JOURNAL DE BORD DE LA FLOTTILLE GLOBAL SUMUD

De Tunis à Gaza. Triste chagrin

Épisode 3 · Zukiswa Wanner, écrivaine et activiste sud-africaine, publie dans Afrique XXI son journal de bord de la flottille Global Sumud, en route pour Gaza. Fausse alerte samedi à bord de son bateau, rebaptisé par elle « Mendi Réincarné ».


Recevez la prochaine chronique directement dans votre boite e-mail en vous abonnant gratuitement à notre lettre hebdomadaire ici.

L'image montre un drapeau palestinien flottant sur un mât, avec un vaste horizon marin au fond. Le ciel est teinté de couleurs chaudes, probablement à l'aube ou au crépuscule, avec des nuages épars. Les couleurs du drapeau sont distinctes : le noir, le blanc, le vert et le rouge. La mer est calme et reflète doucement les teintes du ciel, créant une ambiance paisible et solennelle.
Sur le Mendi Réincarné, le 21 septembre 2025.
© Zukiswa Wanner

Dimanche 21 septembre.

Quand j’ai fermé les yeux pour réfléchir au sens de la vie... bon, d’accord. Quand je me suis endormie vendredi soir, nous étions près de nombreux autres bateaux de la flottille, mais je me suis réveillée samedi avec un message paniqué de l’équipe sud-africaine réagissant à un point sur la géolocalisation des embarcations :

« Z&R. ATTENTION : le tracker indique que le bateau va dans la mauvaise direction.
C’est l’information que nous avons reçue. Veuillez confirmer que tout va bien. »

R est, bien sûr, mon compatriote dans ce voyage. La première pensée qui m’est venue est : « Le Capitaine nous a-t-il rendu nos passeports ? » Quand on a lu Travelers1 du Nigérian Helon Habila et On Black Sisters’ Street2 de sa compatriote Chika Unigwe (deux romans sur la traite des êtres humains) et qu’on vient de dépasser les côtes italiennes... J’ai rapidement décidé que cela ne pouvait pas être le cas, car nous n’étions que trois femmes sur ce bateau, dont une approchant les 50 ans (moi), donc les seules personnes valant la peine d’être vendues étaient les membres de l’équipage. En fait, peut-être même que le Capitaine aurait dû PAYER pour nous céder aux trafiquants.

Les derniers seront les premiers

Zukiswa Wanner
Zukiswa Wanner
© DR

J’ai donc demandé à l’Avocat. Il s’est avéré qu’un autre bateau de la flottille avait un problème et que nous étions les plus proches. Nous étions désormais à quatre heures de navigation des autres pour lui porter assistance. Cela aurait dû nous inquiéter, nous qui étions impatients de briser le siège, mais comme les deux derniers jours nous l’ont montré, les derniers seront les premiers. Et ainsi que je l’ai dit à la camarade Eurozone (décrite à tort dans ma dernière chronique comme franco-allemande – « Je suis entièrement française. Je vis simplement à Berlin. Il faut corriger cela. » – dûment corrigé), « j’apprécie ce genre de camaraderie. Les autres bateaux n’ont qu’à continuer, mais au moins nous savons que ces camarades sont en sécurité. »

Finalement, il est apparu que nous avions autant besoin du bateau en panne qu’il avait besoin de nous. Le Philosophe et notre sœur qui préparait le thé vert avaient été repris d’un mal de mer sévère. C’était déchirant de les voir essayer de tenir le coup. Les garde-côtes italiens sont arrivés, le Capitaine leur a rendu leurs passeports (il a donc nos passeports !) et nous avons tristement fait nos adieux à deux membres de la famille du Mendi Réincarné. En parlant du Mendi, mon compagnon et mon fils, pour faire semblant que je ne leur manquais pas, m’ont informée qu’ils avaient passé la soirée précédente au Joburg Theatre devant une représentation de Dancing the Death Drill3 et qu’ils détenaient des photos prises avec l’auteur et des vidéos pour le prouver. J’ai laissé échapper cette information à une jeune protégée, une étudiante passionnée d’écriture. Je lui avais recommandé ce roman [Dancing the Death Drill, Umuzi, 2017, NDLR] comme une suggestion littéraire. Imaginez ma surprise quand... non ! Elle n’avait pas lu le livre, mais ce qu’elle m’a dit était encore mieux :

Mon arrière-arrière-grand-père était à bord du premier Mendi. Il est revenu sain et sauf. J’espère que ce qui l’a protégé vous protégera également.

