
Le décor n’a pas changé. Un an après notre premier passage ici, le site de Bonabome, dans le 4e arrondissement de Douala, garde la même physionomie. Nous retrouvons, en cette matinée pluvieuse du 8 juin 2023, les maisons construites au-dessus des eaux dans cette zone de mangrove non viabilisée accessible via un pont en bois. D’énormes flaques d’eau se sont formées. Des enfants y jouent. Le pont est surplombé par de gros câbles électriques qui pendent, exposant ceux qui passent dessous aux électrocutions. Les bruits des moteurs de motos-taxis qui entrent et sortent brisent le silence, tout comme les occupants du bar situé non loin de la Bonabome Excellent School, la grande école du quartier, qui devisent à haute voix. Ce décor et cette ambiance ne disent rien de l’état d’esprit des habitants du coin, pour la plupart des déplacés ayant fui le conflit armé en cours depuis 2017 dans les régions anglophones du nord-ouest et du sud-ouest du Cameroun, et qui portent le deuil.
Le leader de leur communauté, le nommé Koum, a rendu l’âme dans la nuit, terrassé par une brève maladie. « C’est lui qui nous a installés ici à Bonabome. Nous lui devons beaucoup », nous apprend K., une résidente de ce quartier1. C’est une femme au grand cœur qui se bat pour améliorer le quotidien des femmes vivant dans ce camp situé à la sortie ouest de Douala. Elle n’est pas d’humeur joyeuse. Fatiguée par la nuit blanche qu’elle vient de passer et attristée par la mort de « Chief Koum », elle avale des médicaments avant d’aller se reposer. Sans doute un court répit avant de retrouver la réalité du difficile quotidien des déplacés internes.
Depuis octobre 2016, les violences dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, qui ont fait plus de 6 000 morts parmi les civils, selon Human Rights Watch, ont jeté sur les routes des centaines de milliers de personnes. Ces populations fuient les combats et les exactions des groupes armés sécessionnistes (en lutte pour l’indépendance de ces territoires) et des forces armées camerounaises. Un grand nombre d’entre elles, évalué à près de 80 000 par l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, ont pris la direction du Nigeria voisin, tandis que près de 600 000 autres ont migré à l’intérieur du Cameroun. Ils sont des dizaines de milliers à avoir pu s’échapper de l’enfer du NoSo (acronyme de Nord-Ouest et Sud-Ouest) pour se retrouver dans la ville de Douala, poumon économique du Cameroun. Parmi eux, de nombreuses femmes que hantent les souvenirs des atrocités commises sous leurs yeux.
Fuir l’horreur, éviter la mort
« Ça devenait difficile de vivre chez nous. Il n’était même plus possible de vaquer à nos occupations à cause de l’insécurité. J’ai vu beaucoup de gens se faire tuer. Parmi eux, mon frère et un cousin. J’ai dû fuir avec mes six enfants à cause de cela », raconte G., 43 ans, une ancienne revendeuse de produits agricoles à Mbengwi (région du Nord-Ouest) installée à Douala 4e depuis trois ans. Le calme qu’elle affiche contraste avec les larmes de C. et de V.
C. est arrivée à Douala en 2017 en provenance de Buea (le chef-lieu de la région du Sud-Ouest, que les séparatistes présentent comme la capitale de leur État). Elle s’interrompt une première fois lorsqu’elle raconte l’assassinat d’un de ses camarades de classe – ce qui l’a contrainte à partir d’Ekona, la banlieue de Buea où elle vivait avec son mari et leurs quatre enfants, pour Douala. Puis quand elle évoque la mort de son époux, arraché à la vie par une maladie. Quant à V., ses yeux deviennent humides lorsqu’elle relate la fin tragique de ses proches. « Deux membres de ma famille dont ma mère ont été tués à Bamenda », sanglote la jeune femme.
M., quant à elle, a dû partir de Molyko, un quartier de Buea, en catastrophe en 2021. C’était à la veille de la rentrée scolaire. « Il y avait des mouvements près de notre quartier. Nous étions effrayés par les coups de feu entendus dans le voisinage. On ne pouvait pas continuer à vivre ça », explique-t-elle.
