La démocratie, un long combat guinéen

Histoire · Le modèle démocratique a-t-il été imposé par l’Occident en Afrique ? En défendant cette thèse à la tribune des Nations unies, Mamadi Doumbouya a non seulement indigné l’opposition en Guinée, mais il a aussi ignoré tout un pan de l’histoire de son pays. C’est que des milliers de Guinéens se sont battus pour la démocratie, notamment sous le régime de Lansana Conté.

L'image représente une grande affiche murale d'un homme en train de saluer, avec un sourire bienveillant. Il porte une tenue traditionnelle, incluant un chapeau blanc et une chemise claire. En arrière-plan, on peut voir des couleurs vives qui semblent évoquer une atmosphère festive ou patriotique. Au bas de l'affiche, le texte indique « Général Lansana Conté, Père de la démocratie multipartite », soulignant ainsi son rôle important dans l'histoire politique. Les lignes et les formes des éléments de l'affiche créent un contraste qui attire le regard, suggérant un message de respect et d'honneur envers cette figure politique.
Au cœur de Conakry, une affiche présente le président Lansana Conté comme le «  père de la démocratie  » guinéenne.
© Carol Valade

Le 21 septembre 2023, le colonel Mamadi Doumbouya, chef de la junte au pouvoir en Guinée, s’est adressé en ces termes aux membres de l’Assemblée générale des Nations unies : « Ce modèle démocratique que vous nous avez si insidieusement et savamment imposé après le sommet de La Baule en France, presque de façon religieuse, [il] ne marche pas. » Drapé dans un ample boubou blanc, le président d’une transition dont le terme semble chaque jour un peu plus lointain a justifié sa prise de pouvoir en expliquant qu’il voulait « éviter à [son] pays un chaos complet », tout en pointant la responsabilité de son prédécesseur Alpha Condé, qui avait modifié la Constitution pour s’offrir un troisième mandat.

Au pays, l’opposition a réagi au quart de tour dans un communiqué. « Ce populisme verbeux autour d’un panafricanisme mal maîtrisé du putschiste peine à masquer une réalité plus prosaïque. C’est sa volonté de conserver le pouvoir pour continuer à jouir de ses avantage », a rétorqué la coalition des Forces vives de Guinée1.

Les Guinéens ont une longue expérience des régimes militaires. Après un quart de siècle de dictature brutale dirigée par Ahmed Sékou Touré, de 1958 à 1984, la Guinée a subi pendant vingt-quatre ans le règne des corps habillés, qui, sous Lansana Conté, ont méthodiquement pillé les ressources du pays et verrouillé le pouvoir. En décembre 2008, une nouvelle junte s’est imposée, dirigée par le fantasque capitaine Moussa Dadis Camara, qui n’a cédé le pouvoir que sous la pression internationale après le massacre d’au moins 150 opposants rassemblés dans le stade de la capitale pour réclamer la tenue d’élections, le 28 septembre 2009.

Mamadi Doumbouya, à la tribune des Nations unies, le 21 septembre 2023.
Mamadi Doumbouya, à la tribune des Nations unies, le 21 septembre 2023.
© ONU

Ce n’est qu’en 2010, soit cinquante-deux ans après l’indépendance et au terme de décennies de luttes, qu’un civil, Alpha Condé, a pris la tête du pays à l’issue d’un processus électoral. L’accession à la magistrature suprême du « Professeur », un opposant historique, après quarante ans de combat pour la démocratie, avait suscité d’immenses espoirs. En 2018, lorsque je pose mes valises à Conakry, ces espoirs ont été douchés. Le régime a vite pris un tournant autoritaire, des dizaines d’opposants ont trouvé la mort dans les manifestations, et Alpha Condé a tout mis en œuvre pour modifier la Constitution dans le but de se maintenir au pouvoir. Face aux critiques, les concepts de « souveraineté nationale » et de « panafricanisme » sont devenus récurrents dans ses discours.

