En Gambie, les plaies toujours béantes de la dictature

Les vingt-deux années de règne de Yahya Jammeh ont traumatisé les Gambiens et les Gambiennes. Assassinats politiques, tortures, censure de la presse… Les milliers de victimes de la dictature attendent avec impatience la tenue d’un procès historique pour tourner la page d’une ère sanglante.

Sheriff Kijera dirige le Centre gambien pour les victimes de violations des droits de l’homme, qui documente les exactions du régime Jammeh. Il pose ici devant une exposition du travail photographique de Jason Florio, qui a rencontré durant trois ans les victimes de la dictature Jammeh, et ses résistants.
© Paul Boyer et Rémi Carton

« Je pense que c’est 43, si ma mémoire est bonne », confie froidement Omar Jallow à propos du nombre de personnes qu’il a assassinées. Dans la banlieue sud de Banjul, la capitale gambienne, cet ancien membre des forces spéciales évoque sans fard les années sombres de la dictature du président Yahya Jammeh (1994-2017). Pendant vingt-deux ans, il a servi l’ancien dictateur. Il faisait partie d’une élite de militaires surentraînés, les « Junglers », qui exécutaient les ordres de Yahya Jammeh et assassinaient opposants politiques, journalistes et défenseurs des droits de l’homme.

Arrivé au pouvoir le 22 juillet 1994 après un coup d’État, Jammeh a terrorisé la population pendant plus de deux décennies. Durant cette période, les Gambiens vivent dans une peur permanente. Chacun peut se faire arrêter de manière arbitraire. Des tortures ont lieu quotidiennement dans la prison de Mile 2, en périphérie de Banjul. Entre 1994 et 2017, au moins 41 personnes sont mortes torturées entre les murs de ce que Jammeh appelait « [son] hôtel cinq étoiles ».

La traque des homosexuels est alors continue. En 2005, le dictateur exige que tous quittent le pays puis, en 2015, il déclare vouloir égorger tous ceux qui souhaiteraient se marier. Pour imposer la terreur, l’ancien dictateur pouvait compter sur le soutien indéfectible de ses « Junglers ». Cet escadron de la mort, composé d’une quarantaine de militaires, obéissait au doigt et à l’œil à leur patron. Ces « Junglers », aussi appelés « Ninjas » ou « Black Scorpions », du fait de leurs uniformes noirs, protégeaient Yahya Jammeh lors de tous ses déplacements sur le territoire gambien comme à l’international (en France, aux États-Unis, au Qatar...).

La paranoïa de l’ancien dictateur conduit durant cette période à de nombreux assassinats. Selon l’ancien « Jungler » Omar Jallow, un élément essentiel de compréhension de ces violences est que Yahya Jammeh craignait en permanence d’être renversé par un coup d’État. Le règne du dictateur s’est finalement achevé après l’élection présidentielle de décembre 2016, qu’il a perdu face à son rival Adama Barrow. Il refuse alors de quitter son poste avant d’en être chassé en janvier 2017 par l’intervention militaire de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao).

« Je faisais juste mon travail »

Paquet de cigarettes à la main, Omar Jallow s’assoit tranquillement. Il est prêt à avouer ce qu’il a vu et même ce qu’il a fait. Après avoir été formé dans des camps d’entraînement militaires à Taïwan et en Libye, il commence à servir le dictateur en 1994. « Je connaissais bien Yahya Jammeh, mais nos relations étaient professionnelles, j’exécutais les ordres, je faisais juste mon travail », assure-t-il.

L’ancien « Jungler » Omar Jallow se dit prêt à payer pour ses crimes.
© Paul Boyer et Rémi Carton

Il se souvient notamment de l’assassinat en 2013, très médiatisé à l’époque, de deux Américano-Gambiens, Ebou Jobe et Alhajie Ceesay. Ces deux hommes ont été tués à Kanilai, dans une des résidences secondaires de Yahya Jammeh, qui était connue pour être l’un des lieux où le dictateur faisait disparaître ses opposants. « Nous avons tranché leur cou, ils ont été décapités », détaille Omar Jallow. L’ancien tueur explique ensuite qu’il a fait le choix de ne pas fuir le pays à la chute du dictateur, en 2017, contrairement à la plupart de ses collègues. « La seule chose à faire, c’est de regretter. Aujourd’hui, je cherche la rédemption. Je me tiens à la disposition de la justice gambienne et des familles des victimes pour leur apporter la vérité sur ce qu’il s’est passé durant cette période. Si révéler tout ce que j’ai fait me coûte la vie, je suis prêt pour cela. Si je dois aller en prison, je suis prêt », assure ce père de famille en feuilletant un album de photographies où on l’aperçoit en tenue militaire.

