
« Il y a des soldats partout, même si on ne les voit pas », affirme Shewit Bitew. Perché sur une colline au sol desséché par le soleil brûlant de l’Afar, une région située dans le nord-est de l’Éthiopie, le trentenaire désigne les bâches bleues visibles en contrebas. Sous chacune d’elles, une poignée d’hommes, parfois quelques femmes. Certains portent un pantalon, un tee-shirt ou une veste de treillis. D’autres sont entièrement vêtus en civil. La chaleur extrême ne permet pas de s’entraîner, ni de pratiquer une quelconque activité physique. Alors, les combattants patientent à l’ombre, avec en tête les matchs de football qui les attendent matin et soir. « Nous organisons un tournoi entre les différents régiments », précise très sérieusement Shewit Bitew.
Cet ancien cadre d’un mouvement d’opposition, le Tigray Independence Party, par ailleurs fils d’un ancien dirigeant du parti majoritaire de la région voisine du Tigray, le Front de libération du peuple du Tigray (FLPT), a participé en mars à la création d’un nouveau groupe armé. La milice a rapidement été surnommée les « Forces de paix du Tigray » (FPT). La plupart de ses membres sont d’ex-soldats des Forces de défense du Tigray (FDT), la branche militaire du FLPT née au début de la guerre opposant les dirigeants tigréens au gouvernement fédéral, entre novembre 2020 et novembre 2022.
Deux ans et demi après sa signature, l’accord de paix de Pretoria qui a fait taire les armes tarde à être mis en œuvre : plus de 1 million de déplacés et des dizaines de milliers de réfugiés n’ont toujours pas pu rentrer chez eux. De vastes territoires demeurent en effet occupés. Les forces amharas n’ont pas quitté l’ouest de la région, tandis que l’armée érythréenne a élu domicile dans le Nord-Est. Bien que le traité attribue l’organisation du retour des populations déplacées aux autorités fédérales (Addis-Abeba), ce délai a accentué des tensions déjà existantes avant la fin du conflit au sein des élites tigréennes, notamment entre le FLPT et sa branche armée, les FDT.
« Nous avions l’habitude d’être systématiquement harcelés »
« Pendant la guerre, nous étions censés reprendre les territoires occupés dans l’Ouest et dans le Nord, décrit Henok Tesfay, un ex-membre des FDT. Mais nos chefs nous arrêtaient si nous posions la moindre question. Leur seul intérêt consistait à reconquérir le pouvoir en avançant vers Addis-Abeba. » Avant d’être évincé, en 2018, à la suite d’un mouvement populaire ayant porté au pouvoir l’actuel Premier ministre, Abiy Ahmed, le FLPT a dirigé l’Éthiopie d’une main de fer pendant vingt-sept ans. « Après l’accord de Pretoria, les colonels et les généraux nous ont dit que nous deviendrions les soldats du FLPT. Or nous nous étions battus pour défendre la population du Tigray et non pour le FLPT », rappelle Henok Tesfay.

Blessé aux bras par trois projectiles, le jeune homme estime que la nomination de Getachew Reda, en mars 2023 par Abiy Ahmed, à la présidence de l’Administration intérimaire du Tigray, mise sur pied dans la foulée de l’armistice, a amené un changement des pratiques. « Nous avions l’habitude d’être systématiquement harcelés, frappés et même tués lorsque nous manifestions pacifiquement. C’est pour cela que de nombreux jeunes quittent le Tigray pour rejoindre la Libye ou les pays du Golfe, raconte Henok Tesfay. Mais quand Getachew est arrivé, il nous a montré quelque chose de différent. Il n’a procédé à aucune arrestation arbitraire et nous a permis de nous exprimer librement. »
Mais mi-mars, le numéro un du FLPT, Debretsion Gebremichael, a orchestré le remplacement des proches de Getachew Reda dans les mairies de plusieurs villes, y compris Mekele, la capitale du Tigray. Getachew Reda s’est enfui vers Addis-Abeba. Dans le même temps, ses soutiens ont été sévèrement réprimés. « Des membres du FLPT nous ont emmenés à l’écart de la ville, ils nous ont battus et ont menacé de nous tuer », se souvient Kahsay Kidane. Ce professeur de mathématiques âgé de 42 ans a lui aussi pris le maquis à la suite de ce violent épisode.