J’assure alors la correspondance pour différents médias internationaux et participe avec des confrères journalistes, universitaires et défenseurs des droits de l’homme à l’élaboration de l’ouvrage Mémoire collective. Une histoire plurielle des violences politiques en Guinée (RFI/FIDH, 2018). La violence politique, exercée principalement par l’État contre les mouvements politiques et sociaux, façonne l’histoire du pays. Des geôles du camp Boiro, le camp de concentration de la première République où l’on assassinait par la faim les opposants, aux répressions des manifestants prodémocratie, le nombre de victimes est difficilement calculable. Affirmer, comme le colonel Doumbouya, que la démocratie a été imposée par l’Occident dans les années 1990 est donc bien inopportun en plus d’être historiquement inexact.

Chaque matin, à Conakry, lorsque je rejoignais le centre-ville à moto, je croisais le portrait de Lansana Conté, tout de blanc vêtu et le sourire aux lèvres. La photo était un peu défraîchie, mais on pouvait encore lire très clairement cet étonnant slogan sous son portrait : « Général Lansana Conté, père de la démocratie multipartite ». Il serait plus juste d’affirmer que c’est sous son règne et dans la douleur qu’elle a émis ses premiers vagissements. C’est le sujet de l’article qui suit, adapté du chapitre publié dans le livre Mémoire collective. Une histoire plurielle des violences politiques en Guinée et initialement intitulé : « La démocratie naît dans la douleur, témoignages croisés ». (Les intertitres sont de la rédaction d’Afrique XXI.)
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« Il fallait rentrer »

[Que Lansana Conté soit le père de la démocratie en Guinée], nul n’en est plus convaincu que Fodé Bangoura, secrétaire général de la présidence de 1997 à 2006, alors considéré comme le « numéro deux » du régime. Soigneusement rangés dans un classeur bleu pastel, il conserve les textes fondateurs de l’ouverture démocratique en Guinée.

Il parcourt du doigt la Constitution de 1991 et désigne l’article 3, celui qui autorise les partis politiques, deux dans un premier temps. « Nous voulions d’abord éviter que les partis ne se forment sur des bases ethniques ou régionales », explique-t-il. Il feuillette les pages jusqu’à trouver la loi organique du 23 décembre 1991 qui révoque cette limite. « Ce sont les bases de notre démocratie, c’est ce que nous devons protéger », conclut-il en refermant le classeur. Il ajoute : « Ce sont les textes qui parlent, pas le cœur. »

Le cœur, nombre d’acteurs politiques l’ont encore gros lorsqu’ils évoquent cette période où le régime militaire accoucha dans la douleur d’une démocratie balbutiante. À la mort de Sékou Touré, le 26 mars 1984, un vent d’espoir et de liberté souffle sur la Guinée. Nombreux sont ceux qui, parmi les intellectuels ou les étudiants, décident de mettre un terme à leur exil. « Il fallait rentrer » affirme Bah Oury, fondateur quelques années plus tard du parti d’opposition Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG). 

Nous venions bien sûr avec un projet politique, poursuit-il, mais comme les partis n’étaient pas encore autorisés, nous avons dû trouver d’autres formes d’organisation passant par les syndicats, les associations et le mouvement étudiant. Rapidement, nous nous sommes rendu compte que le CMNR [Comité militaire de redressement national, le nom de la junte au pouvoir en 1984, NDLR] prenait le chemin à rebours, en rejetant les valeurs universalistes de la Première République pour retourner à l’organisation régionale, familiale, clanique… Le monde estudiantin avait une vision plus moderne des choses, ses revendications portaient sur la démocratie, les droits de l’homme et c’est ainsi qu’il est devenu la figure de proue du mouvement de contestation dès l’arrivée des militaires au pouvoir.

Des militaires qui, dans un premier temps, semblent laisser faire : « La période de 1985, avec le coup de Diarra Traoré2, est marquée par une lutte d’influence entre hauts gradés. C’est ce qui a permis aux étudiants de se mobiliser : comme nous n’étions pas armés, ils ne nous considéraient pas comme une menace », analyse Bah Oury. À l’époque, le jeune homme sillonne les facultés pour donner forme aux différentes revendications mais il lui manque une structure légale. Ce sera le rôle de l’Organisation guinéenne de défense des droits de l’homme et du citoyen (OGDH) qu’il cofonde en 1990. « Même si elle n’a pas été tout de suite reconnue, l’organisation nous a servi de vitrine pendant que nous posions les bases de notre mouvement politique. »

Cellules clandestines

Très vite, les syndicats rejoignent les étudiants et déclarent en mai 1991 la première grève générale. « Nous étions toujours dans les cuisines si je peux dire, sourit Bah Oury. Mais nous refusions de nous cacher. Il fallait dire haut et fort ce que nous voulions. Je pense que cette stratégie nous a protégés d’une certaine manière, la répression a été moins violente que contre ceux qui avaient choisi la clandestinité. »

De cette époque, Sékou Souapé Kourouma a conservé quelques habitudes. « Je ne bois pas, je ne fume pas et je ne sors presque jamais de chez moi la nuit », explique ce militant de la première heure du Rassemblement du peuple de Guinée (RPG) [Le parti de l’ancien président Alpha Condé, NDLR]. Il nous reçoit dans sa maison de Sonfonia, en banlieue de Conakry. « J’ai rencontré Alpha Condé en Côte d’Ivoire, se souvient-il, c’est lui qui nous a enseigné comment militer dans un environnement hostile à la démocratie. De retour à Conakry j’ai commencé à installer les cellules clandestines suivant le principe du cloisonnement : chacune était composée de trois personnes qui formaient à leur tour leur propre cellule. Ainsi, si l’un d’entre nous était pris, seules deux personnes devaient se cacher. » Nommé à la tête du réseau clandestin en 1987, Sékou Souapé Kourouma infiltre les lycées, les universités, les groupes de jeunes déscolarisés ainsi que la masse des « déflatés ». « Ce réservoir a constitué ce que nous appelions la “zone émergence démocratique” », explique-t-il.

« Chaque fois que nous lancions une publication clandestine, les militants prenaient des risques à la hauteur de nos accusations et revendications », écrit Alpha Condé dans son ouvrage Un Africain engagé (Jean Picollec, 2010). Depuis sa base arrière en Côte d’Ivoire, le futur dirigeant rédige tracts et manifestes qui devront ensuite traverser la frontière. Une mission délicate confiée à Sékou Souapé Kourouma : « Je marchais à pied environ 70 kilomètres pour éviter les barrières policières », raconte-t-il, avant de détailler, geste à l’appui, la meilleure manière selon lui de camoufler des tracts dans un paquet de lessive : « Vous humidifiez le fond pour enlever la colle. Vous diminuez de moitié la quantité d’OMO [une marque de lessive, NDLR] pour mettre le même poids en tracts puis vous recollez le fond, vous laissez sécher au soleil et vous envoyez. Comme il n’y avait pas de scanner, tout le monde pensait que c’était de la lessive à l’intérieur ! »

« L’heure n’était pas encore venue »

À l’autre bout de la péninsule de Conakry, une petite voiture dans chaque main, Siradiou Diallo traverse en courant le salon sous le regard attendri de sa grand-mère. Le jeune garçon a hérité du patronyme d’une figure du journalisme et de la politique guinéenne, un célèbre grand-père dont le nom résonne à nouveau dans la propriété familiale. « Dès 1984, mon mari, accompagné d’une délégation, a remis au régime militaire un Livre blanc renfermant ses propositions politiques et un programme de société, se souvient la veuve de Siradiou Diallo, Assiatou Bah Diallo. Mais de toute évidence, l’heure n’était pas encore venue. » Ni clandestinité ni confrontation violente, l’ancien journaliste de Jeune Afrique, selon son épouse, va choisir une troisième voie, celle de la négociation avec le pouvoir militaire.

Un jour de 1990 à Boffa [à 150 km de Conakry, NDLR], le préfet a décidé d’interdire notre réunion, nous nous sommes retrouvés face à des militaires qui avaient même mobilisé un char pour nous impressionner. Nous avons commencé à parlementer : nous voulions bien reporter la date mais en aucun cas annuler la réunion. Nous avions opté pour une résistance passive, car si vous courez on vous poursuit ! Nous refusions de bouger jusqu’à trouver un compromis, mais en évitant chaque fois la confrontation. C’est peut-être pour cela que nous avons moins subi la répression que les autres partis.

Fodé Bangoura tient à le rappeler : l’exigence démocratique apparaît dès le discours-programme de Lansana Conté en 1985, « soit cinq ans avant le discours de La Baule, nous étions précurseurs ! », s’enthousiasme l’ancien secrétaire général à la présidence. Les militants d’opposition considèrent plutôt cette période comme la fin de la tolérance et le début de la répression.

« J’en ai pris conscience le 22 novembre 1990, affirme Bah Oury, le jour où l’étudiant Sékou Traoré a été tué par une balle des forces de l’ordre. Ça a été le signal. Trois jours plus tard, nous organisions une grande marche en signe de protestation, pour marquer le coup. C’est là que j’ai été arrêté pour la première fois. J’ai passé trois jours à l’état-major de la gendarmerie nationale avant que le procureur ne me relâche. C’était un avertissement. » Le même mois, Sékou Souapé est également arrêté pour la première fois, à Nzérékoré en Guinée forestière. « Je suis resté six mois sans jugement. On me déplaçait tous les trois jours. Heureusement, l’OGDH s’est mobilisée pour mon cas. Je n’ai pas été violenté, juste bien lessivé pendant les interrogatoires. »

Fodé Bangoura livre une vision différente des événements : « Lors du conflit à l’université, nous avons joué la carte du dialogue, j’ai même participé aux réunions comme médiateur. Mais il est vrai que les militaires n’avaient pas perdu leurs mauvaises habitudes. Pour ce qui est des arrestations, il est normal que lorsqu’une manifestation dégénère, on interpelle les leaders pour calmer le jeu. »

Tout, tout de suite

C’est le début d’une série de mobilisations sévèrement réprimées. Le 27 août 1992, le ministre de l’Intérieur Alseny René Gomez, lui-même ancien détenu du camp Boiro, réprime sévèrement la commémoration du soulèvement des femmes de 1977 organisée par l’opposition. Même scénario le 28 septembre 1993 lorsque les opposants célèbrent l’indépendance : les affrontements avec la police font une soixantaine de morts et plus de 200 blessés. « [Ni] dans le fond ni dans la forme, la pratique du pouvoir n’a changé depuis le premier régime », conclut Alpha Condé dans son livre.

« Certes, l’ouverture démocratique ne s’est pas concrétisée immédiatement, relativise Fodé Bangoura, mais il faut comprendre qu’en 1989 nous n’avions pas les moyens de nos ambitions. Nous devions faire face à l’impatience de la population, une impatience qu’il a fallu pondérer car nous ne pouvions pas avoir tout, tout de suite, ou bien c’était le chaos. Les traces de l’ancien régime ne pouvaient pas s’effacer du jour au lendemain, c’est un processus qui prend du temps. »