J’aurais pu tomber à la renverse si nous n’avions pas été en pleine mer. « Comment s’appelait votre arrière-arrière-grand-père ? » Elle m’a donné son nom. J’ai immédiatement transmis cette information à Fred [Khumalo], tout aussi enthousiaste que moi, qui a décidé de faire le rapprochement avec les noms des personnes qui avaient embarqué et de celles qui avaient péri, la liste complète étant en possession du musée naval de Simon’s Town – un lieu tout indiqué pour présenter l’histoire navale, étant donné qu’il porte le nom du premier gouverneur hollandais du Cap (en 1691), Simon van der Stel, qui était non seulement métis, comme l’un des personnages clés du roman de Khumalo, mais aussi né en mer.

Pommes de terre et Mami Wata

Mais revenons à la mer où je me trouve aujourd’hui, qui pourrait même être celle où Simon est né, et qui semblait savoir, tout comme moi, que nous avions eu une journée difficile. Peu après avoir quitté nos camarades, nous avons aperçu des dauphins. C’était un spectacle des plus réjouissants, l’enfant en moi a souri et j’ai pensé à uShaka Marine World [un parc de loisirs d’Afrique du Sud dans le KwaZulu-Natal, NDLR] à eThekwini. Comme cela arrive souvent dans les meilleurs moments, je n’avais pas mon téléphone pour capturer cet instant. Et parfois, les meilleures choses, comme les meilleures personnes dans la vie, doivent le rester. Non capturées.

Comme la mer m’avait donné, j’ai décidé que moi aussi j’allais donner, en cuisinant un repas réconfortant pour le dîner. Les pommes de terre font souvent partie de ce que j’entends par repas réconfortant. J’ai dû être Kikuyu4 dans une autre vie. Ou peut-être Mami Wata5. Ou peut-être une Kikuyu Mami Wata. C’est la seule façon dont je peux expliquer à la fois ma passion pour les pommes de terre et le fait que je n’ai pas souffert en mer comme mes compagnons de voyage. Au bout d’une heure environ (non, ce n’était pas une recette difficile ; le roulis nous oblige à rester debout dans la cuisine et à tenir fermement en place la casserole pour qu’elle ne tombe pas), le Capitaine s’est approché et m’a demandé : « Comment ça se présente pour le repas ? » J’ai répondu de manière elliptique : « Ça se prépare. ». Je savais qu’il n’y en avait plus que pour une vingtaine de minutes. Mais comme je suis une artiste, j’ai décidé d’ajouter une touche spéciale, alors j’ai appelé le Chercheur pour lui demander de « tenir la casserole pendant une minute », le temps que j’aille chercher mon sac. Je me suis souvenue qu’il contenait une épice qui transformerait un repas acceptable en génial. Quarante-six secondes plus tard, ou peut-être cinquante-trois, j’étais de retour dans la cuisine d’un mètre sur un mètre cinquante et, cher lecteur, la casserole et tout ce qu’elle contenait étaient par terre. Le Chercheur n’était plus là et il y avait au moins trois hommes qui regardaient la scène sans bouger. C’est Eurozone qui les a mis en mouvement en demandant (?!?) à l’un d’entre eux d’aller chercher une serpillière pour nettoyer.

Non, nous ne sommes pas allés nous coucher le ventre vide.
Non, je ne me suis pas remise aux fourneaux.
J’ai ramassé tout ce qui paraissait intact sur le sol avant de passer la serpillière ; j’ai relevé le tout avec les épices que j’étais allé chercher, et le dîner était servi.

