Souleymane Guengueng, du temps où il était prisonnier d’Hissène Habré, avait juré devant Dieu que, s’il sortait vivant de sa cellule, il consacrerait sa vie à lutter pour que justice soit rendue aux victimes de ce régime sanguinaire. Et il l’a obtenue, après avoir fondé une association de victimes : le dictateur tchadien a été condamné à la prison à perpétuité en 2017 par un tribunal sénégalais.
Cette condamnation est le résultat d’un long parcours judiciaire : il aura fallu plus de quinze ans pour qu’Habré soit jugé et condamné au Sénégal, pays dans lequel il avait trouvé refuge, après une plainte déposée par les victimes en 2000. Un parcours semé d’embûches, permis par la détermination et l’ingéniosité des victimes et de leurs avocats, et par les progrès de la justice internationale. Cette condamnation donne de l’espoir à d’autres militants des droits humains, qui espèrent faire juger à leur tour des bourreaux comme l’ancien dictateur gambien Yahya Jammeh.
Reed Brody, avocat états-unien et ancien porte-parole de l’ONG Human Rights Watch (HRW), a joué un rôle déterminant pour parvenir à la condamnation de l’ex-chef d’État tchadien. C’est l’histoire de cette aventure judiciaire hors norme qu’il raconte dans son récit, La Traque d’Hissène Habré, publié chez Karthala, qui se lit comme un véritable thriller… ou comme un manuel sur comment faire juger un ancien dictateur. Pour Afrique XXI, il revient sur cette success story judiciaire inédite.
Les crimes du régime Habré
Hissène Habré prend le pouvoir par les armes en 1982. Jusqu’à son renversement par son ancien affidé Idriss Déby Itno en 1990, il met en place un régime policier extrêmement violent et répressif, responsable de la mort d’au moins 12 000 personnes, voire, selon les estimations, jusqu’à 40 0001. Durant ses huit années au pouvoir, il orchestre trois grandes vagues de répression. En 1984, c’est le « Septembre noir » : il s’en prend aux habitants du sud du pays, qui opposaient une résistance à son régime. Sous le commandement de Déby, l’armée liquide les leaders sudistes et met à sac les principales villes et les villages. La deuxième série de massacres intervient en 1987 et cible la communauté hadjaraï. En 1989, ce sont les Zaghawas qui sont réprimés, après une tentative de coup d’État de Déby.
En parallèle, Habré construit un système tortionnaire, dont les deux principaux instruments sont la sinistre prison de la « Piscine » et, juste à côté, le bâtiment de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), la police politique du régime. Plusieurs dizaines de milliers de personnes passent entre les mains des agents de la DDS, subissant les pires sévices. Nombre d’entre elles succombent sous la torture ou sont sommairement exécutées, quand elles ne meurent pas de faim ou de maladie au fond de leur cellule.
Souleymane Guengueng a passé plus de deux ans dans ces geôles et a vu mourir nombre de ses codétenus. La DDS cherchait notamment des « traîtres », supposément favorables aux rébellions nordistes soutenues par la Libye de Mouammar Kadhafi. Mais, comme dans tous les régimes de ce type, n’importe qui peut se retrouver accusé, sur la base d’une simple dénonciation…
Malgré ces violences, Habré est soutenu par les États-Unis et la France, dont la priorité est d’endiguer les ambitions africaines de Kadhafi. Directeur de la DDS de 1983 à 1987, Saleh Younouss a indiqué à plusieurs reprises avoir été « assisté, en permanence, par un agent de la CIA [Central Intelligence Agency] qui [l]e conseillait »2, et affirmé que les relations étaient étroites entre la DDS et la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), les services de renseignement français qui envoyaient des instructeurs au Tchad et formaient des agents tchadiens en France. En 1987, Habré a d’ailleurs été reçu coup sur coup à la Maison-Blanche par Ronald Reagan et à l’Élysée par François Mitterrand, qui en a fait son invité d’honneur pour le défilé du 14-Juillet. Renversé par Déby en 1990 (avec le soutien de la France), il fuit jusqu’au Sénégal en passant par le Cameroun, emportant avec lui une immense fortune pillée dans les caisses du Trésor public.
