
Mercredi 1er octobre.
Nous avons deux nouveaux membres à bord à cause de problèmes apparus sur d’autres bateaux qui n’ont pas pu continuer à naviguer avec la flottille. Enfin ! nous avons un vrai médecin à bord et nous faisons de notre mieux pour la mettre à l’aise car le Capitaine a des problèmes de dos et Eurozone a des problèmes de dents, et voilà quelqu’un qui va pouvoir les aider.
L’Homonyme du Prophète et mon compatriote R font la vaisselle quand c’est le tour de la nouvelle arrivée et le Capitaine fait le pain. Entre le Chercheur et le Capitaine, les tâches de la docteure au petit déjeuner sont en grande partie prises en charge. Les enfants, allez à l’école, cela vous servira plus tard dans la vie, peut-être même sur un bateau parti ouvrir un couloir humanitaire. L’autre membre est Awda, que j’ai baptisée ainsi parce qu’elle porte le nom d’un hôpital de Gaza. Je ne sais pas si cela témoigne de la décontraction de nous tous sur le Mendi Réincarné ou de l’affabilité des deux nouvelles, mais elles s’intègrent immédiatement. Et la plupart d’entre nous se retrouvent à l’avant du bateau le mercredi 1er octobre.
Bien que la frontière entre l’équipage et les participants se soit depuis longtemps brouillée, le technicien informatique du Mendi Réincarné – que j’appelle secrètement Siddhartha parce qu’il est habité par une quête spirituelle permanente1 – nous enregistre en train de chanter une chanson qu’il a entendue quelque part et qui se termine par les mots « sailing for humanity » (naviguant pour l’humanité). La famille est très soudée et nous sommes en harmonie sur beaucoup de choses, mais les chanteurs de la famille Trapp, ça non, nous ne le serons jamais2. Nous rions beaucoup en lui demandant s’il faut monter ou descendre sur humanité et, s’il faut monter, alors jusqu’où ? Siddhartha finit par renoncer et se contente d’enregistrer ce qu’il a. Le coucher de soleil est d’autant plus majestueux que nous savons que c’est notre dernière nuit avant d’arriver à Gaza.

Quelques éclaboussures sur le pont
Comme tu le sais, cher lecteur, nous n’avons pas réussi à atteindre Gaza. Vers 7 heures du soir, la marine d’apartheid israélienne a éclaboussé le pont de notre bateau et s’en est approchée très près. Là, conformément à la consigne, nous avons tendu nos téléphones à notre Coordinateur, qui les a jetés, un peu moins délicatement que nous les lui avions donnés, dans la Méditerranée. On a grouillé. Mais c’était juste pour nous provoquer. Ils nous ont laissés tranquilles et ont continué à intercepter les autres. C’est à ce moment-là que nous avons découvert que Siddhartha n’avait pas envoyé sur le Cloud ni publié sur Instagram notre vidéo – mal chantée mais assurément digne d’un prix –« Sailing for Humanity ». Comment ce type pouvait-il être notre informaticien ? Moi, j’ai envoyé des photos à l’éditrice pour qu’elle les sauvegarde avant de jeter mon téléphone ! Eish (interjection zouloue).
Comme il fallait garder les lumières éteintes pour ne pas attirer l’attention mais rester en alerte, aucun de nous n’a osé descendre se coucher. Alors nous n’avons dormi que d’un œil et dîné de dattes, de fruits secs et d’eau.
La pompe de cale du Mendi Réincarné a commencé à avoir un problème à ce moment précis, alors qu’aucun des autres bateaux ne pouvait plus nous venir en aide. S’en apercevant, R mon compatriote, l’Homonyme du Prophète et le Coordinateur se sont mis à écoper avec un seau dès que les forces d’apartheid ont été hors de vue. Un travail admirable, tandis que nous continuions à avancer. Nous avions déjà franchi la ligne des 50 milles nautiques et allions toujours plus loin.
« À quelle distance sommes-nous, Capitaine ?
– 30 milles nautiques. »
Acclamations. Nous étions sur la bonne voie.
Awda est entrée après le fajr et a déclaré posément : « Ils sont ici. »
On a vérifié qu’on était tous là.
« À quelle distance, frère ? ai-je demandé – incorrigible que je suis – au second, qui tenait la barre.