Un inexplicable agacement

Si vous ne percevez pas mon agacement total et absolu face à cette situation, mes compagnons de voyage ne l’ont pas ressenti davantage. J’ai joué les femmes au foyer modèle à la façon des Stepford-Wifes [The Stepford Wives, roman d’horreur satirique féministe publié en 1972 par Ira Levin, NDLR] et j’ai dit : « Servez-vous. Tous. » La colère, ou sa forme plus modérée qui est l’agacement, n’est pas une émotion rationnelle. Je savais que le Chercheur n’avait pas renversé la nourriture à dessein, car c’était un repas qu’il allait lui aussi consommer. Cela m’est apparu encore plus clairement lorsqu’il est venu demander pardon avec profusion. Mais consciente de ce que j’étais trop émue pour avoir un comportement sensé, je me suis excusée et je suis partie faire un somme pendant que tout le monde mangeait, car j’étais de quart de nuit. Mon heure de veille est arrivée et, alors que je sortais, fatiguée, le second, alors en charge, m’a demandé où j’allais. « Je suis de quart de nuit. » Il a secoué la tête. « Non, ma sœur. Retourne te coucher. Tu as cuisiné. Tu es fatiguée. Si j’ai besoin de toi, je viendrai te chercher. »

Le sommeil de la famille.
Le sommeil de la famille.
© Zukiswa Wanner

J’ai apprécié, car j’étais fatiguée. Et c’est ce qui caractérise le Mendi Réincarné. Nous connaissons nos noms respectifs, mais souvent, ici, tout le monde s’appelle « frère » ou « sœur », une habitude empruntée au Capitaine, qui nous donne vraiment l’impression d’être une famille, car nous savons que nous croyons en la même chose malgré nos nationalités, nos personnalités, nos éducations et nos religions différentes. Nous savons que nous ne resterons pas muets s’il arrive une blessure à l’un d’entre nous.

En parlant de blessure, quand je me suis réveillée un peu plus tard suffisamment en forme pour aller prendre mon quart, une conversation avec Eurozone m’a fait me sentir mesquine et puérile pour mon agacement à cause de la casserole renversée. Il s’avère que le Chercheur s’était brûlé quand la casserole était tombée. Quand je l’ai enfin vu ce matin, après avoir contemplé le lever du jour et m’être remémorée que je devais être une meilleure personne aujourd’hui qu’hier, ma première question a été pour lui demander comment allait son pied. J’ai été soulagée d’apprendre qu’il avait appliqué de la pommade et qu’il n’allait pas trop mal.

Et alors que le soleil se couche pendant que j’écris ces mots, je réfléchis à combien la colère peut être destructrice et à quel point la bonté est une qualité humaine fondamentale. Je pense aux habitants de Gaza, du Soudan, du Cachemire, de la République démocratique du Congo, d’Haïti. Je pense à mes proches et à mes derniers mots pour eux, et je me dis que nous ne savons jamais quand nous allons partir ou quand quelqu’un va nous être enlevé. La gentillesse et l’empathie sont les pierres angulaires de l’humanité et elles devraient être ce à quoi nous aspirons. C’est certainement ce que font des millions de personnes à travers le monde lorsqu’elles utilisent leur temps et leurs plateformes pour dénoncer l’injustice partout où elles la voient, même si cela leur coûte cher sur le plan personnel. Puissions-nous vivre dans un monde plus bienveillant, gouverné par des dirigeants qui soient aussi horrifiés que nous par les morts inutiles. Et puissions-nous, nous aussi, ne jamais cesser d’aspirer à être plus bienveillants envers tous ceux que nous rencontrons.
Cela peut changer une vie.

Vous aimez notre travail ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables) :

FAIRE UN DON

1Travelers : A Novel, Norton, 2019.

2En français Fata Morgana, Globe, 2022.

3Le pièce Dancing the Death Drill est tiré du livre de Fred Khumalo (Umuzi, 2017). Celui-ci est inspiré de la tragédie du Mendi SS, navire sud-africain qui coula dans la nuit du 20 au 21 février 1917 dans la Manche, accidentellement heurté par un bâtiment états-unien. 618 soldats noirs périrent dans le naufrage, à côté de 9 officiers et sous-officiers blancs. La légende dit qu’ils dansèrent la danse de la mort avant de sombrer.

4Communauté la plus nombreuse du Kenya.

5Divinité féminine aquatique dans les régions côtières d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale.