
La tête et le cou ornés de cauris et de colliers colorés, la militante camerounaise Maximilienne Ngo Mbe est rompue à l’exercice. Depuis trente ans, elle milite pour défendre les droits humains au Cameroun. Et, depuis 2010, elle est à la tête du Réseau des défenseurs des droits humains en Afrique centrale (Redhac). Mais cette tâche n’a jamais semblé aussi ardue qu’aujourd’hui.
À l’approche de l’élection présidentielle, prévue en octobre, et comme avant chaque échéance électorale, la répression s’intensifie au Cameroun. Au sein de la société civile, les voix discordantes tentent de se faire entendre, mais, pour la première fois de son histoire au Cameroun, le Redhac se retrouve devant la justice. Maximilienne Ngo Mbe et l’avocate Alice Nkom, figure connue du barreau camerounais et présidente du Conseil d’administration du Redhac, ont été convoquées le 7 avril devant le tribunal de première instance de Douala, audience finalement reportée au 2 juin. Selon la citation à comparaître, toutes deux sont accusées d’avoir violé des scellés apposés sur les bureaux du Redhac à Douala, placés après « la suspension arbitraire », selon Maximilienne Ngo Mbe, de l’organisation par le ministre de l’Administration territoriale, Paul Atanga Nji.
Les deux activistes ont également été convoquées le 6 mai au Service central des recherches judiciaires de la gendarmerie nationale à la suite d’une dénonciation pour « tentative d’atteinte à la sûreté de l’État et financement du terrorisme ». Maximilienne Ngo Mbe dénonce un acharnement judiciaire sans précédent.
Âgé de 92 ans, Paul Biya n’a pas encore annoncé s’il sera candidat – bien que peu de doute subsiste. À la tête du pays depuis quarante-deux ans, il a su verrouiller un système dans lequel, par ailleurs, l’opposition est réduite au silence et où les successeurs potentiels n’ont d’autres choix que la loyauté au chef au risque de se voir décapiter politiquement. Ce blocage apparent – le pays fonctionne tant bien que mal – n’empêche pas les querelles au sein de l’appareil avec des conséquences dramatiques dans un espace civique déjà limité.
Les opposants politiques sont particulièrement ciblés, à l’image de Maurice Kamto, le leader du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC), sorti de prison en 2019 et dont la participation en octobre reste incertaine. De leur côté, les journalistes sont persécutés depuis plusieurs années, comme le rappel l’assassinat du journaliste Martinez Zogo, en janvier 2023, et l’exil de nombreuses plumes camerounaises. Un climat délétère qui s’ajoute aux crises sécuritaires dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest depuis 2017, qui a déjà fait plus de 6 000 morts et environ 600 000 déplacés internes, et dans l’Extrême-Nord avec la présence de Boko Haram.
« C’est au Cameroun que je dois lutter »
Michael Pauron : Le 3 avril, le Parlement européen a condamné1 « les violations systématiques des droits des journalistes par les autorités camerounaises » et appelé à « la libération immédiate et inconditionnelle des journalistes Amadou Vamoulké, Kingsley Fomunyuy Njoka, Mancho Bibixy, Thomas Awah Junior et Tsi Conrad ». Quelle est votre réaction ?
Maximilienne Ngo Mbe : Cela fait des années que nous travaillons sur ces dossiers et interpellons la communauté internationale, c’est donc une petite victoire. Cette résolution prouve que le Parlement européen a fait toutes les enquêtes possibles pour démontrer l’innocence de ces journalistes, dont certains étaient complètement oubliés. Nous comptons sur la presse pour amplifier ce message afin de faire pression sur ceux qui peuvent faire avancer le dossier, comme le ministère français des Affaires étrangères ou d’autres pays, la délégation européenne au Cameroun... Sinon, ce sera une énième résolution sans effet.
Michael Pauron : Face à la situation et aux menaces qui pèsent sur vous et votre collègue, l’avocate Alice Nkom, pourquoi ne pas faire comme nombre de militants, journalistes et opposants ces dernières années en vous réfugiant dans un pays plus sûr, comme en France, où se trouvent vos enfants ?

Maximilienne Ngo Mbe : Tant que nous pensons que nous sommes dans notre droit, il ne faut pas fuir. Les défenseurs des droits humains ne reçoivent pas que des éloges, c’est normal. C’est dans ces moments qu’on sait si on est vraiment un défenseur des droits humains. Je milite depuis trente ans, et c’est la première fois que je suis devant les tribunaux. Mais c’est au Cameroun que je dois lutter afin de ne pas abandonner tout ce qu’on a fait et les associations qui militent sur place.
On a toujours eu des relations courtoises avec les préfets. On est souvent en désaccord mais ça n’a jamais fait l’objet de ce genre d’acharnement, jusqu’à venir sceller nos bureaux. Lorsque l’on s’attaque à ceux qui incarnent la société civile, d’autres organisations ou personnes, moins protégées, risquent d’endurer bien pire. Ils ont commencé à arrêter des petites animatrices [sic] qui sont sur le terrain pour parler des élections. On sait que la plupart de ces attaques viennent du ministère de l’Administration territoriale.