Une procédure venue de loin
En 1998, la police britannique arrête l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet, après l’émission d’un mandat d’arrêt international par un juge espagnol. C’est la première fois que la « compétence universelle » est mise en œuvre pour un personnage aussi puissant. Cet instrument juridique prévoit que n’importe quel État peut poursuivre un présumé auteur des crimes les plus graves (notamment les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre) lorsqu’il se trouve sur son sol, même si cet individu est étranger et que les crimes ont été commis à l’étranger. La Chambre des lords britannique a rejeté l’immunité de chef d’État de Pinochet, ouvrant la voie à son jugement – qui n’aura finalement jamais lieu à cause de son prétendu mauvais état de santé.
L’ancienne Première ministre britannique Margaret Thatcher avait critiqué cette décision, estimant qu’elle ouvrait une boîte de Pandore. Elle avait raison : une brèche s’était ouverte. Reed Brody, qui avait travaillé sur les procédures contre Pinochet, se rappelle : « Après l’affaire Pinochet, Delphine Djiraibé, la présidente de l’Association tchadienne de défense des droits de l’homme, m’a contacté. Elle souhaitait faire appliquer la jurisprudence Pinochet pour faire juger Habré. »
Dès 2001, Reed Brody et son collègue Olivier Bercault découvrent des milliers de pages d’archives de la DDS, qui traînent sur le sol de la « Piscine », à N’Djamena. Un véritable trésor ! Grâce à cette somme de documents, ils pourront précisément établir les chaînes de commandement, tenter de chiffrer le nombre de victimes, etc. Ces documents accablants serviront de base à l’enquête des juges.
Mais encore fallait-il trouver des soutiens politiques pour obtenir l’ouverture d’un procès d’Habré au Sénégal. « L’affaire peut se résumer en trois phrases, continue Reed Brody. Nous avons porté plainte en 2000 au Sénégal et obtenu une première inculpation d’Habré, sous Abdou Diouf [président de 1981 à 2000]. Ensuite, pendant les douze ans d’Abdoulaye Wade, rien. Et quand Macky Sall arrive au pouvoir, en 2012, tout redevient simple. »
Les réticences de Wade
Pourquoi Abdoulaye Wade a-t-il mis tant d’obstacles à l’ouverture du procès d’Hissène Habré ? « Cela tient à deux choses, estime Reed Brody. Habré avait obtenu le soutien des confréries, notamment de la Tidjaniya, à qui il a fait un don de 500 000 euros, et de responsables politiques. Son avocat Madické Niang est devenu ministre d’Abdoulaye Wade3. En deuxième lieu, Wade nous avait dit qu’il y avait le “syndicat des chefs d’État”, que derrière lui il y avait l’Union africaine, les Mugabe, les El-Béchir… » Aucun dictateur ne veut voir son homologue jugé, de peur de créer un précédent…
Durant les douze années de la présidence Wade, Reed Brody, Souleymane Guengueng et Jacqueline Moudeina, l’avocate principale des victimes, mettent en place une équipe internationale, qui mène une activité incessante. Dans les années 1990, Souleymane Guengueng avait mené ses propres enquêtes au Tchad et constitué, à lui seul, 792 dossiers de victimes détaillant les circonstances de leur arrestation, les tortures subies ou la date du décès.
Avec le soutien de Human Rights Watch, cette équipe dépose une plainte devant la justice belge pour demander l’extradition d’Habré – et, d’une certaine manière, faire pression sur le Sénégal. Elle plaide auprès de multiples responsables politiques à Bruxelles, Paris ou Washington, ou lors des sommets de l’Union africaine à Addis-Abeba, pour pousser le Sénégal à agir. « Il fallait jouer partout et tout le temps, résume Reed Brody. On a même fait des documentaires, comme Parler de Rose, pour mobiliser l’opinion publique. »
Tout s’accélère avec l’élection de Macky Sall en mars 2012. Dès août 2012, l’Union africaine et le Sénégal trouvent un accord pour créer des chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises (un modèle inspiré des chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens pour juger les Khmer rouges), qui seront présidées par un juge burkinabè. Ainsi, Hissène Habré doit être jugé « au nom de l’Afrique ».
Un procès au nom de l’Afrique
« Les statuts des chambres africaines extraordinaires prévoyaient qu’elles devaient juger “le ou les principaux responsables des crimes”, indique Reed Brody. Pour moi, c’était un tribunal uniquement pour Hissène Habré, même si juridiquement on ne peut pas le dire. Mais le procureur a inculpé six personnes ! » Très vite, Idriss Déby Itno, qui avait soutenu la procédure en levant l’immunité de chef d’État d’Habré et en finançant en partie les chambres extraordinaires – il haïssait profondément Habré –, commence à s’inquiéter : pourrait-il être mis en cause pour les massacres du « Septembre noir », alors qu’il était le chef des armées ?
Finalement, l’Union africaine a dépêché des missions au Sénégal et au Tchad pour le rassurer et expliquer qu’il ne s’agissait pas de le juger lui. « Tout se serait écroulé si Déby avait été inculpé. Évidemment, c’était une vulnérabilité de notre côté, on nous disait : “Pourquoi vous jugez Habré et pas Déby ?” Mais on ne pouvait pas juger un chef d’État en exercice ! Dans la vie, il faut savoir jusqu’où on peut aller… », résume Brody.
Le procès s’ouvre finalement en 2016. Hissène Habré, refusant d’être jugé, doit être traîné de force devant les juges et se mure dans le silence, jusqu’à sa condamnation à perpétuité. Les témoignages de Souleymane Guengueng et de l’ex-directeur de la DDS Saleh Younouss marquent les esprits, ainsi que la plaidoirie de Jacqueline Moudeina. Une belle revanche pour celle qui avait été victime en 2001 d’un attentat à la grenade diligenté par des proches d’Habré, et avait été blessée aux jambes. Hissène Habré, dont la peine sera confirmée en appel en 2017, mourra du Covid en détention au Sénégal en 2021, à l’âge de 79 ans.
« C’est la seule fois dans l’Histoire qu’un ancien chef d’État a été poursuivi et condamné pour des crimes atroces devant les juridictions d’un autre pays. C’est le plus important procès en compétence universelle qui a jamais eu lieu », s’enorgueillit Brody.
Des enseignements à tirer
Ce procès concrétise les immenses progrès accomplis par la justice internationale depuis la fin de la Guerre froide et la mise en place de la Cour pénale internationale (CPI). Certes, Brody souligne qu’« en plus de vingt ans d’existence et 2 milliards d’euros dépensés, elle n’a obtenu la condamnation ferme d’aucun acteur étatique », et que « le talon d’Achille de la justice internationale est le deux poids deux mesures. On peut juger Hissène Habré ou des rebelles africains, mais pas Vladimir Poutine, Benyamin Netanyahou ou George W. Bush ». Il est vrai que les États-Unis et la Russie n’ont pas ratifié le Statut de Rome créant la CPI – la Chine, elle, ne l’a même pas signé –, et n’en sont donc pas parties…
« Mais il y a maintenant tout un écosystème de justice à l’international, analyse Brody. Il y a la justice hybride avec les chambres extraordinaires, la compétence universelle dans les justices nationales, les mécanismes d’enquêtes pour la Syrie ou le Myanmar… La CPI, qui ne condamne presque personne, chapeaute et permet l’existence de tout cela. On n’aurait pas pu condamner Hissène Habré s’il n’y avait pas eu la CPI. L’Union africaine a jugé Habré aussi parce qu’elle voulait tenir la CPI à l’écart. » Des génocidaires rwandais ou des criminels de guerre libériens sont jugés en France grâce à la compétence universelle. Le putschiste guinéen Moussa Dadis Camara est actuellement jugé dans son pays avec le soutien de la CPI…
Reed Brody est désormais tourné vers la prochaine affaire : la procédure contre l’ex-dictateur gambien Yahya Jammeh (1994-2017), aujourd’hui en exil en Guinée équatoriale. « Des victimes du régime de Jammeh m’ont appelé peu après la condamnation d’Habré, en 2017. Elles m’ont dit qu’elles voulaient faire la même chose ! » L’objectif, cette fois, est de mettre sur pied un tribunal hybride entre la Gambie et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao).
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