E., petite dame aux cheveux grisonnants arrivée elle aussi en 2017, a vécu le pire dans le chaudron de Batibo (Nord-Ouest), qui fut le théâtre d’affrontements violents entre l’armée et les séparatistes. « Ça chauffait là-bas. Je suis partie à cause de l’insécurité. Vous ne pouvez pas vivre dans un endroit où vous n’êtes pas sûre que le lendemain vous trouvera en vie. Mais si vous êtes toujours vivant, remerciez Dieu. Vous ne pouvez pas non plus vous contenter de manger et ne rien faire d’autre. Il faut aller dans une zone sûre. J’ai vu un voisin se faire tuer. Quand vous voyez ce genre de chose, vous êtes traumatisée. La seule idée qui vous vient en tête, c’est de fuir. Je suis toujours traumatisée », confie-t-elle.
J., une jeune femme partie de Bingo (Nord-Ouest), affirme avoir « vu des gens mourir comme des poules ». Elle ajoute que l’armée et les sécessionnistes « tiraient sans distinction sur les femmes, les hommes et les enfants ». Elle parle du cas d’un de ses oncles qui a refusé de s’enfuir. « Il a été tué. Il disait qu’il ne pouvait pas abandonner sa maison. Je ne sais même pas comment il a été enterré puisque chacun avait pris ses jambes à son cou. Je suis toujours hantée par ces souvenirs. Parfois je sursaute quand je dors à cause de ces images atroces. Des fois, un simple bruit me fait croire que c’est un fusil qui crépite », témoigne-t-elle. P., pour sa part, évoque son petit frère tué alors qu’il revenait des champs.
De l’enfer à la galère
Si elles ont échappé à la mort, ces déplacées sont depuis confrontées à de nombreuses difficultés sur leur lieu de refuge. L’installation dans la ville n’est pas chose aisée. Elles doivent se serrer souvent avec leurs enfants et leurs époux chez des membres de leurs familles ou chez des amis à leur arrivée, le temps de se trouver une activité génératrice de revenus et de « s’offrir » un logement plus acceptable. C’est ce qu’a fait G. en prenant un studio où elle a réuni les enfants qu’elle avait, un temps, confié à des proches. Elle paye un loyer mensuel de 10 000 FCFA (15,24 euros). Après avoir vécu chez une tante avec sa famille, C. a pu trouver un petit appartement dans le quartier Ndogpassi, dans l’arrondissement de Douala 3e. J. a d’abord vécu dans la chambre d’une sœur avant de s’offrir un logis à peu près acceptable.
M., son époux et leurs enfants ont passé quatre mois chez les leurs avant de trouver une chambre. Elle a été soutenue pendant cette période par sa grande sœur et son beau-frère. Ce dernier a payé les frais de scolarité de ses enfants. Les loyers coûtent cher pour ces personnes qui ont dû tout quitter2. Mais elles sont confrontées à d’autres difficultés encore.
Les déplacées venues du Nord-Ouest et du Sud-Ouest se plaignent du coût élevé de la vie3. « À Douala, nous devons tout acheter. Vous ne pouvez rien demander à personne. C’est très difficile de vivre ici. Pour survivre, vous devez être une combattante », réagit G. « Difficile de payer la scolarité des enfants. Elle coûte très cher ici », renchérit C. J. est elle alarmée par le prix élevé des aliments sur le marché. « Ceux qui les vendent ne veulent pas savoir si tu as fui la guerre ou pas. Il n’y a pas de champ ici à Douala où tu peux dire que tu vas cultiver pour te nourrir. C’est très difficile ! » se plaint-elle. Mais face à l’adversité, ces dames ne se sont pas résignées. Elles luttent avec les moyens dont elles disposent.