Une offensive prévue d’ici à septembre

À la suite de ces évènements, plusieurs centaines d’individus ont rejoint la nouvelle rébellion FPT, même si leurs chefs refusent de donner un chiffre précis. La majorité s’est établie en Afar, formant deux « fronts », selon Shewit Bitew, à la tête d’une base située à côté de la ville de Lakora, à 110 kilomètres à l’est de Mekele. Un troisième groupe de soldats a pris ses quartiers non loin de Shire, à la frontière avec les territoires occupés de l’Ouest. Depuis ces zones reculées, les rebelles préparent ce qu’ils décrivent comme une révolution tranquille. « Nous prendrons le contrôle du Tigray d’ici à la fin de l’année », déclare Shewit Bitew. Ce qui signifie, selon le calendrier éthiopien1, que les FPT envahiront le Tigray – ou le libéreront, selon le point de vue – le 10 septembre au plus tard. Dès le 29 juin, soit deux semaines après notre rencontre, les FPT positionnées en Afar ont commencé à entrer au Tigray, laissant présager une offensive imminente.
Depuis la fin du conflit, des accusations de trafic et de corruption se sont ajoutées aux ressentiments historiques et aux désaccords sur la stratégie militaire. « Les membres du FLPT ont gagné de l’argent en vendant les objets volés en marge des affrontements. Nous ne pouvions rien dire car nous étions en pleine guerre. Après la signature du traité, ils s’en sont pris aux mines d’or et de cuivre », déplore Shewit Bitew. L’affaiblissement des structures gouvernementales locales pendant le conflit permet dorénavant aux orpailleurs d’opérer à visage découvert, en collaboration avec les responsables politiques du FLPT et des chefs militaires des FDT.
Pour écarter le puissant parti, Shewit Bitew, politicien chevronné, assure bénéficier du soutien tacite de ses anciens camarades des FDT. Sur les 270 000 membres recensés au moment de l’armistice, moins de 20 000 seraient toujours actifs. « Les FDT sont une force de résistance que nous avons rejointe car nous n’avions pas d’autres options. Ce n’est pas une armée qui a été entraînée comme les Forces de défense nationale éthiopiennes », souligne un universitaire qui a lui-même pris les armes pendant la guerre et qui témoigne anonymement par mesure de sécurité. « Les FDT n’ont pas d’objectifs politiques déterminés », poursuit-il. Nombre d’agriculteurs, de commerçants, de professeurs et d’étudiants qui composaient cette force ont quitté les rangs à la fin de la guerre. La plupart d’entre eux attendent encore les 90 000 birrs (environ 600 euros) d’indemnités promises dans le cadre du processus de désarmement, démobilisation et réhabilitation, qui a lui aussi pris du retard. Moins d’un cinquième (48 308) des effectifs en avait bénéficié fin juin.
« La solution n’est pas la guerre »
« Ceux qui restent au sein des FDT ne sont pas satisfaits des décisions militaires, rapporte le chercheur. Beaucoup ne peuvent pas rentrer chez eux car leur maison a été détruite ou se trouve dans les territoires occupés. Leurs proches ont parfois été tués. Ils ont perdu tout espoir. Certains ont sombré dans la drogue ou dans l’alcool. » Il juge toutefois probable qu’une partie de ces anciens combattants soutiennent effectivement les FPT, alors que de nouvelles recrues arrivent chaque jour dans les montagnes de l’Afar.
Le discours de la dizaine de soldats rencontrés par Afrique XXI en présence de leur commandant, Shewit Bitew, est profondément engagé. Assise sous une des bâches dans une simple robe colorée, Genet Weldeslassie, 29 ans, décrit avec aplomb ses motivations. « J’ai vu des mères dans le besoin après avoir perdu leurs enfants au combat. Si leurs enfants étaient toujours vivants, ils auraient pu les aider. Le FLPT n’a même pas présenté ses condoléances à ces mères, regrette cette ancienne policière, qui a laissé ses deux bambins de 4 et 2 ans à Mekele. La priorité consiste à changer le régime. Ensuite, nous voulons montrer qu’il est possible de ne pas diriger par la force. La solution n’est pas la guerre mais la paix et les idées », poursuit la mère de famille.

Malgré la détermination de ces hommes et femmes arméFPT reçoit 6 400 birrs par mois, une rémunération plus importante que celle de beaucoup de fonctionnaires. D’autant que le chômage a bondi depuis la fin de la guerre. Huit jeunes sur dix sont ainsi sans emploi, d’après l’Association des jeunes du Tigray. Shewit Bitew assure que ces salaires sont en grande partie payés par la diaspora, et que la contribution du gouvernement fédéral est négligeable, se limitant quasi exclusivement à la livraison de rations militaires. « Les FPT sont à la fois entraînés, payés, et reçoivent le soutien logistique du gouvernement fédéral, contredit l’universitaire. Addis-Abeba les utilisera dans le cas d’une nouvelle guerre avec l’Érythrée. »
es, leur départ pour les collines désertiques de l’Afar n’a rien d’un engagement bénévole. Chaque membre des« Leurs rêves sont alignés avec ceux du peuple »
Le chercheur insiste sur l’impératif, pour le premier ministre Abiy Ahmed, d’entretenir les divisions régionales face au rapprochement avec l’Érythrée de la faction du FLPT dirigée par Debretsion Gebremichael (un retournement alors que Asmara était l’allié d’Addis Abeba pendant la guerre). Le 21 juin, les contacts amorcés depuis des mois entre responsables politiques tigréens et érythréens ont abouti à la réouverture de la frontière – une première depuis le déclenchement du conflit, en 2020. Selon plusieurs observateurs, Abiy Ahmed préparerait, de son côté, une offensive visant à reconquérir le port d’Assab, perdu au moment de l’indépendance de l’Érythrée, en 1993. L’homme fort de l’Éthiopie rêve de désenclaver son pays mais surtout d’y établir une base navale.
À Mekele, personne n’est dupe de l’instrumentalisation des FPT par le gouvernement fédéral. À l’écart d’une manifestation organisée du 18 au 20 juin sur la place Romanat, dans le centre-ville de la capitale régionale, pour exiger le retour des déplacés, Temesgen Mebrie, un ex-militaire des FDT qui survit dans le camp de déplacés de Seba Kare, à une dizaine de minutes de route de Mekele, agite le drapeau rouge et jaune du Tigray : « J’ai un ami qui a fait partie des FPT en Afar. Il était motivé par le salaire mais il a fini par revenir lorsqu’il a compris que le véritable objectif vise à démanteler le Tigray », raconte-t-il.
La nouvelle force armée bénéficie enfin du soutien politique du parti dit « Semeret » ( « Solidarité », en tigrigna), tout juste formé par les soutiens de Getachew Reda à Addis-Abeba. « Nous soutenons leurs objectifs même s’ils n’ont rien à voir avec Semeret, indique Redae Halefom, le porte-parole du parti. Leurs rêves sont alignés avec ceux du peuple du Tigray dans la mesure où ils veulent éviter tout bain de sang supplémentaire. »
En Afar, les responsables des FPT nuancent ces propos. « Dans les prochaines semaines, le FLPT pourrait quitter le pouvoir de son plein gré. Autrement, nous les ferons partir avec l’aide du gouvernement fédéral, prévient Yohanes Wolday, 29 ans. Bien sûr que cela me fait peur car les habitants du Tigray n’ont pas fini de panser leurs plaies. Nous ne souhaitons pas les replonger dans la guerre mais nous n’avons pas le choix… » Son supérieur, Shewit Bitew, complète : « Nous pouvons sacrifier une centaine d’individus pour en sauver des millions. » Ce dernier, jeune père de famille, confie rêver à un avenir sans combats pour sa fille de 8 mois.
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1Le calendrier éthiopien diffère du calendrier grégorien en raison de désaccords sur l’année de naissance de Jésus-Christ, mais aussi à cause du treizième mois. Les Éthiopiens célèbreront l’année 2018 le 11 septembre prochain.