En Guinée, un procès pour l’Histoire

Treize ans jour pour jour après les faits, le procès du massacre du stade du 28-Septembre s’ouvre à Conakry en présence des principaux accusés, parmi lesquels figure l’ex-putschiste Moussa Dadis Camara. L’occasion pour les magistrats guinéens de briser le règne de l’impunité dans ce pays, et de rendre justice aux centaines de victimes de cette effroyable tuerie.

L'image montre un militaire assis, vêtu d'un uniforme camouflage. Il porte une casquette rouge ornée d'un insigne. Sur sa poitrine, il y a plusieurs décorations et médailles visibles. Les couleurs de l'uniforme et des insignes, notamment le jaune et le rouge, évoquent des éléments de son pays. Son expression est sérieuse, et il semble attentif, probablement à une discussion ou à un événement. L'arrière-plan est flou, suggérant une atmosphère formelle ou solennelle.
Moussa Dadis Camara (ici en 2009) est l’un des principaux accusés du procès.
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Lundi 28 septembre 2009. L’opposition à la junte du capitaine Moussa Dadis Camara, au pouvoir depuis près d’un an, organise un grand rassemblement dans le stade du 28-Septembre, à Conakry. Le 28 septembre, c’est le jour du référendum qui a mené la Guinée à son indépendance : en 1958, ce jour-là, les Guinéens, à l’appel de Sékou Touré, avaient dit « non » à la communauté française voulue par le général de Gaulle. Mais cette date a acquis une autre symbolique après la manifestation de 2009 et sa violente répression par les forces de défense et de sécurité (FDS), qui a fait au moins 156 morts et un millier de blessés, et au cours de laquelle plus d’une centaine de femmes ont été violées1.

Treize ans après les faits, ce mercredi 28 septembre 2022, la justice guinéenne ouvre le procès tant attendu de ces terribles événements dans un contexte particulier : le pays est une nouvelle fois dirigé par une junte militaire depuis le putsch du 5 septembre 2021 dirigé par le lieutenant-colonel Mamadi Doumbouya.

Comment en est-on arrivé à un tel massacre ? Le général-président Lansana Conté, au pouvoir depuis 1984, avait mené la Guinée à l’agonie avant de décéder d’une longue maladie le 22 décembre 2008. Son règne s’était achevé sur une explosion de la corruption et une grève générale écrasée dans le sang : les FDS avaient massacré 137 manifestants entre janvier et février 2007, selon le propre bilan des autorités2. C’est dans ce contexte que le capitaine Moussa Dadis Camara, à la tête du Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD), prend le pouvoir dans un coup d’État sans effusion de sang.

« Dadis » apparaît alors, aux yeux de nombre de Guinéens, comme un moindre mal dans une Guinée à terre. Les Guinéens acceptent le deal qu’il propose : certes, il a pris illégalement le pouvoir après avoir écarté le président de l’Assemblée nationale, Aboubacar Somparé, le dauphin constitutionnel du défunt président, mais il promet de le rendre rapidement aux civils en organisant des élections auxquelles il affirme qu’il ne participera pas. Durant la transition, le « Dadis show » occupe la télévision guinéenne et amuse toute la sous-région : le chef de la junte improvise des discours extravagants, de véritables spectacles, dans lesquels il dénonce l’implication de fonctionnaires guinéens dans le trafic de cocaïne, réprimande comme un enfant l’ancien directeur d’une usine russe, prend à partie l’ambassadeur d’Allemagne ou suspend subitement son directeur des douanes.

Du show au massacre

Sa popularité est cependant de courte durée. Sa pratique autoritaire du pouvoir et ses appels publics à abattre les délinquants inquiètent rapidement l’opposition politique et la société civile. Après quelques mois au pouvoir, le chef de la junte commence à faire planer le doute sur son éventuelle candidature à l’élection présidentielle. En réaction, les partis politiques, écartés du gouvernement de transition, se regroupent au sein du Forum des forces vives de la nation, créé dès février 2009 avec le slogan : « Dadis doit partir ».

Le grand rassemblement prévu le 28 septembre 2009 doit réunir les militants de partis aussi divers que le Rassemblement du peuple de Guinée (RPG) d’Alpha Condé, l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) de Cellou Dalein Diallo, l’Union des forces républicaines (UFR) de Sidya Touré ou encore l’Union pour le progrès de la Guinée (UPG) de feu Jean-Marie Doré. Mais les autorités interdisent le rassemblement sous prétexte que le jour de l’indépendance est férié.

Cela ne refrène pas les dizaines de milliers de manifestants qui, au matin du 28 septembre, affluent vers le stade depuis la banlieue de Conakry. Déjà, les FDS, voulant empêcher le rassemblement, usent de violence et causent des morts. Mais face à l’ampleur de la foule, elles doivent reculer. Une fois les manifestants entrés à l’intérieur du stade, les gendarmes, les policiers et les militaires – principalement les « bérets rouges » de la garde présidentielle – ouvrent le feu sur la foule prise au piège, et violent plusieurs dizaines de femmes. Des manifestants sont également étouffés et piétinés à mort dans les mouvements de panique de la foule.

Les jours suivants, des femmes sont retenues comme esclaves sexuelles tandis que des hommes sont torturés dans des camps de l’armée et de la police. Les leaders politiques, notamment Sidya Touré, Jean-Marie Doré et Cellou Dalein Diallo, sont blessés – ce dernier affirme qu’il a été « laissé pour mort » au stade. Par la suite, les autorités cherchent à détruire les preuves des exactions en nettoyant le stade, en dissimulant des corps et en les enterrant dans des fosses communes, en privant les victimes de soins médicaux et en prenant le contrôle des centres médicaux et des morgues.

Un crime contre l’humanité, selon l’ONU

Acculée par ses partenaires internationaux, la junte du CNDD est contrainte d’accepter une commission d’enquête des Nations unies. Le rapport, rendu en décembre 2009, est accablant. Il qualifie les faits de « crime contre l’humanité » et désigne trois principaux responsables : le capitaine Moussa Dadis Camara, le lieutenant Aboubacar Chérif Diakité, dit « Toumba », commandant de la garde rapprochée de « Dadis » (les « bérets rouges ») et son aide de camp, et le commandant Moussa Tiégboro Camara, chef de la gendarmerie.

« Dadis » n’était déjà plus le président de la transition lors de la publication du rapport. Le 3 décembre 2009, il s’était fait tirer dessus par « Toumba ». Gravement blessé à la tête, il avait miraculeusement eu la vie sauve et avait été envoyé en urgence se faire soigner au Maroc, avant d’être exilé au Burkina Faso. « Toumba » le soupçonnait de vouloir lui faire porter l’entière responsabilité du massacre du stade. Depuis lors, « Dadis » a vécu un long exil forcé à Ouagadougou. Il y est resté durant près de treize ans, et n’est revenu en Guinée qu’en décembre 2021, à l’occasion d’un court séjour voulu par le Comité national du rassemblement pour le développement (CNRD), la junte au pouvoir depuis le putsch du 5 septembre 2021. Il est finalement rentré à Conakry ce 25 septembre pour assister à son procès, à la grande satisfaction des victimes.

Le procès qui s’ouvre ce 28 septembre, treize ans jour pour jour après le massacre, était très attendu. Voilà des années que l’instruction est terminée. La justice guinéenne, sous Alpha Condé, l’a clôturée en 2017, inculpant treize personnes, dont « Dadis », « Toumba » et Tiégboro. L’ancien ministre de la Justice Cheick Sako avait même mis en place un comité de pilotage chargé de l’organisation du procès, avant de démissionner, en 2019, afin de marquer son opposition au projet de troisième mandat d’Alpha Condé. « Toumba », extradé après avoir fui au Sénégal, est en détention provisoire depuis 2016 – bien au-delà de la limite légale. Sa présence au procès est incertaine en raison de la grave dégradation de son état de santé. Quant à Tiégboro, il a gardé ses fonctions dans la lutte anti-drogue et n’en a été démis qu’après le coup d’État du CNRD.

Le rôle de la CPI

C’est la pression internationale qui a permis l’avancée de l’instruction – et non une quelconque volonté de Condé de s’attaquer à l’impunité. « La Cour pénale internationale (CPI) a joué un rôle très important dans ce dossier, explique à Afrique XXI Alpha Amadou DS Bah, avocat des parties civiles et vice-président de l’Organisation guinéenne de défense des droits de l’homme (OGDH). La procureure Fatou Bensouda s’est tout de suite impliquée dans le dossier, et la CPI a envoyé plusieurs missions en Guinée qui ont permis des avancées significatives. Elle a contribué à mettre la pression sur le régime en application de la complémentarité positive qui lui permettrait de se saisir du dossier si la Guinée ne donnait pas de garantie d’une enquête sérieuse. »

« On regrette cependant que l’instruction menée par la justice guinéenne ne soit pas allée plus loin, poursuit l’avocat. Aujourd’hui, il y a douze accusés3 renvoyés devant le tribunal criminel pour des crimes de masse avec des centaines de morts, des centaines de viols, des pillages et des faits de complicité. La plupart des exécutants ne sont pas mis en cause, car les juges d’instruction n’ont pas eu accès à la liste des unités qui sont intervenues pendant les événements au stade. Toutes leurs demandes ont été refusées par les ministères de la Sécurité et de la Défense. Le manque de volonté politique du président Alpha Condé a impacté négativement la conduite de l’instruction. »

On peut avancer plusieurs raisons pour expliquer que justice n’ait pas été rendue sous Alpha Condé. Après son élection, en 2010, il avait certes toute la légitimité pour organiser un tel procès et se donner une belle image à l’international. Mais un problème se posait à lui. Durant ses quelques mois au pouvoir, « Dadis » avait fait entrer de nombreux jeunes de sa région, la Guinée forestière, dans l’armée. L’ex-putschiste restant très populaire dans son fief, son procès aurait pu fragiliser le régime de Condé, lequel ne voulait en aucun cas irriter les militaires. En outre, bien que des militants de son parti aient été tués dans le stade, une part importante des victimes étaient peules, comme son principal opposant, Cellou Dalein Diallo – de nombreuses insultes racistes anti-peules ont d’ailleurs été proférées durant le massacre, ainsi que le rapportent les enquêtes de l’ONU et de l’ONG Human Rights Watch. Dans un contexte où les appartenances communautaires fondent souvent les engagements politiques, ce sont surtout les milieux proches de l’opposition à Condé qui réclamaient le procès.

« Pas de procès politisé »

La question qui se pose aujourd’hui est : pourquoi la junte dirigée par Mamadi Doumbouya a décidé d’organiser ce procès ? Le pouvoir avait envoyé des signaux contradictoires ces derniers mois. La ministre de la Justice nommée par la junte en novembre 2021, Fatoumata Yarie Soumah, avait fait de ce dossier une priorité. Or, très vite, elle avait été limogée, alors qu’elle avait annoncé l’ouverture du procès au premier trimestre 2022. C’est finalement le nouveau ministre de la Justice, Alphonse Charles Wright, nommé en juillet 2022, qui a décidé de lancer le processus, au grand soulagement des familles des victimes.

« On a de l’espoir. Ça fait treize ans qu’on attend ça, affirme Asmaou Diallo, présidente d’Avipa, l’association des victimes du massacre et leurs proches. On veut avoir un procès franc et équitable. On demande des réparations et des garanties de non-répétition, et surtout on ne veut pas que ce procès soit politisé. »

Mais cette confiance n’est pas partagée par tout le monde à Conakry. D’aucuns estiment que la junte instrumentalise la justice afin d’éliminer ses adversaires politiques – une accusation portée notamment contre la Cour de répression des infractions économiques et financières (Crief), la cour anticorruption qui a mis en cause les anciens cadres du RPG et Cellou Dalein Diallo. Concernant le procès du massacre du 28 septembre, ce dernier a déclaré à RFI qu’« il y a beaucoup de rumeurs qui circulent en Guinée, des craintes que la justice ne soit instrumentalisée, à cette occasion aussi, pour condamner dans la même foulée les organisateurs de la manifestation et les auteurs ou commanditaires des crimes commis. » Le leader de l’UFDG craint visiblement d’être mis en cause pour avoir appelé à la manifestation que le CNDD avait interdite.

Briser le règne de l’impunité

D’autres acteurs mettent en doute la sincérité de la démarche du pouvoir militaro-civil, et craignent que l’objectif ne soit de disculper « Dadis », dont la popularité reste forte, notamment dans sa région d’origine. La justice guinéenne peine en effet à défendre son indépendance face aux militaires, comme en témoigne la mise en détention de plusieurs leaders du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC) et de partis politiques ces derniers mois, ou encore l’absence d’enquête sur les dizaines de morts causés lors du coup d’État du 5 septembre 2021, documentés notamment par TV5 Monde.

De fait, ce procès est une aubaine sur le plan politique pour la junte. C’est un moyen de se refaire une image à l’international, alors que celle-ci est fortement dégradée depuis que des FDS ont tué des manifestants et que des militants, parmi lesquels Ibrahima Diallo, Fonike Menguè (FNDC) et Saikou Yaya Barry (UFR), sont toujours en détention provisoire pour avoir appelé à manifester. En outre, ce procès débute six jours après que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) a pris des sanctions contre la Guinée dans le but de pousser la junte à raccourcir la durée de la transition. Celle-ci est prévue pour une durée de trente-six mois à compter de mai 2022.

Ousmane Gaoual Diallo, le porte-parole du gouvernement guinéen, réfute ces critiques. « La transition n’est pas liée au procès, explique-t-il à Afrique XXI. Si nous n’avions pas ouvert le procès, on nous l’aurait reproché. Aujourd’hui, on nous accuse de vouloir faire durer la transition à travers ce procès, ça n’a pas de sens. Ce procès est un signal fort contre l’impunité. »

Jusqu’à présent, aucune des nombreuses violences d’État commises depuis l’indépendance de la Guinée – des exécutions sommaires et des emprisonnements arbitraires sous Sékou Touré à la répression des manifestants sous Alpha Condé, en passant par le massacre de militaires malinkés en 1985 et des manifestants de 2006-2007 sous Lansana Conté4 – n’a encore connu de condamnation judiciaire. Les magistrats guinéens ont l’occasion historique de briser le règne de l’impunité.

Face aux violences sexuelles, « la honte doit changer de camp »

Malgré le traumatisme qu’ont constitué les viols de masse commis par les FDS lors du massacre du 28 septembre, l’impunité perdure sur le sujet en Guinée. C’est ce que souligne un rapport de l’ONG Amnesty International, “La honte doit changer de camp” : face aux violences sexuelles en Guinée, publié le 27 septembre 2022. La société guinéenne a certes connu une certaine libération de la parole après deux affaires ayant entraîné de grandes mobilisations contre les violences sexuelles : la diffusion, en 2015, d’une vidéo montrant le rappeur Tamsir Touré en train de menacer avec un couteau une femme nue ; et le décès, en 2021, de M’mah Sylla, une femme qui avait subi plusieurs viols dans des cliniques non agréées par l’État. Mais les victimes peinent toujours à obtenir justice.

« Bien que de véritables progrès aient été accomplis par le renforcement du cadre juridique ces dernières années [...], accéder à la justice en Guinée reste une quête ardue semée d’embûches pour les victimes de violences sexuelles, tandis que les auteurs bénéficient souvent de l’impunité, souligne Amnesty. Les autorités coutumières arrivent à faire pression en faveur d’arrangements extrajudiciaires menant à l’abandon des poursuites, ce qui est contraire à la loi et aux droits des victimes ». Et l’ONG de conclure : « Les victimes de violences sexuelles en Guinée se heurtent à la stigmatisation sociale, à un manque d’accès aux soins médicaux, ainsi qu’à d’importants obstacles à la justice. »

1Le bilan de cette journée n’est toujours pas formellement établi. Le chiffre de 156 morts et de 106 viols est tiré du rapport de la commission d’enquête des Nations unies de 2009, qui précisait que le nombre de victimes était probablement bien plus élevé.

2Lire Mike McGovern, «  Janvier 2007 – Sékou Touré est mort  », Politique africaine, vol. 107, n° 3, 2009  ; et le rapport de Human Rights Watch, «  Mourir pour le changement. Les forces de sécurité guinéennes répondent par la brutalité et la répression à une grève générale  », 24 avril 2009.

3Le treizième inculpé, Mamadouba Toto Camara, numéro deux du CNDD au moment des faits, est décédé en 2021.

4Lire Mémoire collective. Une histoire plurielle des violences politiques en Guinée, Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et Radio France International (RFI), 2018. Ce livre est téléchargeable ici.