« Une culture du tout sécuritaire s’installe alors, se souvient Bah Oury, les militaires sont dans leur élément. Les mesures les plus liberticides sont justifiées par la défense de la sécurité nationale. À partir du déclenchement de la guerre civile au Liberia [fin 1989, NDLR], tout élément perturbateur est indistinctement considéré comme un rebelle. » « Il s’agissait d’un contexte extrêmement délicat, confirme Fodé Bangoura, les réfugiés représentaient alors 10 % de la population, les armes et les rebelles circulaient sur tout le territoire, il fallait absolument sécuriser nos frontières. Les opposants qui vivaient à l’extérieur du pays en ont forcément pâti, ils ne disposaient plus de portes grandes ouvertes pour aller et venir comme bon leur semblait. »

Le vendredi 17 mai 1991, après trente ans d’exil, Alpha Condé décide de rentrer à Conakry. Deux jours plus tard, Sékou Souapé Kourouma organise un rassemblement dans le quartier de Coleah, à Conakry. Il en garde un souvenir ému : « C’était le premier meeting politique depuis la mort de Sékou Touré ! La police est venue disperser les militants, ils ont chargé et lancé des gaz lacrymogènes juste au moment où Alpha Condé allait prendre la parole. Le meeting a avorté, mais à partir de ce jour, nous avons commencé à rendre publiques nos structures et à découvrir nos visages. » Celui que l’on surnomme « le Professeur » entre dans l’arène. « Les revendications ont quitté le domaine social pour devenir politiques, affirme-t-il sur RFI. Nous réclamons le retour des militaires dans les casernes, le multipartisme intégral et une transition civile. »3

Le lourd tribut du RPG

Un mois jour pour jour après le meeting de Coleah dispersé par la police, de nouveaux heurts éclatent lorsqu’Alpha Condé est convoqué au commissariat de police judiciaire. Bilan : un mort. Dans son ouvrage, le futur président de la République raconte ainsi son arrestation : « Les services de l’antigang ont investi mon domicile en brisant les portes de ma chambre à coucher. Prévenu, j’ai juste eu le temps de me réfugier dans les locaux de l’ambassade du Sénégal à Conakry. » Il y restera 45 jours avant d’être évacué vers Dakar sur instruction du président [sénégalais] Abdou Diouf.

Avant de revêtir le costume d'autocrate, Alpha Condé (ici au côté de Paul Kagame, le président du Rwanda, en avril 2017, à Conakry) fut un grand combattant pour la démocratie.
Avant de revêtir le costume d’autocrate, Alpha Condé (ici au côté de Paul Kagame, le président du Rwanda, en avril 2017, à Conakry) fut un grand combattant pour la démocratie.
© Paul Kagame / flickr.com

Paradoxalement, l’année 1991 est celle de l’adoption des lois organiques autorisant les partis politiques et les médias indépendants. L’hebdomadaire satirique Le Lynx naît en 1992 « et la caricature de Lansana Conté devient rapidement son fonds de commerce !, lance Fodé Bangoura… Les opposants avaient avec eux toute la presse étrangère, ce qui a grandement contribué à déformer la réalité. “Faisons et laissons dire”, avait l’habitude de nous dire le général. Mais avec le recul, je pense que nous aurions dû plus communiquer sur ce que nous faisions de bien. »

L’élection présidentielle est fixée à décembre 1993. Suite à l’annulation des votes dans les régions de Kankan et Siguiri, deux bastions du RPG, Lansana Conté remporte le scrutin avec 51,7 % des voix. L’opposition – comme les observateurs – conteste les résultats, ce qui n’empêche pas son parti, le PUP, d’obtenir une large victoire aux législatives de 1995.

L’année 1993 est entachée de violences. Alpha Condé se souvient en particulier de la répression qui a suivi la « marche des états généraux » le 25 mai, du stade du 28-Septembre à la place de la République. « Les forces de l’ordre provoquèrent la foule qui se dispersait dans le calme. Un manifestant tomba sous les balles. Entre la fusillade du 28 octobre 1991, qui fit cinq morts à Kankan, et celle de Siguiri en novembre 1993, le RPG perdra près de vingt militants », écrit-il.

