Éthiopie. Au Tigray, les déplacements se poursuivent

Témoignages · Trois ans après la fin de la guerre, environ 1 million de déplacés n’ont pas pu rentrer chez eux. Pire, l’occupation de l’ouest de la région par les forces amharas provoque de nouveaux départs.

L'image montre trois femmes de dos, se tenant côte à côte, regardant à travers une structure en bois ouverte. Elles portent des vêtements longs et légers. Leurs têtes sont couvertes de foulards, ce qui suggère un contexte culturel ou religieux. Au loin, on aperçoit des abris temporaires, probablement des tentes ou des structures en tôles. Le ciel est partiellement nuageux, créant une atmosphère paisible. L'environnement évoque un lieu de rassemblement ou d'attente, avec un sol en terre battue. La scène semble calme, laissant entrevoir un moment de contemplation ou de partage entre ces femmes.
Ces trois femmes ont récemment fui l’oppression exercée par les occupants amharas dans l’ouest du Tigray pour rejoindre le camp établi dans la cour de l’école élémentaire Tsehaye, à Shire (septembre 2025).
© Augustine Passilly

Son visage poupin contraste avec la tête de mort qui orne son tee-shirt, les imposants tatouages gravés sur ses avant-bras et l’épaisse chaîne métallique qui décore son cou. À 22 ans, Asuh (un prénom d’emprunt, comme pour les autres témoins) s’est résolu à laisser ses parents âgés derrière lui lorsqu’il a quitté, en juillet dernier, Humera. Cette ville est située dans l’ouest du Tigray. Elle est toujours occupée par les troupes régionales et les milices venues de la région voisine de l’Amhara, alliées aux Forces de défense nationale éthiopiennes pendant la guerre civile (2020-2022), malgré la fin officielle du conflit dans cette région septentrionale d’Éthiopie, le 2 novembre 2022. Cette occupation empêche environ 1 million de personnes déplacées de rentrer chez elles, selon l’Administration intérimaire du Tigray. Elles survivent toujours péniblement dans des camps de fortune dans la région du Tigray et au Soudan frontalier. La situation continue aussi à jeter des civils sur les routes. 

Le 3 septembre, Assefa Gebrehiwot, chef du groupe de coordination des personnes déplacées à Sheraro (nord-ouest du Tigray), a déclaré que 1 500 nouveaux déplacés de l’ouest du Tigray étaient arrivés dans cette ville depuis un an. « Certains individus chassés du Tigray occidental ont été amenés ici avec l’aide de la police fédérale », a précisé Assefa Gebrehiwot au média local Wegahta Facts. Le rapport publié fin août par la Commission d’enquête sur le génocide au Tigray, mise sur pied par les autorités régionales, évoque en outre « 56 à 107 déplacés [qui] arrivent quotidiennement » à Endabaguna, à 115 kilomètres au sud-est de Sheraro, généralement poussés par des raisons sécuritaires et économiques.

Les autorités se renvoient la responsabilité

Le jeune Asuh fait partie de ceux qui ont récemment fui l’oppression exercée par les troupes amharas. Il témoigne depuis la cour de l’école élémentaire Tsehaye, transformée en camp d’accueil, à Shire, une des plus grandes villes de la région :

Si nous parlons tigrigna ou si nous écoutons de la musique tigréenne, les soldats nous menacent ou nous accusent d’être des membres de la “junte“ [en référence aux combattants des Forces de défense du Tigray actifs pendant le conflit, NDLR]. Mes parents ne savent parler que cette langue, ils sont donc en danger. Et en même temps, ils ne peuvent pas partir car ils ne sauraient pas répondre aux interrogatoires aux nombreux points de contrôle qu’il faut franchir pour rejoindre les zones sous le contrôle de l’Administration intérimaire du Tigray.