– 28 milles nautiques. »
Un soupir collectif s’est élevé.
Il voulait continuer d’avancer mais nous lui avons tous dit, à ce moment-là, qu’on risquait de se faire tirer dessus.
Il a coupé le moteur et nous avons appliqué le protocole d’interception : allumer les lumières, enfiler le gilet de sauvetage, s’asseoir les mains ouvertes pour montrer qu’on n’a pas d’armes et garder son passeport devant soi.
« Qui est le capitaine ici ? »
Silence total.
« Gardez les yeux fermés et les mains levées. »
« Une défaite personnelle pour chacun de nous »
Nous avons fermé les yeux. Nous avons refusé de lever les mains en signe de reddition, mais les avons gardées ouvertes au niveau de la poitrine, comme en prière, pour montrer que nous ne voulions aucun mal. Un des soldats de l’armée d’occupation israélienne a pris la barre. Trois autres, fusil à la main, nous ont ordonné d’aller un par un à l’avant du bateau – là même où nous avions ri et partagé la chaleur de l’amitié la nuit précédente. Nous étions déçus de ne pas avoir atteint Gaza, mais la camaraderie demeurait.
S’il y avait bien une chose à laquelle toute l’équipe croyait corps et âme, c’était que nous atteindrions les rives de Khan Younès. Galvanisés par notre conviction et les magnifiques vidéos d’espoir reçues de Gaza, nous vivions cette capture comme un immense échec – pour Gaza et pour son peuple. C’était une défaite personnelle pour chacun de nous à bord. La docteure avait deux grandes tablettes de chocolat (noix de coco et noix de pécan) qu’elle comptait offrir aux premiers enfants de Gaza qu’elle verrait, et j’avais interdit qu’on touche aux dattes magnifiquement emballées que j’avais achetées à Tunis, car je voulais les donner à la première femme gazaouie que je rencontrerais. J’avais aussi quelques romans pour le jeune homme dont on disait qu’il déplaçait sa bibliothèque à chaque bombardement. Peut-être que je ne le verrais pas, mais je savais que quelqu’un pourrait le retrouver si j’en parlais sur les réseaux sociaux – et ç’aurait été si beau que l’un de ces romans soit un roman sud-africain se déroulant à Gaza et lu à bord de la flottille ! Nous étions tous très différents, mais nous avions tous en partage l’amour de l’humanité et la haine de l’oppression.
« Il aura coulé dans trois heures »
Nous n’avons pas dit aux IOF (Forces d’occupation israéliennes), lorsqu’elles ont pris le contrôle du bateau, que la pompe de cale ne fonctionnait plus et que le moteur était inondé. « C’est leur problème maintenant », avons-nous dit, haussant les épaules. Deux heures plus tard, on a ricané quand le moteur a rendu l’âme.
« Il aura entièrement coulé d’ici trois à cinq heures », a estimé notre ancien Capitaine. Les IOF se sont rendu compte de l’avarie. Sept soldats étaient sur notre embarcation – deux au-dessus, deux à nos côtés et trois à l’intérieur. Ils allaient devoir nous sauver pour se sauver eux-mêmes, et nous savons bien dans quelle armée se trouvent les plus grands lâches.
Ils ont commencé à tirer des fusées de détresse vers 10 heures du matin. Mais comme il faisait grand jour, il a fallu du temps avant que quelqu’un les voie. Débarrassés de nos tâches habituelles – la cuisine, le ménage –, nous les tenions occupés. D’abord, une demande de la docteure pour faire une piqûre à l’ancien Capitaine. Ensuite, des allers-retours incessants aux toilettes, d’où nous revenions avec notre propre eau et des noix – sans toucher au chocolat ni aux dattes. Le Mendi coulait. Les IOF sont finalement venues nous « secourir », nous et leurs collègues, peu après le déjeuner.
« Qui est votre capitaine ? »
Toujours pas de réponse.
« Nous voulions vous porter secours mais puisque vous refusez de dire qui est votre capitaine, vous devrez prendre les canots. »
Il y en avait deux, pouvant accueillir quinze personnes chacun.
Nous sommes montés dans le canot, et j’ai vu que notre ancien capitaine avait un GPS Garmin branché sur une batterie externe. Il prétextait qu’il devait recharger sa cigarette électronique. « S’ils nous laissent, j’ai tout prévu pour nous sortir de là. »
Nous espérions tellement qu’ils nous laissent.