À seulement quelques dizaines de kilomètres de chez lui, la famille d’Ebou Jobe attend toujours des réponses. Bai Sabally, animateur d’une radio locale, est l’un des neveux d’Ebou Jobe. Avec ses cousins, ils gardent précieusement documents d’identité et acte de décès en vue d’un futur procès. La seule chose dont ils sont certains c’est qu’Ebou Jobe était un homme d’affaires gambien résidant aux États-Unis et qu’il était en Gambie pour vendre des diamants. Ils n’ont jamais pu voir le corps de leur oncle. Mais ils savent que ses assassins, Omar Jallow et Amadou Badjie (un sergent), résident toujours en Gambie.

« On m’a dit d’arrêter mes recherches »

Fatou Suaa fait partie de ceux qui ont vu leur destin brisé par le règne sanglant de Yahya Jammeh. Dans sa petite maison de Faji Kunda, un quartier résidentiel situé dans la banlieue de Banjul, cette mère de famille s’occupe seule de ses trois enfants. Dans un coin du salon, sur une petite table de cuisine, elle prépare le petit déjeuner de sa cadette, Aïda, 12 ans. En cette matinée de juillet 2022, Fatou se souvient du père d’Aïda, Mustapha Colley, assassiné il y a dix ans. « Tu ressembles de plus en plus à ton papa », souligne-t-elle en tenant fermement son smartphone qui affiche une photo du père. On y voit un homme aux yeux marron vêtu d’un qamis beige.

Mustapha Colley a disparu en 2012. C’était un militaire. Il était chargé de la surveillance de la résidence de Jammeh, à Banjul. Quelques jours avant sa disparition, il avait été accusé d’avoir voté contre le parti du dictateur aux élections législatives, et avait été licencié. « En réalité, il a voté pour Jammeh, souffle Fatou. Il m’a même convaincu de faire de même. » Un jour, son mari a reçu un coup de téléphone de ses anciens collègues. Une convocation. Il a pris sa voiture, et elle ne l’a plus jamais revu. Son corps a été retrouvé sans vie le lendemain dans un quartier excentré de la capitale. Face à l’inaction des forces de l’ordre, la jeune femme a elle-même tenté de savoir ce qui est arrivé à son mari. Mais on lui a vite fait comprendre qu’elle devait tirer un trait sur cette histoire. « On m’a dit d’arrêter mes recherches car le président était derrière tout ça », se souvient-elle, la mine sombre.

Sous le joug de Yahya Jammeh, les journalistes ont régulièrement été pris pour cible. Nombre d’entre eux ont subi des arrestations, des actes de torture d’une violence inouïe, et certains ont dû quitter le pays. Le 16 décembre 2004, le correspondant de l’AFP Deyda Hydara, observateur critique du régime, a été assassiné par balle.

En périphérie de Banjul, le Centre de presse gambien accueille des dizaines de journalistes qui souhaitent enquêter. Du matériel et des ouvrages sont à leur disposition dans ce sanctuaire du journalisme d’investigation protégé par un mur d’enceinte de deux mètres. À l’intérieur, Sanna Camara, reporter depuis vingt et un ans en Gambie, se souvient douloureusement de ces sinistres années. En 2006, alors qu’il collabore en tant que pigiste avec le journal gambien The Independant, une tentative de coup d’État échoue : un groupe d’officiers mené par le colonel Ndure Cham, l’ancien chef d’état-major de l’armée, envisageait de renverser le gouvernement. Dans la foulée, des citoyens et de nombreux soldats sont arrêtés. Alors que l’inquiétude monte au sein de la population, Sanna publie un article énumérant les noms des soldats arrêtés.

Les journalistes en première ligne

« Personne n’osait le faire mais c’était important. Le lendemain, j’ai été arrêté puis emmené au poste de police pour être interrogé pendant des heures. Ils étaient persuadés que je détenais des informations concernant la tentative de coup d’État », confie le reporter indigné. Son rédacteur en chef est également arrêté puis torturé pendant trois semaines dans les locaux de la National Intelligence Agency (NIA), les services de renseignements gambiens. Il est finalement relâché avec un bras cassé et des stigmates de torture sur tout le corps. « Il avait des marques de coupures sur la bouche parce qu’on lui avait dit que les journalistes parlaient trop », précise-t-il avant d’ajouter : « Ils lui ont également mis des décharges électriques sur le corps, y compris sur les testicules. »

Le journaliste Sanna Camara a été arrêté à plusieurs reprises durant la dictature.
© Paul Boyer et Rémi Carton

Sous Yahya Jammeh, certaines rédactions ont fermé définitivement, comme The Standard, The Daily News ou encore la radio Teranga FM. Des « Junglers » attaquaient régulièrement leurs bureaux et brûlaient leurs imprimeries. À cette époque, de nombreux journalistes décident de lâcher la plume afin de protéger leur entourage. Sanna Camara n’a jamais cessé d’exercer malgré un exil de trois ans à Dakar, de 2014 et 2016. Aujourd’hui, il est rentré en Gambie et continue d’enquêter.

Depuis la chute de Yahya Jammeh et son départ en exil en Guinée équatoriale le 21 janvier 2017, une organisation collecte les témoignages des victimes de la dictature. Le Centre gambien des victimes des violations des droits humains a ouvert ses portes en avril 2017 à Serrekunda, à l’ouest de la capitale. Derrière les murs de l’imposant pavillon, une poignée d’employés s’affairent à imprimer et à classer des documents administratifs. Dans son bureau, Sheriff Kijera termine la lecture d’un dossier volumineux. « C’est l’un des rapports que nous établissons pour chaque victime qui vient nous voir », explique-t-il. Une épaisse paire de lunettes sur le nez, ce quinquagénaire est le président du centre. Avec ses équipes, il a enregistré plus de 1 400 cas d’exactions regroupés dans diverses catégories de violation des droits humains : arrestations arbitraires, exécutions sommaires, tortures, viols, etc. « Les victimes de la région de Banjul peuvent témoigner ici, note Sheriff Kijera. Pour ceux qui vivent à la campagne, nous avons établi quatorze antennes partout dans le pays. Elles font leurs rapports, et nous les ajoutons à notre base de données. »

L’objectif de ce minutieux travail est de regrouper les preuves en vue d’un éventuel procès. À cette collecte s’ajoutent les audiences de la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC), créée par le gouvernement de l’actuel président gambien, Adama Barrow. De 2017 à 2019, cette commission a interrogé des dizaines de « Junglers », de militaires et de responsables politiques suspectés d’avoir commis ou commandité des crimes. Diffusés en direct à la télévision, les témoignages des victimes et de leurs bourreaux ont passionné les Gambiens. L’ancien « Jungler » Omar Jallow fait partie de ceux qui ont confessé plusieurs dizaines d’assassinats politiques face aux caméras.

Un « processus historique » qui tarde à se concrétiser

Après trois années de travail et près de 200 témoignages, les conclusions de la commission étaient très attendues. Son rapport a été rendu public le 24 décembre 2021. Il préconise notamment des investigations pour retrouver les restes des corps disparus, la destitution de certains hauts fonctionnaires toujours en poste et la poursuite pénale des dizaines de responsables de la mort d’au moins 232 personnes. « Au total, 69 personnes ont été associées à des activités criminelles, énumère Sheriff Kijera. Yahya Jammeh est n° 1 sur cette liste. » La TRRC recommande aussi une série de mesures pour réformer la Constitution, améliorer les lois pénitentiaires et protéger la liberté d’expression. L’enjeu est de taille : éviter l’émergence d’un nouveau Jammeh en Gambie.

Le 25 mai 2022, le gouvernement d’Adama Barrow a détaillé les suites qu’il comptait donner aux préconisations de la commission. Les 265 recommandations ont presque toutes été retenues, dont la création d’un tribunal spécial chargé de poursuivre les responsables, parmi lesquels figure Yahya Jammeh. Mais près d’un an après les conclusions du TRRC, la stratégie pour juger les crimes de la dictature demeure incomplète. Aucun haut fonctionnaire incriminé n’a été licencié et aucune réforme législative n’a pour l’heure été engagée. On ne sait pas encore quand ni comment le tribunal spécial sera mis en place. Les Gambiens n’ont pas plus d’informations sur une potentielle extradition de Yahya Jammeh de la Guinée équatoriale vers la Gambie.

Si certains militants dénoncent un manque de volonté politique, le président du centre des victimes, Sheriff Kijera, reste optimiste : « Nous comprenons tous que la justice de transition n’est pas une justice du quotidien. C’est un processus historique qui va prendre du temps. »