Quand j’entends des gens me dire « ne rentre pas », c’est inouï alors que je n’ai rien à me reprocher. Si je disparais, ils diront « on vous l’avait dit, on a démantelé leur réseau, c’est pour cela qu’elle a fui ». La situation est préoccupante mais je dois m’exprimer.
Michael Pauron : Vous dites que la situation est assez inédite. Comment l’expliquez-vous ?
Maximilienne Ngo Mbe : Depuis la dernière élection, en 2018, certaines personnalités haut placées profitent de la fragilité du président [Paul Biya] pour faire du zèle. Elles sont là depuis sept ans et certaines considèrent les institutions un peu comme leur maison et font ce qu’elles veulent. Elles ont pris « en otage » des sous-préfets, des préfets, des magistrats qu’elles ont nommés en échange de leur fidélité.
Au sein même du gouvernement, il y a des clans qui se disputent une éventuelle succession. S’attaquer aux défenseurs des droits humains qui ont reçu plusieurs prix internationaux2 leur permet de montrer les muscles. C’est une guerre « psychologique ». Mais la situation n’est pas homogène, il y a des divergences au sein même de ces clans.
« Avec la Russie, rien ne sortirait de bon »
Michael Pauron : Qu’attendez-vous de la France ?
Maximilienne Ngo Mbe : Je pense qu’au Cameroun certains m’en veulent de venir « pleurnicher en France… ». Mais, non, je ne pleurniche pas. Le président [Emmanuel] Macron à un rôle à jouer s’il ne veut pas se plaindre ensuite de la Russie et de la Chine. Au Cameroun, le régime est de plus en plus rude, et rien ne sortirait de bon d’un rapprochement avec la Russie, une dictature qui ferme tous les espaces civiques. C’est donc aussi dans notre intérêt que la France s’exprime. On résiste depuis sept ans mais on ne peut pas rester seuls.
À chaque fois que le gouvernement camerounais a fait un geste, c’est parce que la France a fait pression3. Elle peut neutraliser tous ceux qui ont pris le Cameroun en otage, qui sèment la terreur et le chaos avant les élections. Ils sont connus, mais le nouvel ambassadeur, le général Thierry Marchand, reste désespérément muet.
Michael Pauron : En intervenant, la France ne risquerait-elle pas d’être accusée d’ingérence, alors qu’elle est rejetée par plusieurs de ses anciennes colonies ?
Maximilienne Ngo Mbe : Le Cameroun n’est pas une planète à part : il est membre des Nations unies et signataire de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. La souveraineté ne fait pas de vous un pays à part. Vous êtes tenu de respecter ces instruments librement ratifiés. Par ailleurs, si le Cameroun s’embrase, les autres pays de la région pourraient s’embraser puisque beaucoup dépendent de nous, pour leurs importations alimentaires par exemple.
Michael Pauron : Au Gabon, après le putsch d’août 2023, plusieurs militants de la société civile se sont engagés auprès des autorités de la transition. Seriez-vous prête à vous engager en politique ?
Maximilienne Ngo Mbe : Non, non, je ne pense pas. La société civile fait le pont entre le gouvernement et la population. Ce rôle-là me plaît. En franchissant le Rubicon, vous risquez de servir une ligne idéologique ou politique.
« Il ne faut pas bousculer Paul Biya, mais l’accompagner »
Michael Pauron : N’est-ce pas le cheminement naturel d’un militant ?
Maximilienne Ngo Mbe : Chacun s’engage comme il l’entend mais, personnellement, je ne pense pas. Certaines des personnes dont vous parlez sont membres du Redhac au Gabon, je ne les juge pas et je ne connais pas leurs motivations. Il me semble que chacun doit rester dans son couloir. Vous pouvez être militant des droits humains toute une vie, sans être ministre, député ou maire.
Michael Pauron : Paul Biya est au pouvoir depuis quarante-deux ans et tout semble indiquer qu’il se présentera de nouveau à l’élection d’octobre. La population camerounaise est-elle résignée ?
Maximilienne Ngo Mbe : Je ne pense pas que la population camerounaise soit résignée. Il y a beaucoup de frustrations, notamment chez les jeunes diplômés : des ingénieurs sont motos-taxis faute d’emploi, quand des « enfants » de 50 ans vivent toujours chez leurs parents... Mais il est vrai que, jusqu’à maintenant, il n’y a pas eu l’étincelle qui permette de mobiliser largement. Et, en 20084 comme en 20205, on a vu ce que ça a donné quand elle se levait : les forces de sécurité répriment. La diaspora devrait aussi nous soutenir davantage. Celle-ci doit s’exprimer pour qu’on se sente protégés. Par ailleurs, l’absence du chef de l’État a facilité la prolifération des services de sécurité : chaque clan a son service et, ça aussi, ça retient les manifestants.