Après avoir vendu du poisson braisé, G. a ouvert il y a deux mois un bar où l’on consomme uniquement du vin de palme connu sous l’appellation « matango ». « Un business pas facile. » Avec ce qu’elle en tire comme revenus, cette quadragénaire parvient à subvenir à ses nombreuses charges (loyer, nourriture, etc.). Mais elle a un autre projet : elle aimerait ouvrir un petit restaurant quand elle aura épargné suffisamment d’argent dans l’établissement de microfinance qui collecte ses économies tous les jours. Elle refuse de condamner les autres femmes ou les jeunes filles qui ont choisi la prostitution pour s’en sortir. « Je ne peux pas les juger parce que chacune a sa situation. Je n’ai pas à aller dans la rue vu que je suis chargée de famille. Certaines femmes n’ont ni famille ni charges. »
La prostitution comme moyen de survie
S. est l’une de ces travailleuses du sexe. Elle évolue dans un « espace de détente » de l’arrondissement de Douala 4e. Ici, elles sont trois à avoir fui la guerre. Toutes reversent un loyer mensuel au propriétaire du snack-bar. « Je suis venue à Douala pour aider ma famille », explique S. Assise sur le petit lit de sa minuscule chambre mal aérée, la jeune femme de 23 ans indique qu’elle vit ici depuis deux ans. Elle a la mine grave. « Notre maison a été incendiée. Nous n’avions plus de logis. J’étais enceinte à cette époque. J’ai accouché d’un bébé prématuré au Bingo Hospital de Bamenda. Malheureusement, il est mort. Ma mère n’ayant pas les moyens de payer les factures de mes soins qui s’élevaient à 900 000 FCFA, elle a été retenue à l’hôpital et a été obligée de travailler pour payer sa dette. Elle devait faire du nettoyage. Au début, je travaillais avec elle, mais comme la dette n’avait été réduite que de 20 000 FCFA, j’ai décidé de travailler ailleurs pour l’aider. C’est comme ça que je suis arrivée à Douala », témoigne-t-elle.
Dans un premier temps, elle a géré un bar. Mais mécontente de son salaire, elle a abandonné et s’est fait embaucher comme employée de maison avant de tout arrêter et de vendre son corps. « Je me suis lancée dans la prostitution malgré moi. Juste pour aider ma mère à payer sa dette, l’aider à se mettre quelque chose sous la dent, explique-t-elle. C’est un boulot difficile. Nous gagnons juste de quoi payer notre loyer. Mais je n’abandonnerai ce travail que si je trouve mieux. » Bien que parfois malade – elle a été atteinte d’une infection vaginale qu’elle dit avoir soignée –, S. est d’une aide précieuse pour les siens restés dans la région du Nord-Ouest. « Après mon départ, certains de mes frères et sœurs sont tombés malades et ont été soignés à l’hôpital de Bamenda, où ma mère est retenue. Ce qui a alourdi la facture que je me bats pour payer. Mon frère a été victime d’un accident de la circulation il y a quatre mois et j’ai dû le faire soigner avec l’argent que je destinais à ma mère. Il fallait 300 000 FCFA pour l’opérer. »
Chacune de ces déplacées doit se battre pour trouver de quoi vivre. Avec son master en lettres modernes anglaises obtenu à l’université de Buea, C. enseigne dans un établissement secondaire et confectionne dans le même temps des friandises qu’elle vend « en cachette » aux élèves « afin de joindre les deux bouts ». Elle fait aussi de la vente ambulante et joue les interprètes lors des cérémonies religieuses. La jeune battante, qui a appris à fabriquer du savon et de l’eau de javel peu après son arrivée à Douala, continue de chercher un meilleur travail en déposant des dossiers de demande d’emploi « un peu partout ». J. a trouvé un poste d’enseignante dans une école primaire et augmente ses revenus en vendant des tomates et en faisant de l’élevage. « Comparé à il y a cinq ans je vis mieux, mais j’ai encore besoin d’argent pour un logement plus grand et agrandir ma ferme », confie-t-elle.
M. n’a pas perdu ses réflexes de coiffeuse professionnelle. Elle a pris l’habitude de sortir avec son peigne et de proposer ses services dans la rue. Avec ce qu’elle gagne, elle aide son mari maçon à tenir le foyer. Elle raconte son quotidien en attendant son tour devant le fonctionnaire qui, ce 21 juin, paye la 6e tranche de la subvention que le gouvernement, en partenariat avec la Banque mondiale, remet à un millier de déplacés des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest vivant dans l’arrondissement de Douala 3e (lire l’encadré au pied de l’article).
« Votre terre, c’est votre terre »
Celles et ceux qui ont reçu cette aide se sont vu conseiller de s’en servir pour payer la scolarité de leurs enfants, se soigner ou lancer une activité économique. C. a prévu d’acheter les cahiers de ses enfants en prévision de la prochaine rentrée scolaire. M. a pris l’habitude d’acheter un demi-sac de riz et du matériel de travail avec cet argent. P. a depuis le départ investi dans un « call-box » (cabine téléphonique de rue) où elle vend aussi des friandises. V. assure que cette manne a changé sa vie à Douala. Avec ce qu’elle vient de recevoir, elle va renforcer son business de restauration.
Toutes ces femmes ont commencé une nouvelle vie sur les berges du fleuve Wouri. Mais elles espèrent retrouver un jour les lieux qu’elles ont quittés. « Votre terre, c’est votre terre. Je serai heureuse d’y retourner si la paix revient. En tout cas, même morte, j’y retournerai », confie C., l’enseignante. Mais pour l’heure, ce n’est pas possible. Elle en veut pour preuve les vidéos montrant des violences qui lui ont été envoyées. « Même aujourd’hui ça chauffe là-bas », dit-elle. J. n’est pas non plus rassurée. « J’ai envie de rentrer au Nord-Ouest, même pour un court moment, mais la situation est toujours tendue là-bas. Même hier j’ai appris qu’il y avait des coups de feu nourris à Bingo. J’ai reçu sur mon téléphone des vidéos qui montrent des femmes transportant des cadavres pour les enterrer. Impossible d’y aller même pour des obsèques car les routes sont barrées », se résigne la jeune femme, qui a trouvé l’amour à Douala et est devenue maman d’une petite fille.
Une aide controversée
Un projet cofinancé par l’État et la Banque mondiale, intitulé « Filets sociaux », a débuté en novembre 2021. Il concerne les arrondissements de Douala 2e, 3e et 4e. 3 000 ménages ont été sélectionnés. Chacun d’eux a reçu en tout 180 000 FCFA. À cela s’est ajouté un bonus de 90 000 FCFA versé en deux temps. Mais tous les déplacés internes de Douala n’ont pas reçu ces fonds. K., par exemple, jure n’avoir jamais eu connaissance d’une quelconque assistance des autorités aux déplacés de Bonabome.
Ce que conteste un des animateurs du projet qui a tenu à rester anonyme : « Avant de mettre un projet en place, le gouvernement fait l’effort d’identifier les forces vives de la localité où le projet doit être déployé. Un groupe de travail communal est mis en place. Les jeunes volontaires et animateurs sociaux sont formés pour descendre dans les quartiers afin d’identifier les cibles et de les recenser. Mais pendant cette période d’identification et de sensibilisation, des gens ont raconté n’importe quoi. Ils ont dit que c’était un canular, une arnaque. Dès que le processus du projet a été lancé, ce sont ces mêmes personnes qui sont revenues pour dire que les équipes avaient mal travaillé et les avaient oubliées. » À la mairie de Douala 3e, on indique espérer que le programme d’aide continue et qu’il profite à un plus grand nombre de déplacés.

Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Afrique XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Afin de les protéger, Afrique XXI a décidé de préserver l’anonymat de toutes les femmes qui témoignent dans cet article.
2Le loyer moyen d’un studio tourne autour de 50 000 FCFA. Avec 10 000 ou 15 000 FCFA, il est possible de louer une chambre simple.
3L’inflation touche le Cameroun depuis plusieurs mois, en lien notamment avec la guerre en Ukraine. Le savon de ménage de 400 grammes est passé de 325 FCFA à 400 FCFA. La bouteille d’eau de javel moyenne vendue auparavant à 750 FCFA coûte désormais 1 000 FCFA. Concernant le coût de la scolarité, le tarif dans les écoles primaires privées dans le NoSo tourne autour de 25 000 FCFA, tandis qu’à Douala il s’élève à 40 000 FCFA, voire 60 000 FCFA.