Ils ne l’ont pas fait.
« Tueurs de bébés »
Ils nous ont transférés des canots sur un plus grand bateau, puis sur un navire de guerre, où nous avons été fouillés. Dès que j’aurai fini d’écrire ces lignes, j’enverrai un message à notre ancien capitaine, car je n’ai toujours pas compris où le Garmin a disparu. Nous avons ensuite été emmenés sur un plus petit bateau, qui nous a conduits au port d’Ashdod. Nous sommes restés longtemps assis sous le soleil à Ashdod. D’abord à un endroit, puis à un autre. Nous avons supposé qu’ils étaient en train d’installer des écrans pour nous faire regarder leur propagande sioniste. Mais pas encore. Puis on nous a déplacés à un autre endroit du port.
« Asseyez-vous tête baissée, les jambes devant vous, vos bagages à droite. »
Ce genre de consignes ne marche pas avec des élèves de l’école maternelle, encore moins avec des adultes attachés à leurs habitudes. Ce n’est pas pour rien que beaucoup d’entre nous ne font pas de yoga.
Alors que le soleil se couchait, nous l’avons vu arriver.
Ben Gvir, entouré de journalistes et de gardes du corps. Encore moins impressionnant en vrai que sur nos écrans. Dès que nous l’avons vu, nous avons crié d’une seule voix, avant même qu’il ne commence à parler :
« Free, free Palestine ! » (« Libérez la Palestine ! ») et nous l’avons répété sans relâche.
À un moment, je crois que nous avons fait une pause, car je l’ai entendu prononcer les mots « tueurs de bébés » et « terroristes », et je les ai entendus puisque j’ai répondu en criant à l’unisson avec mes camarades : « C’est vous les terroristes ! C’est vous les tueurs de bébés ! » avant de reprendre : « Free, free Palestine ! » Je n’étais plus avec quinze compagnons de bateau farouchement engagés, mais avec près de cinq cents qui partageaient la même flamme – unis dans notre dégoût face à la haine de cet homme dépourvu d’humanité. Nous avons continué à crier nos slogans jusqu’à ce qu’il parte.
Je savais que la punition viendrait – et elle vint. On nous attacha les mains dans le dos avec des colliers de serrage, y compris celles du pauvre journaliste assis devant moi. À ma gauche, lorsque les sionistes ne faisaient plus attention à nous, le Capitaine m’a appelée et m’a montré qu’il avait les mains libres. Le caméraman et moi nous sommes débattus puis avons abandonné et nous sommes simplement assoupis.
À ce moment-là, je me suis dit que le caméraman et moi étions une métaphore du monde : de tous ces gens qui voient l’injustice mais ne disent rien, parce qu’il en coûte trop d’inconfort pour essayer d’atteindre la liberté. Ou peut-être, tout simplement, que nos attaches étaient plus serrées que celles du Capitaine et plus difficiles à retirer.
Les personnes à bord du Mendi Réincarné sont :
Zukiswa Wanner
Leslie Navarino
Bianca Pullman
Shifa Abdi
Abdeladim Bendraoui
Youssef Ghallal
Reaaz Moola
Mohammed Mrad
Anis Abassi
Achraf Khoja
Muhammet Emin Yildirim
Turgan Turan
Mohamed Ali
Evren Akan
Lotfi Hajji
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1Siddhārtha Gautama, plus couramment désigné comme le Bouddha, fonda la communauté de moines errants qui donna naissance au bouddhisme au VIe ou au Ve siècle avant J.-C..
2Le film musical La Mélodie du bonheur (1965), avec Julie Andrews, est inspiré du livre autobiographique de l’Autrichienne Maria Augusta Trapp et raconte la vie d’une famille de chanteurs du même nom au moment de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie.
3Siddhārtha Gautama, plus couramment désigné comme le Bouddha, fonda la communauté de moines errants qui donna naissance au bouddhisme au VIe ou au Ve siècle avant J.-C..
4Le film musical La Mélodie du bonheur (1965), avec Julie Andrews, est inspiré du livre autobiographique de l’Autrichienne Maria Augusta Trapp et raconte la vie d’une famille de chanteurs du même nom au moment de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie.