Bolloré devra-t-il restituer le fruit de la corruption aux Africains ?

À travers une plainte déposée devant le parquet national financier de Paris, un collectif d’associations poursuit le groupe Bolloré pour ses acquisitions de concessions portuaires litigieuses en Afrique. Les plaignants considèrent qu’une partie des bénéfices ainsi produits est illicite et en réclament la restitution au bénéfice des populations lésées par cette corruption.

L'image montre un groupe d'hommes marchant ensemble. Le premier homme, à gauche, porte un costume bleu clair et une cravate à rayures. Il semble engagé dans la conversation. Le deuxième homme, au centre, porte aussi un costume bleu, avec une chemise blanche. Il a un regard sérieux et écoute attentivement. Le troisième homme, à droite, est vêtu d'un costume bleu foncé et marche avec assurance, affichant un léger sourire. En arrière-plan, on aperçoit d'autres individus et un environnement qui suggère un événement ou une rencontre formelle. Les hommes semblent dans un contexte professionnel.
Inauguration du 3e quai du port de Lomé, le 14 octobre 2014.
© Présidence du Togo

Le milliardaire Vincent Bolloré et son fils Cyrille, à la tête du groupe Bolloré depuis 2019, devront-ils rendre des comptes aux populations africaines spoliées ? Les juteux bénéfices issus de leurs affaires entachées de corruption dans plusieurs pays du continent seront-ils partiellement restitués ? Il s’agirait là d’une première juridique, rendue possible par une circulaire française de novembre 2022 sur la restitution des biens mal acquis1 qui permet à un État étranger de « solliciter la restitution des biens mal acquis se trouvant sur le territoire français » à la suite d’une décision de confiscation par la justice.

Un mécanisme innovant dont s’est emparé un collectif de onze associations ayant leur siège social en France, en Guinée, au Togo, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Ghana et en République démocratique du Congo. Le 18 mars 2025, elles ont adressé au procureur national financier une plainte qui détaille l’amitié entre Vincent Bolloré et de nombreux chefs d’État africains, l’acquisition dans des conditions opaques de plusieurs ports, puis la cession en 2022 des actifs de sa filiale spécialisée dans le transport et la logistique en Afrique, Bolloré Africa Logistics, à l’armateur suisse MSC pour un montant de 5,7 milliards d’euros. Cette transaction a permis au groupe Bolloré d’intégrer une plus-value de 3,15 milliards d’euros à son bénéfice en 2022.

« Notre stratégie avec cette plainte est d’attaquer les corrupteurs, et non les corrompus, car ils ont un lien direct avec la France : ils font transiter le produit de ces pratiques frauduleuses dans des banques de l’Hexagone », explique Jean-Jacques Lumumba. Petit-neveu de Patrice Lumumba, ce banquier congolais devenu lanceur d’alerte et activiste anticorruption préside le collectif Restitution pour l’Afrique (RAF), l’une des onze associations plaignantes.

Recel et blanchiment

Vincent Bolloré et son fils sont accusés de recel et de blanchiment. Le recel, « qui sanctionne la détention, la jouissance ou le profit tiré d’un bien d’origine frauduleuse », est caractérisé, selon les plaignants, dans cinq des seize concessions portuaires vendues en 2022 qui ont fait l’objet d’investigations particulièrement poussées des associations et d’un collectif d’avocats « pro-bono ». Il s’agit des ports de Kribi (Cameroun), d’Abidjan (Côte d’Ivoire), de Tema (Ghana), de Lomé (Togo) et de Conakry (Guinée). Le favoritisme, le trafic d’influence, ou la prise illégale d’intérêt commis lors de leur acquisition impliquent un tiers. Mais le choix de l’infraction de recel induit que les responsables de Bolloré ne pouvaient pas ignorer ces pratiques.

En 2004, sous la présidence de Laurent Gbagbo, « le Groupe Bolloré a obtenu la concession du port d’Abidjan au terme d’une procédure de gré à gré manifestement marquée par des irrégularités », résument les plaignants, tandis que Gbagbo bénéficiait, pour sa campagne à l’élection présidentielle de 2010, de conseils d’Havas, filiale de Bolloré. Manque de transparence, favoritisme et dessous de table auraient par ailleurs émaillé le processus d’acquisition du terminal à conteneurs du port de Kribi, en 2015, par le groupe Bolloré, associé au transporteur maritime français CMA-CGM et à la compagnie publique de construction d’infrastructures China Harbour Engineering Company.

Quant à l’acquisition sans appel d’offres du port de Tema, en 2014, par le consortium Meridian Port Services (MPS), contrôlé par Bolloré, un rapport ministériel ghanéen confidentiel a qualifié, quatre ans plus tard, l’accord de concession de « gravement préjudiciable au gouvernement du Ghana et à son peuple » et non représentatif de « pratiques commerciales honnêtes entre [les] parties ». Et de dénoncer « des problèmes majeurs liés à des fausses déclarations, à un manque de détails, à une mauvaise gestion, des lacunes en matière de responsabilité, de gouvernance d’entreprise, d’approvisionnement, d’influence politique ».

Biens mal acquis inversés

Au vu de ces nombreuses irrégularités, la vente de Bolloré Africa Logistics constitue aux yeux des plaignants un « blanchiment par conversion ». Soit une transaction qui « reflète en partie le produit des infractions initiales », tout en le transformant en actif financier « légitime ».

Le caractère novateur de cette plainte est qu’elle réclame une restitution de ces avoirs d’origine partiellement frauduleuse. Une autre notion juridique est invoquée : les « biens mal acquis inversés ». « Contrairement au concept traditionnel de “biens mal acquis”, qui concerne les avoirs illicitement accumulés par des responsables politiques étrangers ou leur entourage via de la corruption ou des détournements de fonds publics, les “biens mal acquis inversés” impliquent des acteurs économiques privés qui, sans percevoir directement des fonds publics, obtiennent frauduleusement des marchés, concessions ou ressources stratégiques et les exploitent pour générer des profits et avantages substantiels. En réalité, ces actifs, profits et avantages résultent bien de pratiques illicites et doivent donc être traités comme des avoirs illicites et soumis aux mêmes mécanismes de restitution que ceux confisqués aux agents publics reconnus coupables d’infractions à la probité », argumentent les auteurs de la plainte.

La restitution aux populations africaines lésées des profits considérés découle de la Convention de Mérida, transposée dans le droit français en 2021 – et opérationnelle depuis la fameuse ordonnance de novembre 2022. Elle prévoit une réallocation de ces avoirs par le biais, notamment, de financement d’actions de développement. Ce mécanisme a été « un élément moteur » pour les ONG qui ont enquêté dans les pays où opère le groupe Bolloré, souligne Jean-Jacques Lumumba :

Notre objectif est que les fruits de la corruption puissent être confisqués pour bénéficier aux populations des pays africains cités dans la plainte.

Si les plaignants obtiennent gain de cause, la restitution pourrait, par exemple, prendre la forme de projets encadrés par l’Agence française de développement (AFD). Quels que soient les mécanismes envisagés, le collectif RAF s’astreint à un devoir de vigilance et de transparence « à chaque étape » afin que cette redistribution soit « équitable, juste, et bénéficie réellement aux populations », selon Jean-Jacques Lumumba.

Aveux de corruption à Lomé et à Conakry

La plainte s’appuie aussi sur la reconnaissance antérieure par Vincent Bolloré et d’autres responsables de son groupe de faits de corruption commis au Togo dans l’attribution frauduleuse de la gestion des ports de Lomé et de Conakry entre 2009 et 2011, affaire suivie par le PNF depuis 2013. Une autre facette de la « méthode Bolloré » consistait à gagner les faveurs de certains responsables politiques africains par des attributions de postes à leurs proches au sein de filiales du groupe2 ainsi que par « l’achat d’élections » à leur bénéfice, « et à se voir attribuer en contrepartie des contrats de gestion de concessions portuaires », relate le président de RAF.

À deux reprises, lors d’une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, puis d’une Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP)3 signée en février 2021, la qualification de « corruption » dans le processus d’acquisition de la concession portuaire de Lomé a été reconnue par les accusés.

Des « aveux » assortis d’amendes et d’engagements à « réformer en profondeur les procédures de compliance  », qui visaient à éviter des poursuites pénales ou à y mettre fin – sans toutefois procurer une totale immunité au groupe Bolloré. Dans cette affaire, le PNF avait requis en juin 2024 le renvoi en correctionnelle du milliardaire breton et de Gilles Alix, directeur général du groupe, pour « corruption d’agent public étranger » et « complicité d’abus de confiance », ainsi que celui de Jean-Philippe Dorent, directeur international d’Euro RSCG, pour « complicité d’abus de confiance ». Le juge d’instruction Serge Tournaire n’a jusqu’ici pas obtempéré à la demande de renvoi. L’enquête se poursuit.

Abus de confiance en Guinée

Dans le cadre de la nouvelle plainte, ces reconnaissances de culpabilité permettent d’étayer la caractérisation des faits de corruption et de « blanchiment ». Y compris dans le cas de la Guinée, où l’accusation de corruption d’agent public étranger a finalement été déclarée prescrite dans la précédente affaire, les juges ne retenant que le chef d’« abus de confiance ».

À Conakry, peu après l’investiture d’Alpha Condé, le 21 décembre 2010, SDV Afrique (filiale du groupe Bolloré) s’était vu octroyer le terminal portuaire, jusque-là géré par Getma, une filiale du groupe français de logistique Necotrans. « Sans appel d’offres et dans la plus grande opacité, en violation des lois guinéennes ! », s’étrangle Alseny Farinta Camara, président du Réseau national des acteurs du développement durable (Renade), une autre des onze associations plaignantes. Le 8 mars 2011, la convention liée à la concession du terminal à conteneurs de Conakry, attribuée en 2008 à Getma pour une durée de vingt-cinq ans, avait été unilatéralement résiliée par décret présidentiel. Dés le lendemain, les équipes de Bolloré s’installaient tandis que Necotrans criait à l’expulsion irrégulière de ses équipes.

« Les travailleurs du port avaient manifesté, car ils refusaient que la concession soit octroyée à Bolloré, qui, selon eux, prévoyait de réduire la masse salariale. Du côté de la société civile, on avait aussi dénoncé ce cadeau de l’État au groupe français, mais là aussi en vain. Bolloré était intouchable. Les termes de la convention étaient discutés à la présidence, comme un secret d’État. Aucun ministre n’était associé. Selon nous, SDV avait bénéficié d’exonérations fiscales au nom de l’amitié entre Alpha Condé et Vincent Bolloré », raconte Alseny Farinta Camara.

Coup de pouce aux élections présidentielles

Dans la drôle de présidentielle de 2010 – où Alpha Condé, crédité de 18 % des suffrages au premier tour en février contre 44 % pour son adversaire Cellou Dalein Diallo, avait raflé au second tour, neuf mois plus tard, 52 % des voix –, « l’ami Vincent » n’était pas resté les bras croisés.

Sa filiale publicitaire Euro RSCG (devenue Havas en 2012) avait fourni des services au candidat Alpha Condé « en grande partie financés par SDV Afrique », rappelle la plainte, comme au Togo pour la campagne présidentielle de Faure Gnassingbé en 2010. C’est ainsi 300 000 euros qui ont été déboursés pour favoriser la victoire du Togolais et 170 000 euros pour celle d’Alpha Condé, auxquels il faut ajouter le coût de la publication de 10 000 exemplaires du livre du candidat, Alpha Condé, un Africain engagé4, précisent les plaignants. Dans un courrier daté de janvier 2021 s’inscrivant dans le cadre de la transaction évoquée plus haut entre son groupe et la justice française, Vincent Bolloré reconnaît que « la prudence aurait commandé de s’abstenir d’intervenir dans le cadre de la publication du livre », tout en ajoutant avoir « toujours expliqué qu’[Alpha Condé] était une connaissance de 30 ans ».

Outre ses vieux copains et camarades d’études (Bernard Kouchner, le « frère jumeau » du lycée parisien Turgot, et les copromotionnaires de Science Po, qui occuperont des fonctions politiques sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing), Alpha Condé comptait parmi ses proches Vincent Bolloré, rencontré dans les années 1990. Guy Penne, ex-conseiller Afrique de François Mitterrand, était aussi l’un des invités aux dîners d’Alpha Condé, dans son appartement de l’avenue d’Italie, à Paris. À l’époque, le futur président guinéen, alors en exil en France, se consacrait exclusivement à la politique. Pour renflouer les caisses et faire tourner son parti, il arrivait qu’il laisse échapper un « il faut que j’aille voir Vincent », se souvient un ancien ami. Bolloré le « sponsor » méritait bien un renvoi d’ascenseur : en droit, un « avantage indu » dont l’ami Vincent a su multiplier la valeur.

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1Introduit en France en 2016, ce mécanisme permet aux entreprises de clore ou d’éviter des poursuites pénales en négociant avec le ministère public une amende et en s’engageant à mettre en place des mesures de mise en conformité et de cessation des comportements incriminés. Voir ici. À ce titre, le groupe Bolloré avait négocié une amende de 12 millions d’euros dans le volet togolais.

2La plainte documente de nombreuses nominations de cette nature.

3Voir ici

4Jean Picollec, 29 juin 2010.

5Introduit en France en 2016, ce mécanisme permet aux entreprises de clore ou d’éviter des poursuites pénales en négociant avec le ministère public une amende et en s’engageant à mettre en place des mesures de mise en conformité et de cessation des comportements incriminés. Voir ici. À ce titre, le groupe Bolloré avait négocié une amende de 12 millions d’euros dans le volet togolais.

6La plainte documente de nombreuses nominations de cette nature.

7Voir ici

8Jean Picollec, 29 juin 2010.