« La répression, ce n’est pas que les balles »

« Nous n’étions pas face à des manifestants pacifiques !, martèle Fodé Bangoura. En 1993, pendant la campagne présidentielle, nous sommes allés au Fouta, mais à notre arrivée à Pita, nous avons été violemment agressés par des éléments de l’Union pour la nouvelle république (UNR) de Ba Mamadou. Nous avons dû faire appel à des militaires de Labé. La même année, nous avons dû annuler un autre meeting à Siguiri pour des raisons similaires, ils ont d’ailleurs brûlé notre matériel de campagne… Et le même scénario s’est répété à Dalaba. »

« La répression, ce n’est pas que les balles, souligne Assiatou Bah Diallo. Dans l’administration, beaucoup de nos camarades ont perdu leur poste car ils avaient leur carte au Parti du renouveau et du progrès (PRP) de Siradiou Diallo. La plupart de ceux qui ne se cachaient pas ont fini par se faire licencier. » À cela s’ajoute la pression financière : « Nos militants étaient constamment arrêtés et les militaires pour les libérer demandaient à chaque fois des cautions de plusieurs dizaines de milliers de francs guinéens, ce qui est énorme ! Nous nous retrouvions parfois étranglés financièrement. » Même récit du côté du RPG, qui, selon Alpha Condé, a résisté « même quand ses cadres furent chassés de la fonction publique ou soumis à des redressements fiscaux abusifs dans un pays où presque personne ne paie d’impôt ».

Être opposant dans les années 1990 en Guinée, c’est aussi vivre au rythme des rumeurs.

Nous avions compris que les militaires étaient les dignes héritiers de l’ancien régime lorsque les complots sont revenus sur le devant de la scène, analyse Bah Oury. En 1992 un certain Amadou Diallo a été pris avec une arme enrayée dans le quartier Bellevue. On a dit qu’il attendait le cortège présidentiel et que j’étais l’organisateur de cette tentative d’assassinat, ce qui a conduit à mon arrestation.

« Il suffit de pas grand-chose pour lancer une rumeur, complète Sékou Souapé Kourouma. Un policier qui discute au milieu d’un marché par exemple. La plus persistante d’entre elles affirmait qu’Alpha Condé était de nationalité burkinabè. Pour la faire cesser, je me suis rendu au Palais des Nations, où se trouvait le bureau du général Lansana Conté. Je me suis assis dans l’une des salles d’attente et en partant j’ai laissé derrière moi un sac plastique contenant des copies de son acte de naissance, c’était mon petit cadeau ! »

Dans Un Africain engagé, Alpha Condé dresse une liste impressionnante de rumeurs qui ont circulé sur lui à l’époque, de l’entraînement clandestin de soldats à Bobo-Dioulasso à la planification d’une attaque navale en passant par l’organisation de la mutinerie de février 1996. « On chercha avec un entêtement quasi-surréaliste à m’impliquer dans des “complots”, des “coups tordus” », affirme [l’ancien] chef d’État.

Une traversée du désert

Pendant l’élection présidentielle de 1998, Alpha Condé se trouve à Lola, non loin de la frontière avec la Côte d’Ivoire. « Ma garde rapprochée m’avait conseillé de me mettre à l’abri dans l’intérieur du pays en raison des menaces », écrit-il. Deux jours après le vote, il est arrêté et accusé de tentative d’atteinte à la sûreté de l’État, de recrutement de mercenaires, de tentative de transferts frauduleux et de violation de la fermeture des frontières, malgré son statut de député qui lui confère l’immunité. La nouvelle déclenche des manifestations qui font plusieurs morts ainsi qu’une vague de soutien internationale.

