Assassinat de Martinez Zogo. Une affaire envoyée aux oubliettes ?

Un an après l’enlèvement et l’assassinat du journaliste Martinez Zogo, la « voix des sans-voix » du Cameroun, la justice semble paralysée. Alors que l’instruction avait très rapidement pointé du doigt des figures du régime Biya et l’homme d’affaires Jean-Pierre Amougou Belinga, elle est aujourd’hui au point mort. De quoi susciter la colère des Camerounais.

Dans cette image, on voit une femme debout dans un espace public. Elle porte des vêtements noirs et tient un panneau en bois qui porte l'inscription "JUSTICE POUR MARTINEZ ZOGO". La femme a une expression sérieuse et semble déterminée. À proximité, plusieurs personnes en vêtements noirs se tiennent, suggérant un rassemblement ou une manifestation. L'environnement est urbain, avec des escaliers visibles et des bâtiments en arrière-plan, indiquant un cadre où des actions sociales ou des revendications ont lieu.
Lors de la cérémonie organisée en l’honneur de Martinez Zogo, le 23 janvier 2023, à Yaoundé.
© Jean-Bruno Tagne

« Jamais ils ne pourront cacher indéfiniment ce qui s’est passé et qui sont les vrais responsables de ce meurtre ! Les Camerounais ne l’accepteront pas ! » Un an après l’assassinat du journaliste camerounais Martinez Zogo, enlevé le 17 janvier 2023 puis retrouvé mutilé à mort le 22 janvier, à l’âge de 50 ans, dans la périphérie de Yaoundé, Raoul ne décolère pas. Et s’il exige de garder l’anonymat, c’est pour pouvoir dire « tout à fait librement » ce qu’il a « sur le cœur ». Titulaire d’un master en gestion et fan de l’émission Embouteillages de la radio Amplitude FM que le journaliste supplicié animait avant son exécution, ce chauffeur de taxi de 48 ans connaît sur le bout des doigts les différentes étapes de l’enquête officielle ouverte fin janvier 2023.

Rencontré dans la capitale camerounaise en juillet 2023, Raoul, vif et loquace, avait vite embrayé sur l’affaire Zogo et sur cette « voix des sans-voix » si populaire dans le cœur des Camerounais, et si présent dans les conversations. Un brusque écart sur le bas-côté de la route et voilà le chauffeur qui s’extirpe du véhicule pour ouvrir fièrement le coffre de son taxi. À l’intérieur, des piles de journaux soigneusement rangées dans des cagettes coincées entre un bidon d’essence et une antique roue de secours. Dans une étroite boîte en bois, des fiches noircies par une écriture enfantine. Sur les pages salies des journaux, des passages entiers sont surlignés en jaune. « Les Stabilo Boss de ma fille ! lâche le chauffeur. Grâce à mon fils, j’ai aussi suivi sur Internet les infos de RFI ou de Reporters sans frontières. » Fort de cet inventaire méthodique, Raoul chausse des lunettes fatiguées.

En ce 7 juillet 2023, où en sommes-nous de l’enquête officielle sur la mort de Martinez Zogo ? Fil chronologique à l’appui, le chauffeur déroule point par point l’avancée de la trame judiciaire. Dès le 23 janvier, l’état du corps du journaliste ne laisse aucun doute : l’animateur vedette des Camerounais a été mis à mort après avoir été torturé, mutilé et violé. Avant même les résultats des deux autopsies – la première menée en février, la seconde un mois plus tard –, un communiqué du gouvernement fait état d’un corps portant « d’importants sévices ». Quelque temps avant son assassinat, le journaliste avait ouvertement abordé sur sa radio la question sensible des « détournements de fonds publics », citant notamment les agissements d’un riche propriétaire de médias, Jean-Pierre Amougou Belinga.

Le garde des Sceaux en accusation

Patron de la chaîne de télévision privée Vision 4 et de l’hebdomadaire L’Anecdote, cet homme d’affaires à la réputation sulfureuse est connu pour être (très) proche de hauts responsables politiques du pays, dont le garde des Sceaux, Laurent Esso. « Écoutez sur YouTube la chronique radio de Martinez, c’est clair ! » (voir la vidéo ci-dessous), s’emporte Raoul en brandissant une de ses fiches, tel un carton rouge. Dans une des émissions diffusées sur les ondes juste avant son assassinat, Martinez Zogo dénonce haut et fort – une série de chiffres précis à l’appui – les agissements « crapuleux » d’Amougou Belinga (AB), qu’il présente, de façon tristement prémonitoire, comme « l’influenceur des magistrats » !

Dès le début du mois de février 2023, sous la pression d’une opinion publique sous le choc, une instruction dirigée par une commission mixte composée de gendarmes et de policiers – et placée sous la responsabilité du colonel Jean-Pierre Otoulou – est ouverte sur demande du président de la République, Paul Biya. Dans un premier temps, l’investigation va bon train. En quelques jours, plus d’une vingtaine de membres de la Direction générale de la recherche extérieure (DGRE) sont arrêtés, dont le patron du service de contre-espionnage, Léopold Maxime Eko Eko. Arrêté aussi : son propre adjoint, le directeur des opérations spéciales, Justin Danwe. D’emblée, ce lieutenant-colonel fait des déclarations capitales pour la suite de l’enquête. Il révèle notamment l’existence d’un « commando » diligenté pour assassiner Martinez Zogo.

« Dans des aveux rédigés de sa propre main au cours de son interrogatoire, que RSF a pu consulter, celui qui apparaît comme le chef du commando livre un récit détaillé du plan macabre mis en place pour faire taire le journaliste. Il reconnaît sa propre implication et assure avoir prévenu son supérieur. Un récit accablant qui démontre que l’homicide relève du crime d’État », souligne alors Reporters sans frontières (RSF). Le lieutenant-colonel décrit de manière précise une longue filature pour « connaître les habitudes du journaliste », jusqu’à son enlèvement par des éléments de la DGRE – dont il avoue lui-même faire partie.

« Martinez Zogo est alors amené dans un immeuble en construction appartenant à Jean-Pierre Amougou Belinga […], qui, toujours selon Justin Danwe, aurait lui-même asséné des coups au journaliste dans le sous-sol de son immeuble », poursuit RSF. Mieux, il téléphone au garde des Sceaux, Laurent Esso, qui lui aurait conseillé de « finir le travail ». Un nœud coulant judiciaire semble bien alors se resserrer sur certains des plus hauts responsables de l’État.

« Veut-on tout faire passer aux oubliettes ? »

Le 6 février 2023, Jean-Pierre Amougou Belinga est arrêté à son domicile, et ses nombreux téléphones saisis. Toujours selon RSF, les gendarmes constatent alors que la maison est sécurisée par des gardiens de prison – « une mission très inhabituelle pour ceux qui sont normalement déployés dans les centres pénitenciers du pays et dont le ministre de tutelle n’est autre que Laurent Esso »1. Ce dernier est une figure du régime Biya : il est au gouvernement depuis 1996. C’est l’un des plus vieux compagnons de pouvoir du président. Est-il à présent menacé ? Des gendarmes sont postés à proximité de son domicile. Mais il ne sera jamais embêté.

Le 9 février, tous ces éléments sont entre les mains de la justice militaire et du commissaire du gouvernement. Les nombreux suspects arrêtés – il y en aura d’autres par la suite – attendent leurs mandats de dépôt avant d’être transférés à la prison centrale de Yaoundé. « À partir de là, alors que les principales cartes sont sur la table, tout a été fait pour désamorcer cette enquête », fulmine Raoul. Le chauffeur de taxi vient de reposer ses archives. « Veut-on tout faire passer aux oubliettes, comme tant d’autres affaires criminelles ? Masquer la vérité sur les gens puissants que l’on sait impliqués ? Même des éléments acquis de l’enquête sont pervertis. Je suis certains que les enquêteurs vont rétropédaler et, comme toujours, tenter d’étouffer le feu ! »

De fait, les pistes sont troublées. Les responsables de l’instruction parlent, depuis novembre, d’un « deuxième commando  » qui aurait fini le travail du premier, qui aurait, lui, été diligenté pour faire « juste peur » à Martinez Zogo. L’acte d’accusation des personnes emprisonnées a même été requalifié d’« assassinat » en « complicité de torture », laissant entendre que le journaliste ne serait pas mort des suites de son supplice. On apprend également que des pièces non versées au dossier auraient été délibérément soustraites à l’enquête, comme des données téléphoniques, en particulier celles de Jean-Pierre Amougou Belinga…

Des juges dessaisis, un tribunal discrédité

Rapidement, en dépit de faits documentés et de déclarations fracassantes faites au cours des auditions par des témoins et des accusés, l’instruction s’enlise. Dans une vidéo publiée en août 2023, RSF dénonce sans détours diverses « manipulations » (voir la vidéo ci-dessous).

Six mois plus tard, en janvier 2024, l’évolution de l’enquête a surpassé les craintes de Raoul. Deux juges ont été dessaisis, et les mailles de l’affaire sont durablement emmêlées. Dans cette instruction grippée, le deuxième juge chargé du dossier a même été jusqu’à produire, le 1er décembre 2023, une ordonnance de mise en liberté de deux des principaux inculpés du meurtre de Martinez Zogo : Jean-Pierre Amougou Belinga et Léopold Maxime Eko Eko, l’ex-patron de la DGRE. Dénoncée sur les réseaux sociaux, cette décision a finalement été retirée au prétexte officiel qu’il s’agissait d’un « faux »... Mais les chicanes qui entravent la recherche de la vérité jettent le discrédit sur le tribunal militaire en charge de l’instruction. Par exemple, on attend toujours de connaître précisément le lieu du crime ; et les différents contenus des téléphones saisis en février 2023 n’ont toujours pas été révélés.

En décembre 2023, alors que RSF a, pour la première fois, pu consulter plusieurs procès-verbaux d’audition datant du début de l’enquête et a recueilli les témoignages de divers membres du fameux commando meurtrier, les conditions de la mort se révèlent glaçantes. « Ils racontent en détail le déroulé de l’opération […] avec des détails scabreux d’une torture effroyable », précise RSF2. Le rapport de la commission mixte police-gendarmerie mise en place pour l’instruction « fait état de l’usage d’un cutter, d’un taser et d’un bâton introduit dans l’anus de la victime. Le corps est mutilé. Les médecins légistes constatent près de 30 lésions et concluent dans leur rapport d’autopsie, daté du 10 février 2023, que le décès du journaliste, identifié par test ADN, est “consécutif aux multiples violences subies”. »

« Les camps se neutralisent »

Comment expliquer la thèse du « second commando » et des faits requalifiés par les magistrats en simple « complicité de torture » « Le but de cette thèse est d’incriminer l’un des camps qui s’opposent pour l’après-Biya, estime maître Calvin Job, l’avocat de la famille de Martinez Zogo. Franchement, cette thèse ne tient pas la route. Elle permet aussi de retarder la requalification [des accusations, NDLR] que nous n’avons de cesse de réclamer. »

Depuis des mois, le juriste et les proches du défunt, éplorés mais déterminés, réclament l’accès au dossier. En vain pour l’instant. Pourquoi de tels blocages ? « De hautes personnalités sont impliquées dans cette affaire, de gros intérêts sont en jeu, et notamment l’après-Biya. Donc les camps se neutralisent, ce qui a pour effet d’impacter l’évolution de l’instruction », poursuit l’avocat. À aucun moment Laurent Esso, le garde des Sceaux, pourtant clairement cité dans une audition, n’a été menacé et encore moins inculpé. Pis : il est toujours en poste...

Aujourd’hui, Raoul est, comme de nombreux Camerounais, plus remonté que jamais. « C’est un crime politique et les responsables sont tout en haut, assène-t-il. Ils se cachent et se tiennent par la barbichette. N’oubliez jamais sur quoi travaillait Martinez Zogo avant d’être massacré. » Le fil tiré par le journaliste n’était, estime-t-il – et il n’est pas le seul – qu’une partie infime de la pelote des pratiques frauduleuses au Cameroun. Au point que Paul Biya avait lui-même exigé, en 2022, l’ouverture d’une enquête administrative sur des détournements d’argent public estimés à 5 400 milliards de francs CFA, soit la bagatelle de 8,3 milliards d’euros, entre 2010 et 20213.

Face à ce « pillage du siècle », comme l’appellent les Camerounais, qui implique de très nombreuses personnes haut placées (en lien notamment avec les lignes budgétaires « 65 » et « 94 » concernant les dépenses de sécurité, présidentielles et autres), une loi sur la transparence de 2018 enjoint à l’État de « garantir à la société civile et aux journalistes de pouvoir organiser des espaces de discussion et des débats autour de la gestion des affaires financières. Ce sont des informations qui ont trait à la gestion des biens publics ». Comme d’autres journalistes et lanceurs d’alerte camerounais, Martinez Zogo avait pris au mot cette exigence législative, convaincu que cette transparence était une mission d’intérêt général.

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1«  Assassinat de Martinez Zogo au Cameroun : révélations sur un crime d’État  », RSF, 3 février 2023.

2«  Un an après l’assassinat de Martinez Zogo au Cameroun, détails scabreux et zones d’ombre sur la mort du journaliste  », RSF, 17 janvier 2024.

3Écouter les trois podcasts sur ce sujet dans «  QuiQuoiComment  », sur la Deutsche Welle (DW).