Établie au lendemain du traité de paix de Pretoria, cette instance régionale s’est pour l’heure montrée incapable d’organiser le retour des déplacés. Et ce, malgré le changement de président. Début avril, le général Tadesse Werede a remplacé Getachew Reda à la tête de l’administration intérimaire, tandis que ce dernier est devenu conseiller du Premier ministre, Abiy Ahmed, sur les affaires de l’Est africain. « Ni Getachew ni Tadesse n’ont d’intérêt sincère ou de réel pouvoir pour résoudre la question des déplacés, constate un chercheur originaire de la région. Le nouveau président dépend du Front de libération du peuple du Tigray (FLPT), qui veut reprendre la main sur l’Ouest avant de permettre le retour des riverains. De son côté, Getachew utilise le rapatriement des déplacés pour obtenir un avantage politique sur le FLPT depuis son éviction. »

La cour de récréation de l'école élémentaire Tsehaye s'est transformée en un village de fortune depuis le début de la guerre, en novembre 2020 (septembre 2025).
La cour de récréation de l’école élémentaire Tsehaye s’est transformée en un village de fortune depuis le début de la guerre, en novembre 2020 (septembre 2025).
© Augustine Passilly

Les autorités fédérales et régionales se renvoient ainsi la responsabilité du retour des déplacés, qui revient néanmoins au gouvernement d’Addis-Abeba, au regard de l’article 5 du traité de Pretoria. « Cela dépend de la volonté de l’autre partie signataire de l’accord de Pretoria », insiste un cadre du FLPT, le principal parti politique de la région qui a signé l’armistice avec le gouvernement fédéral. Il détaille :

Or un seul homme tient les ficelles, le Premier ministre. Il se sert de cette occupation pour priver le Tigray de ses ressources, tout en faisant un cadeau aux Amharas afin de mieux les manipuler dans le contexte du conflit avec les miliciens Fano qui a éclaté après la fin de la guerre au Tigray. Cela s’inscrit dans sa stratégie pour se maintenir au pouvoir indéfiniment et par conséquent continuer d’avoir accès aux richesses du pays.

Les champs fertiles du Tigray occidental sont au cœur de cette bataille politique qui empêche ses riverains d’y vivre dignement ou d’y retourner sans crainte. « Ce sont nos terres mais nous ne sommes plus autorisés à les cultiver, déplore Asuh. Avant la guerre, mes parents vivaient de l’agriculture. Mes quatre sœurs et moi, tous réfugiés dans des camps, devons désormais leur envoyer de l’argent », raconte le jeune homme, qui dépend lui-même de l’aide humanitaire. Il y a encore cinq ans, Tsedenya cultivait sur sa parcelle du sésame, du sorgho et du maïs. « Les Amharas ont pris nos terres. L’unique option consiste à travailler pour eux », s’indigne celle qui a rejoint Shire début 2025, lasse d’être traitée comme « une citoyenne de seconde zone ».

« Les Amharas veulent éliminer le peuple tigréen »

« Au lendemain de l’accord de Pretoria, je pensais que ma famille allait pouvoir rentrer », se souvient, amère, cette quadragénaire, dont les proches sont dispersés entre le Soudan et le reste de la région. Ruinée, elle s’est résolue à vendre ses meubles un à un pour des sommes dérisoires, avant de retrouver sa mère malade dans la cour de l’école Tsehaye. « Avant la guerre, je subvenais largement aux besoins de ma famille. En plus des céréales, j’avais beaucoup d’animaux. Je voulais offrir une bonne éducation à mes enfants pour qu’ils puissent avoir une vie meilleure », confie celle qui a assisté à la réouverture des écoles de Humera en langue amharique. « Les Amharas veulent éliminer le peuple tigréen », accuse Tsedenya non sans rappeler les éléments en faveur de la thèse d’un génocide perpétré pendant le conflit rapportés en juin 2024 par le cercle de réflexion états-unien du New Lines Institute.

Nez en trompette et fine tresse horizontale tombant sur le front, Hiwot fait partie des survivantes de violences sexuelles. Comme elle, plus de 120 000 Tigréennes ont été violées par les militaires de l’armée fédérale, les miliciens amharas ou encore les forces érythréennes, qui se sont battues elles aussi aux côtés des militaires éthiopiens. « Chaque fois que je vois des soldats portant l’uniforme amhara, je me sens mal. Cela me rappelle ce qu’il s’est passé », déplore cette femme de 50 ans qui souffre de séquelles physiques. Cette hôtelière a perdu à la fois son établissement, « pillé », et ses terres, « prises par les Amharas ». Réduite à la charité de l’Église, elle s’est dirigée vers Shire en juillet. « À Tsegede, dans l’ouest du Tigray, il n’y a pas de paix, affirme la rescapée. Je suis toujours ciblée par les forces amharas. Ici, à Shire, nous vivons en paix mais nous n’avons pas à manger… »

Une partie des déplacés a trouvé refuge dans le bâtiment principal de l'école élémentaire Tsehaye, à Shire (septembre 2025).
Une partie des déplacés a trouvé refuge dans le bâtiment principal de l’école élémentaire Tsehaye, à Shire (septembre 2025).
© Augustine Passilly

Depuis la cessation des hostilités, l’aide humanitaire a drastiquement diminué. L’étau se resserre davantage sur les déplacés tigréens depuis le démantèlement de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USaid) amorcé par le président états-unien, Donald Trump, en janvier. En juin, l’ONG Médecins pour les droits de l’homme, qui regrette une moindre prise en charge des survivantes de viols et des patients atteints du VIH, indiquait :

Près de la moitié des enfants éthiopiens souffrant d’un retard de croissance, les interventions en matière de nutrition et de sécurité alimentaire financées par les États-Unis étaient cruciales. Ces programmes, notamment de supplémentation alimentaire et de suivi de la croissance, sont désormais gravement perturbés.

Pour mettre fin au calvaire des déplacés, et empêcher de nouveaux départs, Meressa Dessu, chercheur à l’Institute for Security Studies basé à Addis-Abeba, propose de « revenir au statu quo d’avant la guerre, puis de donner aux habitants la possibilité de décider par eux-mêmes. Le gouvernement doit les laisser s’administrer eux-mêmes, sans les Amharas ni le FLPT, et choisir s’ils veulent former une nouvelle région. » Cette solution est rendue possible par une disposition constitutionnelle prévoyant la formation d’une nouvelle région sur le principe de l’auto-administration, précise le chercheur. L’article 10 de l’accord de Pretoria appelle précisément à se référer à la Constitution pour résoudre « les problèmes des zones contestées ». Mais, depuis que les armes se sont tues, c’est la région Amhara qui administre de fait l’ouest du Tigray.

Menacé de mort pour avoir réclamé son salaire

« Les riverains se rendent à Gondar, la ville amhara la plus proche, s’ils ont besoin de soins ou d’effectuer des démarches administratives puisque tous les équipements du Tigray occidental ont été volés pendant la guerre », décrit le prêtre Abba Gebrehaile. Il est lui-même passé par Gondar lorsqu’il a décidé, en mars, de fuir le Wolqait, une circonscription administrative (ou woreda) de l’ouest du Tigray. Emprisonné durant neuf mois pendant la guerre et torturé, ce serviteur de l’Église orthodoxe Tewahedo d’Éthiopie a été informé par des proches que les services de sécurité amharas cherchaient à l’arrêter de nouveau : « Ils avaient peur que je témoigne des atrocités qu’ils nous ont infligées », explique-t-il. Harcelé par téléphone tout le long du trajet, il souffle enfin, libéré du perpétuel état d’incertitude qui hante les Tigréens restés à l’Ouest. Son fils a récemment passé deux mois derrière les barreaux. « Là-bas, il n’y a ni tribunaux ni procédures légales. Si les forces amharas suspectent quelqu’un, elles prennent des mesures contre lui », résume Abba Gebrehaile. Avant d’ajouter : « Tant que la situation sécuritaire ne s’améliore pas, je ne peux pas rentrer. » 

À ses côtés, Asuh, le jeune homme aux avant-bras tatoués, reproche au gouvernement fédéral de « ne pas tenir ses promesses. Nous ne savons pas ce qui se joue derrière mais, chaque année, on nous dit que les déplacés vont pouvoir rentrer chez eux, or ça n’arrive jamais », s’impatiente celui qui rêve de retrouver ses parents à Humera. Il est cependant découragé par un système tyrannique, où les salaires pour les travaux journaliers effectués dans les camps ou sur les chantiers ne sont pas systématiquement payés. « Cela dépend du degré d’humanité des employeurs », souligne le jeune homme, menacé de mort après avoir réclamé sa paie à l’issue d’une journée de labeur. « Même s’il n’y a pas de guerre active, la crise continue », conclut Asuh. Dans son dos, de jeunes enfants se suspendent aux poutres du préfabriqué qui accueillait autrefois une salle de classe. L’exode des Tigréens prive 1,2 million de jeunes d’éducation.

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