« Le RPG n’a jamais vraiment constitué un danger pour nous, relativise Fodé Bangoura. L’arrestation d’Alpha Condé ? Il a juste traversé illégalement la frontière alors que celle-ci était fermée. Ni le général ni moi n’étions au courant jusqu’à ce que le directeur de la police ne m’appelle à 4 heures du matin. Je lui ai répondu : “Si vous ne lui reprochez rien, libérez-le.” » S’ensuit un procès très critiqué par la défense et les observateurs, au terme duquel Alpha Condé sera condamné à 5 ans de prison. Gracié par le chef de l’État, il n’est libéré qu’en mai 2001, après 29 mois de détention.

Également passé par la prison, Sékou Souapé Kourouma en garde un souvenir amer :

Nous avions aux chevilles un morceau de métal courbé et percé de trous pour y passer le cadenas. Une longue barre de fer reliait entre elles les entraves de huit prisonniers, si bien que lorsque l’un de nous voulait aller au « petit coin », il traînait tous les autres derrière lui ! La période la plus difficile a été celle qui suivit mon arrestation. J’étais gardé près de Lola en pleine période de froid, en slip, sans pouvoir me laver pendant deux mois. Je n’étais même pas dans une cellule mais dans l’enclos dont se servait le colonel pour garder ses chèvres. C’était infesté de punaises.

Pour Bah Oury, la fin des années 1990 marque une véritable « traversée du désert » pour les partis politiques d’opposition. « Les militants étaient complètement anesthésiés par des années de répression et le pouvoir, certain d’être parvenu à mater la contestation », se souvient-il. L’époque est également marquée par les divisions internes à l’opposition et l’échec des tentatives de front commun face à Lansana Conté, qui remporte haut la main la présidentielle de 1998.

Fort de cette victoire, le général inaugure le nouveau millénaire en faisant adopter une réforme constitutionnelle qui allonge la durée du mandat présidentiel et l’autorise à se porter candidat pour sa propre succession. C’est chose faite en 2003, un scrutin qu’il remporte avec plus de 95 % des voix, sans même descendre de sa voiture, devant laquelle l’urne lui est apportée. C’est un secret de polichinelle, l’état de santé du président s’est fortement dégradé.

Un mélange de peur et d’excitation

« La marche du réveil », c’est ainsi que Bah Oury nomme la manifestation pour la libéralisation des ondes de 2004. « Nous sommes partis du siège du parti à Hamdallaye, se souvient l’ancien vice-président de l’UFDG. Nous étions motivés mais portions en nous un mélange de peur et d’excitation, nous étions sur le point de renouer avec une tradition qui avait disparu depuis plus d’une décennie ! La marche a été bien entendu violemment dispersée et je revois encore le doyen Ba Mamadou atteint de sinusite et inhalant une grande quantité de gaz lacrymogène, ce qui l’a fortement secoué. »

« Nous étions bien sûr favorables à la libéralisation des ondes, rétorque Fodé Bangoura, mais pas n’importe comment. Dois-je vous rappeler qu’il y avait eu, 10 ans plus tôt, le précédent de Radio Mille Collines au Rwanda ? Nous redoutions les dérapages et la dérive vers l’ethnocentrisme. »

« En tout cas, le signal est lancé, estime Bah Oury. Avec l’inflation galopante, le mouvement social ne va plus cesser de s’étendre avec des grèves et des manifestations pacifiques. » La tension ne cesse de grimper. Après l’attaque du cortège présidentiel en 2005 et le premier communiqué officiel reconnaissant la maladie du général l’année suivante, le pouvoir paraît affaibli. Dans les rues de Conakry, la population, accablée par la flambée des prix, accepte de plus en plus difficilement le rançonnement quotidien par les forces de sécurité.

En 2006, les appels à la grève ou à la journée « ville morte » se multiplient. En juin, les lycéens sont dans la rue. L’armée ouvre le feu, une vingtaine de jeunes perdent la vie. « La répression se transforme à nouveau, estime Bah Oury. Les violences deviennent massives et systématiques. Le régime ne prend même plus la peine d’arrêter les leaders mais tire directement dans la foule pour faire régner la terreur. » « Mais cette fois, le peuple ne plie pas, écrit Alpha Condé. La peur a changé de camp. La peur est le ciment des dictatures et quand un peuple asservi finit par ne plus avoir peur, le ciment se craque. »

« Des choses qu’on n’oublie pas »

« L’épisode du 22 janvier 2007 reste pour moi le plus douloureux de cette période, confesse Bah Oury, après un instant de réflexion. D’autant plus douloureux que n’étant pas sur place, j’ai découvert a posteriori ce qu’il s’est passé sur des bandes-vidéo. Les manifestants étaient attendus au niveau du pont Tombo, ils ont été littéralement arrosés de balles. Nous ne pouvions pas imaginer qu’une telle violence était possible. J’étais déchiré, les gens tombaient comme des mouches, ce sont des images très difficiles à supporter. » Il marque une pause et dans un soupir : « Chaque fois, cela me revient à l’esprit, ce sont des choses qu’on n’oublie pas. »

Nommé quelque temps plus tard ministre de la Réconciliation nationale, il obtiendra des excuses de la part des militaires. « Je savais qu’il était impossible de les faire juger, explique-t-il, et j’ai cru pouvoir trouver un autre moyen, à travers ce compromis. Mais avec le recul, je me dis que c’était une erreur, nous aurions dû tout faire pour établir les responsabilités pénales de cet événement. »

Lansana Conté a-t-il véritablement instauré la démocratie en Guinée ? Ses textes fondateurs sous le bras, Fodé Bangoura n’en doute pas une seconde : 

Sa première mesure a été d’ouvrir les geôles du camp Boiro, surprenant pour un militaire, non ? Son arrivée au pouvoir a permis au pays de s’extirper du bloc soviétique avant son implosion et de s’ouvrir au monde. Lorsqu’il annonce dans son discours-programme de 1985 l’avènement de la démocratie et de la libre entreprise, c’est un signal fort à destination de l’ensemble des chancelleries occidentales, une manière de dire : « Nous voulons faire à nouveau partie du concert des nations. »

« Pour ce qui est de la libéralisation économique, on peut dire qu’il a tenu ses engagements !, ironise Sékou Souapé Kourouma. Mais pour l’autre versant, il ne s’agissait que de fausses promesses. Les militaires n’avaient aucune volonté d’instaurer la démocratie. La preuve : Lansana Conté est resté au pouvoir jusqu’à sa mort ! » Et Assiatou Bah Diallo de renchérir : « C’était une stratégie destinée à se faire bien voir des bailleurs de fonds. Il disait ce que vous vouliez entendre pour obtenir ce qu’il voulait. » 

Elle tient cependant à nuancer : « Bien sûr que ce n’était qu’une démocratie balbutiante mais elle a tout de même eu le mérite d’exister. Sous le précédent régime, la parole était enfermée, tout le monde avait peur d’être dénoncé. Même si ça n’a pas été facile, cette période, loin d’être vraiment démocratique, a permis d’échanger des idées, de fonder des partis, d’organiser des meetings… Elle a servi de tremplin pour la classe politique actuelle. »

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1Les Forces vives de Guinée rassemblent des partis politiques et des organisations de la société civile, parmi lesquels : l’Alliance nationale pour l’alternance et la démocratie (Anad), le Rassemblement du peuple de Guinée-Arc en ciel (RPG-AEC), le Forum des forces sociales de Guinée (FFSG), le Front national de défense de la Constitution (FNDC).

2Dans la nuit du 4 au 5 juillet 1985, un peu plus d’un an après la prise de pouvoir par le CMRN, l’ex-numéro 2 des putschistes, le colonel Diarra Traoré, tente de renverser Lansana Conté. La tentative de coup de force se solde par un échec et déclenche un vague de répression contre les membres de l’ethnie malinké.

3«  De Conté à Condé  », Archives d’Afrique, Alain Foka, RFI, juillet 2011.