enquête ».
« J’espère que le gouvernement va nous surprendre cette fois. Parce que nous avons en mémoire l’assassinat du journaliste anglophone Samuel Wazizi qui n’a jamais été élucidé, l’assassinat de Mgr Jean-Marie Benoît Bala, de Mgr Yves Plumey, du prêtre jésuite Engelbert Mveng, etc. Jamais aucun de ces crimes n’a fait l’objet d’une enquête sérieuse », regrette Njoya Moussa. Les journalistes camerounais promettent de vaincre la peur ambiante, de rester mobilisés, et préparent de nombreuses actions afin que l’assassinat de Martinez soit le crime de trop.
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