Le respect que nous accordons au patriarche retient également les Camerounais. Pour nous, le président Biya est l’aîné pour lequel on a une forme de « sentimentalisme ». On a été élevés comme ça. Il ne faut pas le bousculer, mais l’accompagner.
Michael Pauron : Vous craignez une guerre civile ?
Maximilienne Ngo Mbe : S’il arrivait que le président se couche et ne se relève plus, ce serait la débandade totale et nous aurions besoin d’amis pour que cela se passe dans la paix. Car, quand le patriarche ne sera plus là, les clans vont se battre, et les populations, dont les réflexes identitaires ont été instrumentalisés depuis de nombreuses années, vont se faire la guerre.
C’est le scénario le plus probable. C’est pour cela qu’il faut anticiper et qu’une diplomatie préventive doit être mise en place par nos partenaires internationaux. Il faut identifier ceux qui veulent le chaos et les mettre hors d’état de nuire.
« Il faut une convergence des luttes »
Michel Pauron : Depuis 2017, une guerre qui ne dit pas son nom se déroule dans les territoires anglophones. Quelle est la situation aujourd’hui ?
Maximilienne Ngo Mbe : Les affrontements entre l’armée et les séparatistes ne sont plus quotidiens, mais on assiste à des actes de banditisme, comme des enlèvements avec des demandes de rançon. Il y a eu beaucoup de viols, de part et d’autre, et cette question devra aussi être réglée un jour. Et il y a des villes, comme Douala, où le nombre de déplacés internes pose de nombreux problèmes d’insécurité. La situation est donc très tendue.
Par ailleurs, les anglophones n’ont rien reçu de ce qui leur a été promis. Par exemple, dans les tribunaux, les magistrats sont francophones. C’est la même chose dans l’administration alors que beaucoup de gens ne parlent pas français, parfois même ont du mal à parler anglais car ils parlent le pidgin.
Michael Pauron : Pensez-vous qu’une issue pacifique soit toujours possible ?
Maximilienne Ngo Mbe : Il faut une solution globale pour le Cameroun. Cela doit passer par un changement de régime et une convergence des luttes – ce qui manque cruellement pour l’instant. L’arrogance des dirigeants en place, l’impunité dont ils bénéficient, comme lors des détournements massifs des aides pour le Covid-19 sans que personne ne soit inquiété, les violations des droits humains par les mêmes personnes… Tout cela entretient le « désordre » public.
Michael Pauron : Malgré tout, de l’extérieur, le Cameroun donne l’impression de fonctionner, comme s’il s’autogérait...
Maximilienne Ngo Mbe : C’est l’instinct de survie. On a été colonisés par les Allemands, les Anglais, les Français… On est venus en Europe pour se battre contre les nazis et libérer la France. On a combattu la colonisation… En 1991, je militais pour la démocratisation du pays et le multipartisme. Les Camerounais sont des guerriers.
« La France est toujours du côté de ceux qui répriment »
Michael Pauron : Le multipartisme n’a pas changé grand-chose...
Maximilienne Ngo Mbe : Si ça n’a pas changé grand-chose c’est parce que nous n’avons pas de soutiens assez forts. Bien souvent, seul notre sous-sol intéresse nos partenaires internationaux. Et la France a toujours été du côté de ceux qui répriment le peuple.
Michael Pauron : Dans beaucoup de pays, on observe un recul général des droits humains. L’élection de Donald Trump, la guerre génocidaire contre Gaza, l’agression russe en Ukraine, les coups d’État militaires dans les pays du Sahel, en Guinée ou encore au Gabon… Ne pensez-vous pas que le contexte mondial n’est pas très propice au changement ?
Maximilienne Ngo Mbe : Cet argument est irrecevable car nous demandons un soutien depuis plus de vingt ans. Nous avons besoin de respirer une nouvelle ère.
Michael Pauron : Comment faire partir Paul Biya sans recourir à la force ?
Maximilienne Ngo Mbe : Personne ne sait si le président sera candidat, y compris dans son entourage. Ils ne font que gesticuler. En revanche, il faut mettre hors d’état de nuire tous les fauteurs de troubles et assurer au président qu’il n’aura pas d’ennuis, qu’il n’ira pas en prison. On ne met pas un homme de 92 ans en prison. Il faut y aller étape par étape. Je ne suis même pas sûre qu’il connaisse réellement la situation. Je ne crois pas qu’il accepterait par exemple que le Redhac soit ainsi traité.
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1Actualité du Parlement européen, « Violations des droits humains au Cameroun, en Iran et au Bélarus », communiqué de presse, 3 avril 2025.
2Maximilienne Ngo Mbe a notamment reçu l’International Woman of Courage en 2021et le prix Robert F. Kennedy Human Rights en 2022.
3En 2019, la France s’était dite « préoccupée » par l’inculpation du principal opposant Maurice Kamto, finalement libéré peu de temps après cette déclaration.
4En février 2008, des manifestations contre la modification de la Constitution auraient fait entre vingt-quatre et au moins cent morts.
5Les « Marches du 22 septembre 2020 » ont conduit à l’arrestation de plusieurs journalistes.